Chroniques des lettres

Feintise et cécité
par Belinda Cannone


UN ROMAN ÉLECTORAL
(ÉVIDEMMENT)

Et si on n’y allait pas ? Si, hésitants, à moitié mécontents des choix qui nous étaient laissés, nous usions de l’arme électorale atomique : le bulletin blanc ? C’est ce qu’imagine José Saramago dans La Lucidité (1). Le roman commence dans un bureau de vote de quartier où les électeurs tardent à venir – la pluie peut-être – puis on passe au dépouillement des bulletins, ici et dans les autres bureaux, où l’on découvre avec stupeur que les quatre cinquièmes des électeurs ont rendu un bulletin blanc. Le deuxième tour, organisé pour réparer, ne fait que confirmer ce premier choix – ou non choix plutôt. Le roman racontera les réunions du gouvernement qui, scandalisé, paranoïaque et pervers, pose des bombes dans le métro pour faire croire à l’existence d’un groupe terroriste, puis quitte la ville avec armée et policiers et la met en état de siège. Quelqu’un envoie une lettre de dénonciation: la femme qui n’avait pas perdu la vue lors de l’épidémie d’aveuglement quelques années plus tôt (sujet de l’un des précédents romans de Saramago 2), doit avoir un rapport avec cette nouvelle forme de cécité. Le ministre de l’intérieur envoie trois policiers faire une enquête secrète, avec pour mission implicite de trouver de quoi condamner la femme. Ici on touche un des points forts du roman : le gouvernement ne commente jamais les votes blancs autrement que par un discours attendu (restaurer la démocratie, redevenir des citoyens responsables), mais il agit avec la plus grande perversité, comme s’il se savait de quelque manière coupable d’avoir provoqué ce vote et nageait donc en pleine mauvaise foi.

Il y a toujours trois types de personnage dans les romans de Saramago : le plus habituel, le personnage qui, doté d’un nom et d’un caractère, agit sur le devant de la scène ; le narrateur, qui est une vraie voix, susceptible d’intervenir de temps en temps en son nom propre; et la collectivité, ici, les habitants de la capitale.

Trois entités très singulières: le narrateur, singulier au moins parce qu’il donne une consistance à la voix de l’auteur. Cela a l’air banal, dit comme ça, mais ça ne l’est pas vraiment. Je ne connais pas tant d’auteurs dont la voix se fait entendre dans chaque roman, parfaitement reconnaissable (son humour, sa légèreté grave, son air de conteur – difficile de parler d’une voix) et aimable comme une vieille connaissance sympathique. Les personnages, eux, ont ceci de particulier que leur mode d’intervention est presque tout entier contenu dans des dialogues. Et ceux-ci sont écrits d’une manière, toujours la même, à laquelle on reconnaît Saramago: pris dans le cours du récit, ils s’enchaînent par des virgules et des majuscules (qui ne servent dans le texte qu’à cela, à désigner une prise de parole, et qui ne sont donc pas employées aux endroit habituels), créant un effet… de mélopée peut-être. L’image (bizarre j’en conviens) pour le décrire serait peut-être aussi celle du cinéma : quand on s’assied très près du grand écran, l’image a un effet plus enveloppant, plus envoûtant.

Enfin la représentation de la collectivité prend dans ce roman une dimension singulière – mais c’est après tout un roman au sujet politique. Le collectif est en effet ici un personnage, agissant comme s’il était mu par une volonté générale. C’est d’ailleurs le propos du roman : soudain, tous les habitants de la ville (83%) adoptent la même attitude à l’égard du vote, à l’égard des bombes, des fuyards etc. Devant chaque événement, la ville réagit comme un seul homme. Et elle réagit bien: le peuple, dans ce roman, a un instinct sûr et une énergie toujours tournée vers le bon et le bien, ce qui lui permet de déjouer toutes les machinations du gouvernement. C’est d’ailleurs un des plaisirs de cette lecture, que la foule soit toujours, mystérieusement et unanimement, un personnage moralement impeccable. La fiction nous attrape aussi comme cela parfois: par le déploiement délicieux d’une histoire et de personnages résolument positifs.

On aurait tendance à croire le narrateur lorsqu’on se souvient, lecture achevée, qu’il a dit (p. 201): «Il est difficile de donner à telle ou telle question une réponse susceptible de satisfaire entièrement ce lecteur. Sauf si le narrateur avait la franchise insolite d’avouer qu’il n’avait jamais été très sûr de la façon de mener à bon terme cette histoire inouïe d’une ville qui a décidé de voter blanc… » La deuxième partie du roman, les policiers enquêteurs, l’issue (plutôt pessimiste quant à la politique, mais cela n’assombrit pas la vision des hommes proposée par le roman), agréable en elle-même, me donne un peu l’impression d’un bricolage narratif. Reste qu’on y trouve quand même deux sources de plaisir intense : l’une, capitale dans toute fiction, tient à la capacité de changement de l’inspecteur principal. Venu comme émissaire de l’infâme ministre de l’intérieur, il découvre peu à peu que la femme dénoncée est une personne très estimable, et il change progressivement de camp, en refusant d’inventer un motif d’arrestation. Nous venons de connaître ce contentement qui naît de la vision d’un méchant qui devient bon et qui sauve, dans le magnifique film, La vie des autres, dans lequel le commissaire de la Stasi (est-allemande), en écoutant et en suivant la vie d’un couple suspecté, change et finit par essayer de les sauver. Il y a quelque chose de profondément satisfaisant et sans doute de très constitutif du plaisir de la fiction, dans l’idée du personnage se réinventant meilleur sous nos yeux.

