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[verso-hebdo]
16-11-2017
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La chronique de Gérard-Georges Lemaire |
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Chronique d'un bibliomane mélancolique |
Classé sans suite, Claudio Magris, traduit de l'italien par Marie-Noëlle et Jean Pastureau, L'Arpenteur, 48 p., 24 euro.
Il se produit un étrange phénomène dans la littérature actuelle depuis quelques années et qui concerne quelques uns des plus grands auteurs. Orhan Pamuk, prix Nobel 2oo6, a écrit en 2oo8 un roman moderne intitulé le Musée de l'innocence. Il y évoquait ce qu'avait été Istanbul l'époque de sa jeunesse. Quatre ans plus tard, il a inauguré un musée qui portait le même nom, mais qui ne dérivait pas directement de son roman, mais plutôt de l'ensemble de son univers romanesque. Il l'a installé dans une petite rue nommée Çukurcuma, située dans le quartier des antiquaires. C'est une demeure ancienne en bois qui a été repeinte entièrement en rouge. Il y a installé une soixantaine de « Boîtes » contenant des objets ayant trait la vie des Istanbuliotes depuis les années cinquante et qui témoignent des profondes transformations sociales, économiques et culturelles qui ont eu lieu dans l'ancienne capitale impériale. Il faut reconnaître que ce musée que tout un chacun peut visiter aujourd'hui a pris aussi une dimension esthétique qui égale, sinon dépasse bien des oeuvres d'artistes reconnus travaillant dans une optique conceptuelle. En ce qui concerne Classé sans suite, le second grand roman (il avait écrit auparavant A l'aveugle), nous sommes confrontés à un gigantesque saga qui déroge en partie aux principes fondamentaux de l'art romanesque pour parvenir au développement d'un projet titanesque de « Musée de la Guerre pour l'avènement de la Paix ». Ce musée, en principe n'a rien d'exceptionnel dans sa conception, car il doit contenir des archives et des objets de toutes sortes qui rappellent les événements belliqueux passés. Mais les nouvelles technologies et les manières nouvelles de revisiter le passé qui en résulte en font un lieu imaginaire du tout au tout. L'aspect classique du musée change ici de configuration, jusqu'à son essence même. Une brillante chercheuse, Luisa, est chargée de diriger ce projet complexe. Petit à petit, nous commençons mieux comprendre la réalité de cette nouvelle institution et d'abord quelle est sa localisation géographique : il s'agit de la ville de Trieste où Claudio Magris est né et où il vit l'heure actuelle. Trieste n'est plus perçue ici comme une sorte de miracle littéraire qui a vu le jour au tout début du XXe siècle sur un arrière-plan nationaliste et irrédentiste. La ville portuaire a fini par être l'un des enjeux symboliques de la Grande Guerre. Et cela a effacé tout le reste : la persécution de sa population slave (surtout slovène) sous le fascisme, les navires qui emportaient les populations juives d'une partie de l'Europe centrale vers la Palestine au point qu'on l'a surnommée « la porte de Sion), son rattachement au IIIe Reich en 1943, quand Hitler remettait Mussolini au pouvoir avec la caricaturale République Sociale Italienne. Après avoir été dix siècles dépendante de l'Autriche, Trieste est redevenu pour deux ans une des dernières grandes forteresses nazies sur la Méditerranée. L'un des ressorts de cette fiction, c'est le questionnement incessant de cette héroïne dont l'histoire est d'abord de savoir quoi faire de l'histoire et d'en définir le contenu. Car l'Histoire est un jeu de mille correspondances et de mille concomitances, qui échappent à tout classement rationnel sans faille. Luisa se retrouve avec cette oeuvre inachevée, le DUD (Dictionnaire universel définitif). Des réminiscences sans nombre y affluent, y convergent, y débordent. Ce qui constitue la mémoire du narrateur peut avoir un poids égal celui d'un grand événement, comme la bataille navale qui a eu lieu en Adriatique et qui a vu la destruction des plus beaux fleurons de la flotte austro-hongroise. Elle sait avec certitude que le « Musée lui aussi devait être un amas confus de l'avant et de l'après, comme les choses qu'il montre et raconte ». A mesure que l'on découvre les salles de ce lieu fantasmagorique, on se rend compte que les pièces de ses collections ne font que sous-tendre toutes les mémoires du monde. Celle de la guerre proprement dite, celle de la résistance, ou plutôt des différentes résistances italiennes ou slaves, démocratiques ou communistes, celle des vies sacrifiées, des trahisons, des mauvais coups du sort. Alors, il est impossible d'obtenir un parcours linéaire et limpide. Au contraire. Et puis il y a toujours ces grains de sable qui font gripper la belle machinerie. A mesure qu'il se construit, le Musée devient donc plus improbable. C'est une vue de l'esprit, qui se transmue en une sorte de vision plurielle, qui en dénature et l'esprit et la forme. C'est une sorte d'édifice en équilibre instable où les pires horreurs sont associées indissolublement avec une