Réenchanter la pensée par Belinda Canonne On a des intuitions. Dintimes convictions. A force. A force de lire, de chercher dans la considérable production de livres à laquelle on fait face, tant bien que mal, cahin-caha, parfois découragée, dautres fois exaltée. De cette mer si poissonneuse, voyez : les poissons les plus banals veulent toujours sauter dans votre barque, les autres, les plus rares, ne se voient guère. Le poisson Raynal : visible par à-coups, une fois nageant dans les eaux très éclairées du succès, puis, comme il nen a cure, dans les fonds ombreux. Il file son chemin pourtant, obstiné, élégant, tenant son chant, et il faudra bien quon lentende. Moi je lai entendu, depuis quelques années: tout à coup, quelquun disait lémerveillement dêtre au monde, la splendeur du cosmos, la continuité de lindividu et du tout qui lenceint. Chant très rare. Mon idée est quil existe aujourdhui une théorie dauteurs, qui ne se connaissent peut-être pas, qui ne se fréquentent peut-être pas, que je rencontre au hasard de mes lectures, et qui dessinent larchitecture dune pensée autre, pensée qui ne dit pas le désenchantement généralisé mais au contraire la joie, la reconquête, lamour du Lieu, le respect des choses et des rêves, la perméabilité, lalerte, la beauté de lunivers. Ils sont philosophes (Robert Misrahi et Michel Terestchenko), géographe (Augustin Berque), essayiste (Mona Chollet), ils fondent des revues de sciences humaines (Alain Caillé et le MAUSS), et il doit y en avoir dautres encore, dautres qui construisent une pensée alternative (bien sûr quon doit dire « alternative », puisque cette pensée est étouffée par lautre, la dominante). Ceux-là qui creusent un sillon différent filon dor quil faut suivre comme on peut, au hasard des chemins de lecture écrivent une autre histoire de notre rapport au monde et un jour ça se saura.Aujourdhui, je retrouve la voix très poétique et ferme, jubilatoire, dHenri Raynal. Vient de paraître Retrouver lOcéan qui réunit de nombreux textes publiés depuis quelques années dans plusieurs revues. Ne pas croire pour autant quon aurait affaire à un manteau darlequin : il sagit au contraire dune pensée très construite et très cohérente dont Raynal a livré des pans depuis une quinzaine dannées, aujourdhui rassemblée dans ce beau livre. Ce nest pas non plus une pensée nouvelle dans la trajectoire intellectuelle et poétique de Raynal : certains chapitres figuraient dans un essai publié en 1965 (et aujourdhui épuisé). Autant dire que la philosophie qui se donne à lire ici sélabore dans lathanor depuis quarante ans et que régulièrement il en surgit un livre. Jai écrit philosophie ? On me dira quil sagit de poésie pure. Il est vrai. Que nous dit ce poète philosophe ? Dabord que la science ne désenchante pas le monde. Il est vrai quil faut commencer là, puisque ce vingt-et-unième siècle (comme le vingtième avant lui) se montre si véloce en matière de progression scientifique et laisse proliférer objets, instruments et villes doù, comme on sait, on naperçoit plus le ciel nocturne caché par la luminosité des cités interruption de la continuité psychique entre lindividu et le cosmos. « Nous avons cessé déprouver en nous sa présence une, totale, lénergie de ce flot qui nous atteint, nous entoure, nous porte, tel lOcéan lorsque nous y entrons. » De cette perte du contact avec lunivers, la science nous sauve en nous révélant la merveilleuse complexité de la machinerie du monde. La science, cest-à-dire la connaissance, et non les techniques dérivées, manipulatrices et tyranniques, qui organisent une « gigantesque captation-dérivation des ressources de la Physis». Ce que la science daujourdhui nous révèle autrement, cest linfinie diversité des êtres et des choses, la possibilité inépuisable du renouvellement: « Quest-ce que le big bang? Cest le lancement du Divers». Cette diversité dont témoigne le monde, du microcosme au