Biennales de Venise et Lyon : la panne Les artistes et les expos No trouble in Venezia par Timothée Chaillou Attendrissante, la photo de classe ! Mignons, comme ça, en double page noire et blanche sur le catalogue ! Un casting de rêve. Des vraies mines dartiste. Visages épanouis, une vingtaine dannée à peine, la fraîcheur juvénile de ladolescence. Look sage et propret. Tenue branchée exigée : tennis au pied, pantalon large, débardeur un zeste négligé. Ambiance cool. Genre université dété. Regard malicieux et sourire subtil. La vie leur sourit et ils sont heureux dêtre là. Tout semble aller de soi en ce bas monde ! Qui sont-ils ? La dernière sélection de la « Starac » pour TF1? Presque. Lisez plutôt la réponse en quatrième de couverture du catalogue ou sur les nombreux panneaux publicitaires de la capitale : « 58 artistes du monde entier de 19 à 29 ans exposés pour la première fois et parrainés par 36 artistes de renom ». En clair, la sélection finale orchestrée par la Fondation Cartier du top 50 des futures stars de lart contemporain ! Un casting denfer ! Pas moins de 1200 candidatures ont été examinées. Un écrémage intraitable. Seulement 58 élus, peintres, photographes, vidéastes, performers, qui viennent de tous les continents sans exclusive de race, de nation, de confession, et encore moins de sexe, car il y a autant de filles que de garçons. Certains ont fait le voyage dAsie, dautres dAmérique et dAfrique, quelques Européens bien sûr, et un bon contingent de Français. Les membres du jury ? Des artistes reconnus, et pas des moindres : Nan Goldin, Gary Hill, Giuseppe Penone, 36 artistes en tout, de toutes nationalités, qui défendent leurs poulains, jeunes diplômés des meilleures écoles dart. Une démarche quil faut saluer, bien sûr. Où est le mal à prétendre exposer de jeunes artistes et, qui plus est, de choisir leurs brillants aînés pour présider à leur sélection ? Mais sagit-il encore dart contemporain ou de show à la gloire du mécène? Lart ne tiendrait-il sa survie quaux aux impératifs publicitaires des firmes qui le sponsorisent ? Cesserait-il dêtre acte de dissidence, de fronde, un chemin de solitude? La clé de voûte du projet ? La notion de « jeune artiste ». Un projet « vendeur » bien sûr. Et pour cause, en art contemporain, le « jeune artiste » est devenu un « must », le centre névralgique dune mythologie selon laquelle la nouveauté serait de préférence lapanage de la jeunesse. Toute création ne serait-elle pas asservie aux impératifs généraux du commerce, dictés par la constante exigence de renouvellement des produits ? Le fait ne date pas dhier. La société du spectacle aime mettre en avant la « nouveauté» dun bien comme la «jeunesse» de lartiste. Comme si la juvénilité proclamée était synonyme dinventivité, au risque du conformisme bien sûr. Le « nouveau» fait vendre. La « jeunesse » est largument publicitaire par excellence. Quil soit rockeur, rappeur, plasticien, vidéaste, photographe, « le jeune artiste » propulsé sur scène symbolise une promesse davant-garde autant quun retour immédiat sur investissement. Barthes, déjà en 1957, explicite parfaitement ce mécanisme dans ses Mythologies : « Aujourdhui, le génie, cest de gagner du temps
Simple question de quantité temporelle : il sagit daller un plus vite que tout le monde. Lenfance deviendra donc le lieu du génie
Cest ce dont rend bien compte la notion toute bourgeoise denfant prodige
Objet admirable dans la mesure où il accomplit la fonction idéale de toute activité capitaliste : gagner du temps, réduire la durée humaine à un problème numératif dinstants précieux ». De fait, la question du mode dexposition se pose : peut-on présenter une cinquantaine dartistes à travers des échantillons, des ébauches, des fragments, sans risque détouffement de leur propositions ? Que voit- on in fine ? Une très belle exposition bien sûr, nourrie dun éclectisme où tous les genres, toutes les écoles, tous les styles et pratiques se juxtaposent et finalement sanéantissent. Lenjeu dune telle démarche