Le deuxième chose (entre autres) éminemment sympathique tient à la vision des femmes. La femme suspectée se révèle être un personnage particulièrement digne, ferme mais bon. Saramago a une manière de la présenter et de la faire vivre qui, tout en en faisant une femme, ne la réduit pas à la féminité. L’auteur aurait pu décider que ce serait son mari qui aurait le beau rôle, sans avoir à changer beaucoup l’écriture du personnage. Femme mais universelle, pour le dire vite. Un horizon

D’un Portugais l’autre
Un Portugais qui joue avec les voix et qui mêle le narrateur au personnel du roman nous rappelle l’autre Portugais, le grand poète, Fernando Pessoa. (D’ailleurs, je rappelle que l’un des plus beaux romans de Saramago s’intitule L’Année de la mort de Ricardo Reis.) Et par chance, je trouve sur ma table un essai qui vient d’être publié, Pessoa, le passeur métaphysique (3).

Pessoa (1888-1935) est ce poète unique qui écrivit sous le nom de plusieurs hétéronymes, terme qu’il inventa (mais bien après qu’ils furent nés) pour désigner les poètes qui ont un jour surgi en lui et lui ont livré leur poésie. Dans la célèbre lettre du 13 janvier 1935, il décrivit leur naissance. Le premier fut Ricardo Reis: mais il n’apparut que dans une pénombre, lorsque Pessoa, pris de l’envie d’écrire des poèmes païens, se vit en train d’ébaucher quelques vers (qui ne prirent pas forme).

Curieusement, celui qui les écrivait avait une sorte de personnalité, distincte. Un an et demi plus tard, ayant eu l’idée d’inventer un poète bucolique qu’il ferait passer pour vrai, il n’y parvint pas, puis, un beau jour, il se mit soudain à écrire d’affilée trente et quelques poèmes «dans une sorte d’extase dont je ne saurais définir la nature». Il leur donne immédiatement un titre général, Le Gardeur de troupeaux. Suit l’apparition en lui de quelqu’un à qui il donne immédiatement le nom d’Alberto Caeiro. «Excusez l’absurdité de la phrase: mon maître était apparu en moi. Ce fut la sensation immédiate que j’en eus ». A peine ces poèmes écrits, comme par réaction, il commence à en écrire six suivants, qu’il attribuera à Pessoa-en-personne. Comme le note l’auteur de l’essai, Judith Balso, ce Pessoa-là, qu’il qualifiera d’orthonyme, est de la même nature que les hétéronymes. Il est aussi un disciple de Caeiro auquel Pessoa se met à chercher d’autres disciples et exhume, muni de son nom, Ricardo Reis. «Et soudain, selon une dérivation inverse à Ricardo Reis, surgit impétueusement un nouvel individu.» Ce sera Alvaro de Campos, qui apparaît avec son nom et un long poème écrit d’un seul jet à la machine et doté d’un titre, L’Ode triomphale. Pessoa souligne: «Il semble que tout s’est passé indépendamment de moi.» Dès lors, les hétéronymes vont vivre leur vie de poètes, réunis en une «coterie» où l’on se critiquera et où l’on discutera de poésie. Entre 1915 et 1930, leurs poèmes seront publiés de façon dispersée, dans des revues diverses. Pessoa avait prévu de les réunir un jour dans un recueil qui s’intitulerait Fictions de l’interlude et auquel serait adjointe la Discussion en famille, débat polémique entre eux. Le projet ne vit pas le jour, peut-être du fait de la mort prématurée de l’auteur. Il faut ajouter un cinquième personnage, qualifié par Pessoa de semi-hétéronyme, Bernardo Soares, auteur non pas de poèmes mais de prose. Peut-être doit-il sa qualification au fait que, comme le note Pessoa à propos de son Livre de l’inquiétude: «En prose, il est plus difficile de se faire autre».