sorte d'esthétique de l'humanité, quand bien même souffrante. On comprend aussi qu'il s'édifie autour d'un centre tout fait tangible, mais aussi mythique, qui est le camp de la mort de la Riziera, di San Saba, seul camp de la mort qui se trouvait en pleine ville, dans son ancienne zone industrielle. Il y avait des cellules, des salles de travail forcé, et un crématorium que les SS avaient tenté de faire disparaître lors de leur départ précipité en 1945. Plus on progresse dans la lecture de ce livre, plus la macro-histoire se délite, se désagrège en des micro-histoires sans fonds, plus le Musée prend l'apparence d'un mauvais rêve artistique, une sorte de Biennale de Venise transposée un plus à l'est de la péninsule et qui opérerait la fusion du destin collectif des hommes et d'une Commedia qui s'efforcerait contre vents et marées transcender cette Histoire qui s'émiette tout en révélant tant de destinées connues ou inconnues, tant de rêves brisés et tant de mises jour de catacombes de la pensée des pensées, de celle de l'enfant celle du philosophe) fait de traces plus ou moins estompées, de récits en parties gommés, de faits reconstitués pour faire partie de ces archives qui ont une double fonction, tout fait contradictoire : sublimer le passé, le glorifier, et donc l'amputer de ses réalités tellement mauvaises dire, ne laissant transparaître que quelques méfaits triés sur le volet pour en retirer des leçons. Là encore, on a affaire à un artifice - celle d'un artiste qui en même temps cache et dévoile son jeu, dans une atmosphère bizarre, irréelle, de rêves béats et de cauchemars.
Pour une autre histoire du regard, l'expérience du musée au XIXe siècle, Pascal Griener, « La Chaire du Louvre », Louvre Editeur / Hazan, 256 p., 25 euro.
Les grands musées qui voient le jour à la toute fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, je n'apprendrai rien personne, sont souvent les descendants en livre direct des grandes collections royales ou princières. C'est le cas, par exemple du musée Napoléon qui deviendra le musée du Louvre. L'idée de musée correspond aussi une grande transformation des modalités de ces collections, pour les arts comme pour les sciences : les cabinets de curiosités ont alors cédé le pas à des institutions mieux définies et répondant des critères toujours plus précis. Le domaine scientifique se sépare du domaine artistique, et chaque discipline prend progressivement sa place spécifique. L'auteur fait coïncider cette émergence avec la révolution industrielle, ce qui est vrai, mais ne me semble pas une condition nécessaire et suffisante. L'auteur n'a pas l'intention d'en faire l'histoire, mais plutôt d'en comprendre le a fait Londres s phases essentielles de leur évolution. Il choisit comme premier exemple le voyage que Jacob Burckhardt a fait Londres en 1879 et sa visite au Victoria & Albert Museum (alors nommé South Kensington Museum), dont il dépeint tous les aspects. La présentation des objets lui pose un problème d'exhaustivité : la peur de manquer la pièce déterminante. En outre, il constate que ces riches collections ne sont pas faites pour le plaisir ou le loisir, mais pour la seule étude. Il est néanmoins tenté d'en restituer une vision panoramique. IL prend conscience de la dimension universelle de l'architecture muséale, qui a pour dessein de ne jamais cesser d'être complétée. Pour l'art, il le considère comme une « apparition ». L'objet d'art a quelque chose de puissant et de sacré. L'observateur doit explorer dans un dialogue ce lien intime. Il y aurait, selon l'auteur, une résonance de la pensée de Winckelmann propos des statues antiques. Ce que l'auteur tient mettre en avant, c'est la progressive évolution vers une représentation des civilisations. Nathaniel Hawthorne, en visitant le British Museum avait parlé de « show » et c'est bien de cela qu'il s'agit. Un autre phénomène se fait jour peu près simultanément : l'apparition des musées de cire, d'abord celui de Curtius Paris et puis celui de Mme Tussaud Londres. Il s'agit dans ce cas de mettre en scène le présent. L'idée de mettre en scène le passé se développe selon des modèles comme l'abbaye de Westminster pour arriver au musée des Monuments français d'Alexandre Lenoir. De plus en plus, on a tendance à donner en spectacle l'Antiquité, les musées agrandissant de manière notable leurs collections. Avec l'idée de la supériorité des Modernes sur les Anciens (question qui resterait à discuter), l'idée du spectacle de l'histoire de l'humanité et de ses formes artistiques ne cesse de prendre de l'ampleur. En somme, l'ambition de Pascal Grierner a été ici de reconstituer la mécanique intellectuelle qui a connu le monde du XIXe siècle a accentuer toujours plus le spectacle du monde, d'un côté des techniques et ses progrès, de l'autre, ses fondements culturels et esthétique. Il n'a pas eu le projet de révolutionner les conceptions acquises depuis longtemps, mais de les percevoir selon une nouvelle perspective, ce qu'il a fait d'une manière brillante et riche d'enseignements.