ne serait-elle pas de présenter le Musée, lInstitution, davantage que les oeuvres, réduites à létat de faire-valoir ? Et de ce point de vue, cest lexposition qui est oeuvre dart, la Fondation Cartier toute entière. Lartiste devient simple otage dune stratégie qui ne le concerne plus, celle de la promotion médiatique du mécène. Doit-on sétonner ici quaucune tendance, aucune école, aucune singularité ne se détache de lensemble ? Les artistes contemporains ne cessent de se démultiplier en pions anonymes, au profit des détenteurs de capitaux censés les défendre. Le phénomène ne date pas dhier. Déjà en son temps Kahnweiler dénonce la vacuité dun art médiatique voué au seul effet dannonce et gangrené par la démultiplication des acteurs : « Aujourdhui, on vous invente un génie par semaine, et lon sétonne quil y ait des ratés. Un génie, cest long à saccomplir. Les peintres dhier étaient moins pressés. Ce nest pas à 22 ans quil rencontraient leur génie, ce nest pas à trente ans quil faisaient fortune ». Mais jugeons sur pièce. Que voit-on ? Pas vraiment de singularité, pas vraiment de tendance nouvelle, mais plutôt un panorama exhaustif de toutes les pratiques actuelles : photos réalistes, réminiscences picturales des années 198O, BD japonaises, installations minimales, vidéos déconstruites, et il ne serait pas difficile de retrouver pour chaque oeuvre le modèle de laîné qui la inspirée. Le climat général nest pas à lonirisme. Aucune véhémence expressionniste, aucun délire chromatique. Les oeuvres de nos jeunes artistes nous offrent un univers désenchanté et froid, avec un brin dironie, un zeste de désillusion. Des oeuvres qui, contrairement à lintitulé de lexposition, « Jen rêve », tournent le dos à toute fièvre imaginative, refusent la surenchère visuelle, leffet de choc, optent pour une position de retrait. La tendance est à lironie, comme si secrètement les artistes nétaient pas dupes du rôle quon veut bien leur faire jouer. Une esthétique distanciée, anonyme comme un couloir dhôpital. Au final, une exposition où fait jour un désir de dissidence et de singularité de la part des artistes, mais qui demeure fatalement bridé. Un show bien orchestré : décoratif plutôt que dérangeant, agréable plutôt que renversant, complaisant plutôt que contrariant, bien-pensant plutôt que décadent. Les coups de coeur ne sont pas interdits bien sûr : Elodie Lesourd en premier, visage de blonde sexy avec regard filtrant. Mais elle nous offre aussi des oeuvres assez fortes : de vastes photos de studios denregistrement ou de scène de spectacle qui ont été soudainement désertés par les musiciens ou les acteurs. Ne reste à voir que la vision de chandeliers métalliques, de micros, de câbles, dappareils denregistrement. Les acteurs ont quitté la scène, et que reste-t-il sinon le mystère, un parfum dabsence, un vide irisé, des éclairages aux tonalités électriques qui projettent leurs reflets nostalgiques ? Elodie Lesourd sait créer le sentiment despace, dinfini, de temps révolu, dadieu, au sein du monde clos de la scène. Retenons aussi les paysages urbains de Simon Boudvin, où la ville est montrée sens dessus- dessous, avec une précision millimétrique qui ne fait que rehausser lironie avec laquelle lartiste reconfigure latroce banalités des banlieues américaines. Finalement, les oeuvres ont-elles ici vraiment de limportance? Il y a sans doute un message à faire passer. Mais lequel ? « Cest super dêtre jeune », nous dit Ronald Gerber, jeune artiste allemand dont les oeuvres reproduites sinspirent de la vision réaliste des portraits de Thomas Struth. Cest entendu, « cest super dêtre jeune » ! Cest même super dêtre jeune avec la Fondation Cartier ! Le chic culturel jeune bobo art contemporain cool dans le vent : une image, un style, une mythologie bien rodée pour doper les ventes des boutiques Cartier. Si art il y a, cest bien celui de communiquer. Thierry Laurent © visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé - |
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