Ce qui rend bien sûr cette création extraordinaire, c’est que les cinq auteurs ont chacun une œuvre de qualité, très différente, les disciples se comprenant par rapport à leur prise position à l’égard de la pensée du maître. Judith Balso explore finement la pensée de chacune de ces œuvres, ce que le poème y énonce quand au rapport avec la métaphysique, ce qu’il fixe comme tâche au poème et ses opérations poétiques, la délimitation entre poème et philosophie. Elle analyse en détail la poésie de chaque hétéronyme et ses implications philosophiques. On verra donc Bernardo Soares pour qui «Rêver toujours est une espèce de devoir que j’ai », et dont la hantise est le tedio, l’effroi devant un monde devenu inexpressif. Les premiers poèmes de Caeiro sont publiés dix ans après son surgissement, en 1925. La maître sera le grand pourfendeur de la métaphysique et de la métaphore (« Le vent ne parle que du vent»), défendant la poésie comme évocation de «choses» (visibles, pleinement là, toutes différentes, à considérer «avec les yeux, jamais avec la pensée»). Fernando Pessoa-en-personne est l’auteur d’une œuvre unique, le Cancioneiro, jamais aboutie. « L’œuvre poétique orthonyme est aussi sinueuse que celle de Caeiro est limpide », écrit Balso. Ricardo Reis est l’auteur d’un nombre considérable d’odes inspirées par les modèles grecs et latins. Il est un analyste très rigoureux de l’œuvre des autres. Quant à Alvaro de Campos, il a une œuvre en deux pans successifs : aux grandes odes pleines de souffle et d’ambition du début succèdent les «poèmes millimétriques ». Pour chacun, pensée singulière et évolutive.

Même si quelquefois (mais pas tant que ça) le non philosophe peine un peu dans quelques raisonnements, on sort du livre avec l’impression d’avoir réellement plongé dans la profondeur de cette œuvre sans pareille.

La mauvaise foi

Je viens de lire, il n’est jamais trop tard, un roman extraordinaire, Auto-da-fé, d’Elias Canetti (4), prix Nobel en 1981. (Je le précise parce que j’aime bien le Nobel, rarement attribué sans sagacité. Saramago il y a quelques années, Orhan Pamuck en 2006. Contrairement à d’autres prix, il met presque toujours en lumière un écrivain génial.) Difficile de résumer ce roman de 600 pages, très loufoque, mais si l’on aime comme moi les romans-fables, celui-ci en est un. Le personnage quasi principal (mais les secondaires ont une présence très importante) est le professeur Kien, grand sinologue et personnalité terriblement psychorigide. C’est l’image du savant sans corps et sans affects, réglé comme une horloge et ne vivant que pour sa science. Mais, grand savant il est – et il en faut bien, non? Les livres sont la dévorante passion de sa vie. Il en possède de très rares, les fait épousseter tous les jours, leur parle (quand il deviendra sérieusement fou). Son amour le conduira par exemple à intercepter les gens qui se rendent au Mont de Piété pour leur acheter les livres qui risquent d’être détruits par l’institution, ou, lorsqu’il est chassé de chez lui, à loger sa bibliothèque dans sa tête ne la déposant que le soir sur le sol des chambres d’hôtel.

Ayant l’illusion que Thérèse, sa bonne cupide, les aime autant que lui, il finit par l’épouser (hilarante scène où un très vague désir charnel clignote un peu en lui, mais s’effondre définitivement lorsque sa femme en jupon, voulant qu’ils s’allongent sur le divan, balaie d’un geste brutal les livres qui s’y trouvent). Ce mariage est la grave erreur dont son histoire funeste sera la conséquence. On pourrait aussi évoquer Fischerle, le nain bossu amateur d’échecs qui deviendra son serviteur (préposé au soin des livres qui sont dans la tête de Kien), et qui profite, comme chacun, de son obsession. Faisant mine de partager la passion de son maître, il compte bien lui soutirer tout son argent: Kien est assez riche, c’est là ce qui fera son malheur, puisque tous les rapaces de la ville convoitent sa fortune. Le concierge sadique, figure atrocement pittoresque, qui n’aime rien tant que molester les femmes et les clochards, sera l’un d’eux. Entouré de personnages fripons, menteurs, voleurs et violents, Kien est la proie rêvée parce qu’incapable de regarder les autres, et donc de voir qui ils sont véritablement. A cette incapacité se mêle, ce qui est le trait caractéristique de tous les personnages du roman, l’affabulation. Chacun se raconte la vie à sa manière, interprète les situations comme cela l’arrange provisoirement, et le talent de Canetti consiste à mettre en scène ces multiples raisonnements à faux, déconnectés de la réalité ou du moins qui la dénient. Kien est autiste, Thérèse, vieille et très laide, se voit comme une jeune fille, Fischerle imagine pouvoir cacher sa bosse, le concierge se persuade qu’il adorait sa petite fille morte sous ses coups… Tous obéissent à la philosophie élaborée à moment donné par Kien: « Le cécité est une arme contre le temps et l’espace ; et notre existence, une seule et immense cécité (…). La cécité est le principe dominant du cosmos ; elle permet à des choses une coexistence qui serait impossible si ces choses pouvaient se voir ». (p.92). Donc il faut se mentir à soimême. La cupidité et la mauvaise foi sont les deux grands moteurs du monde décrit par Canetti. Le nôtre ?

1) José Saramago, La Lucidité, Seuil, 2007, 22 Û.
2) José Saramago, L’aveuglement, Seuil, 1997. 3) Judith Balso, Pessoa, le passeur métaphysique, Seuil,
«L’ordre philosophique », sept. 2006, 22 Û.
4) Elias Canetti, Auto-da-fé, «L’imaginaire», Gallimard. (Jamais bien cher.)

Belinda Cannone
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