Sculptures du XVIIIe au XXe siècle, Musée des Beaux-arts de Lyon, Somogy Editions d'Art, sous la direction de Claire Barbillon, 592 p., 55 euro.
Ce catalogue doit retenir notre intérêt plus d'un titre. En premier lieu, et c'est l'évidence même, il nous révèle la grande richesse des collections du musée de Lyon. En second lieu, il nous conduit mieux connaître l'art de la statuaire de cette période, qui n'est pas aussi apprécié que ne l'est la peinture. A part quelques grands noms (finalement peu nombreux), on a oublié qui ont été les grands protagonistes de la sculpture, surtout en la période classique et néoclassique jusqu'au romantisme et un peu au-delà. Prenons le cas de David d'Angers, qui a pourtant son musée et est présent un peu partout en France. Sans oublier Antonio Canova, chef de file des néoclassiques, qui a été considéré comme un génie par Napoléon et dont on peut découvrir dans ces pages ces merveilleuses Trois Grâces ? Sa Juliette Récamier en Béatrice (1819-1822) fait valoir sa capacité de défendre son idéal esthétique tout en sachant traduire dans le marbre la personnalité de cette femme d'exception. On ne mesure plus l'importance qu'a pu avoir et que devrait avoir de nos jours ce grand artiste qu'été Jean-Baptiste Pigalle (malheureusement absent ici) et Jean-Antoine Houdon, dont toute la délicatesse se manifeste dans cet ouvrage avec le Portrait d'une fillette. Mais l'ère des Lumières a connu de grands portraitistes, dont Jean-Baptiste II Lemoyne, Etienne-Maurice Falconnet, Joseph Chinard, pour ne citer qu'eux. Et que dire d'Antoine Coysevox, cc Lyonnais qui s'est imposé en son temps dans tous les registres du genre, en particulier dans le Portrait de Louis XV l'âge de neuf ans, le buste de Colbert ? On peut aussi faire la connaissance avec les oeuvres de Legendre-Héral, dont l'Eurydice piquée par un serpent (182o-1822) ne saurait laisser indifférent car il ne se plie aux codes néoclassiques que jusqu'à un certain point, avec une indéniable originalité dans la posture. Sa Léda (182o-183o) présente une liberté dans la construction des formes et un grâce dans l'expression assez peu communes. Il ne faut non plus négliger Antoine Etex, qui s'est vraiment biens sorti d'un sujet épineux - Caïn et sa race maudits de Dieu - sans trop en forcer le pathos. . Bien sûr, tout n'est pas remarquable sous la Restauration et l'on sent bien que les sculpteurs n'ont pas la même audace que les peintres. James Pradier tire son épingle du jeu avec son Odalisque (1841) non par son audace plastique, mais par l'originalité de la torsion du corps et le naturel qui en émane. J'ouvrirai ici une parenthèse pour dire deux mots d'Honoré Daumier, qui n'est pas l'un des plus éminents sculpteurs de son temps, mais qui a su avec dextérité et ironie traduire son univers caricatural dans une série de portraits qui sont d »une drôlerie irrésistible. La dévotion devant l'exemple antique est devenu, avec le passage du temps, une sorte du piège où sont tombés pas mal de créateurs, qui n'ont fait que prouver leur connaissance du métier, mais peu d'invention. Joseph Fabish a choisi de retourner une esthétique médiévale. Jean-Baptiste Carpeaux, trop peu représenté, hélas, est sans doute l'un des rares esquisser une dynamique de renouvellement de cet art alors déclinant sous le Second Empire. Par la suite, on perçoit le désir des sculpteurs de renouer avec des compositions où le mouvement est essentiel. Mais cela se traduit le plus souvent par une théâtralité excessive. Je ne dirai rien de Frédéric-Auguste Bartholdi car on ne voit qu'un des innombrables versions de sa Liberté éclairant