macrocosme, manifeste, selon Raynal, une Source qui est aussi une Énigme. Source « une, non pensable, insondable». Il rejoint en cela nombre dastrophysiciens daujourdhui, mais aussi la conception du sacré qui habite lhomme depuis lorigine : car une telle perfection peut-elle navoir point de cause ? On y répondra chacun diversement. Retrouver lOcéan pose lexistence dune « Source» qui est aussi bien métaphore poétique que mysticisme sans église. Une grande idée traverse la pensée raynalienne : de linfiniment petit à linfiniment vaste, la beauté du monde est volontaire, le monde est intentionnellement beau et il nous est donné pour être admiré : « larchitecture florale se surpasse, elle prétexte la fécondation pour déployer un zèle éblouissant ; celui de loiseau confine à livresse tant il excède dans ce chant ce que lutilité réclamait. Le félin que distingue une suprême élégance se fait, dans sa progression sur coussin dair, la délicatesse même.» Et dajouter : « Rien noblige la puissance à la délicatesse sinon une délicatesse ». Délicatesse de lintention à nous destinée car cette beauté se développe entre ce qui est et ce que nous voyons, dynamiquement, en relation (Augustin Berque parle, quant à lui, de « trajection »). Doù cette notion ici capitale de collaboration (« le mot clé ») de linitiative humaine. Que lindividu ne soit pas au pur spectacle du monde, que le monde perçu ne soit pas une pure création de limagination humaine: deux postulats capitaux. Dans un chapitre intitulé « Nature et paysage dans lart moderne », Raynal développe cette notion de primat de la relation : contre lidée que le paysage a été inventé au XV e siècle, (« Si le véhicule du regard apporte tout pour que le paysage paraisse, alors il ny a rien à voir »), lauteur développe une nouvelle fois lidée de la collaboration entre lhomme et lunivers. Et celle-ci passe aussi par la beauté du corps paré: le vêtement, point de contact entre lintime et le cosmos, est le paradigme de lartifice premier. Il témoigne dun effort de distinction (au double sens de raffinement et de singularité), car lhomme, comme la nature, vise la diversité. Lentour commence immédiatement, dans lapparure, et sétend aux confins de lunivers. On demandera pourquoi tant de souci du cosmos. Et si cétait tout simplement une nouvelle proposition pour sortir de limpasse dans laquelle lindividualisme, cette formidable invention qui a dégénéré en une vision plus quétroite de lhomme réduit à ses intérêts minimaux, nous a conduits ? La pensée de Raynal propose une posture qui ne soit plus « minimale» justement, qui évite le désastre de cet individu qui « nest plus quun ego nu à vif, exacerbé, fou (comme une roue, une balance, une boussole est folle) ». Retrouver la dignité du non-moi (pour le dire avec mes mots), cest se réassurer dans sa verticalité car « la pression bienveillante de lentour où les lointains convergeaient tenait lhomme debout ». Texte de pensée, de poésie, qui est un maillon supplémentaire à cette chaîne de beauté partagée. La langue de Raynal est un tel enchantement quelle nous convainc de cette évidence que la pensée, comme la matière, ne réalise sa puissance que dans une forme belle. « Partout le secret est présent. Nous habitons un temple. Cosmos: le temple de lÉnigme. » Henri Raynal, Retrouver lOcéan lenchantement et la trahison, éditions du Murmure (www.editionsdumurmure.com), on peut le trouver à (ou se le faire envoyer par), la librairie Anima, 3, rue Ravignan, XVIII e ar., tél. 01 42 64 05 25. On goûtera, à propos de manipulations de la physis, cette information livrée dans un entrefilet du Monde (février 06) : « La compagnie canadienne Barrick Gold passera sous trois glaciers pour extraire lor de la mine de Pacua Lama, au nord du Chili. Elle renonce à déplacer les masses de glace, comme prévu initialement. » Belinda Canonne
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