le monde (1875, qui a fait sa gloire! Il faut se résigner attendre Rodin, qui dépasse tous ses prédécesseurs par sa force et son intensité, son anticonformisme et sa capacité de rénover le genre dans sa totalité. Je m'arrêterai un instant devant le cas de Zacharie Astruc, avec son Portrait du Sâr Péladan (1898) et sur celui de Jean Carriès, qui a trouvé un type de réalisme qui n'est pas dépourvu de charme. La modernité apparaît avec Rick Wouters et sa Vierge folle (19o9-1912) et l'admirable Medardo Rosso, qui n'a toujours pas la notoriété qu'il mériterait Suivent Aristide Maillol, Pompon, Rembrandt Bugatti, et bien sûr Antoine Bourdelle. Et il convient d'observer les étranges compositions de Boleslaw Biegas, lui aussi mieux connaître ne serait-ce que pour sa bizarrerie poétique. Mais ce moment aussi incisif de l'art n'est représenté au fond que par La Femme assise (1931) d'Henri Laurens, un curieux bronze d'Ossip Zadkine et quelques beaux exemple de la première période d'Étienne Martín. Ce catalogue dévoile une partie importante de l'histoire de la sculpture, mais plus encore le goût officiel, ce qui implique des impasses vertigineuses. Quoi qu'il en soit, avec ses notices développées et la qualité de ses photographies, ce livres n'est pas que le moyen de découvrir en détail la collection d'un grand musée français : c'est un moyen de découvrir une histoire où l'on a vu les institutions s'éloigner très tôt de la réalité de l'art de la sculpture, l'exception de quelques monstres sacrés.
Le Blanc et le noir, Eugène Ionesco, « L'Imaginaire », Gallimard, 82 p., 6 euro.
Ce petit livre est une révélation car il nous présente un aspect inconnu de la personnalité d'Eugène Ionesco : sa relation intime avec l'art. Le grand éditeur suisse Albert Skira avait demandé l'auteur dramatique de faire un livre pour sa collection « Les Sentiers de la Création » : il a fait Découvertes, qui a paru en 1969. L'intérêt d'Ionesco pour l'art a cru de plus en plus : il a écrit des préfaces pour des exposition, et a aimé toujours plus dessiner. D'où ce petit libre, Le Blanc et le noir, qui a été publié en 1981 aux éditions Erker (Saint-Gall) avec quinze lithographies. Le tirage était limité à deux cents exemplaires. C'est le facsimilé de cet ouvrage qui paraît aujourd'hui dans la collection « L'Imaginaire ». Ce qui est frappant de prime abord, c'est que l'écrivain a tenu longuement commenter sa relation au dessin (absolument nulle à l'école, et jamais il n' pas su proprement se servir d'un crayon !). Puis il explique dans le détail comment il en est venu dessiner sa façon, sans règle et sans relation aucune avec les principes de l'art. Il dessine en sauvage. Et ici, il s'interroge longuement sur le principe du noir et du blanc qu'il a alors adopté et beaucoup sur le sens de ces crayonnages. IL y a dans cet exercice quelque chose qui l'attire profondément, mais qu'il ne s'explique pas toujours, au point de se demander ce que peuvent vouloir dire ses planches. C'est une belle curiosité, cat Ionesco n'ai pas un artiste en plus d'être auteur de pièces de théâtre, comme William Blake ou D. H. Lawrence ont pu l'être en plus d'être poète pour l'un et romancier pour l'autre. C'et la fois amusant et révélateur de l'état d'esprit de la Cantatrice chauve : il y manifeste de l'humour, même de l'autodérision, mais aussi des symboles et des allusions qui ne lui apparaissent pas toujours avec clarté. Le livre est charmant et c'est une joie et de le lire et d'examiner ces gravures sur pierre !
Dictionnaire des mots en trop, dirigé par Belinda Cannone & Christian Doumet, Editions Thierry Marchaise, 216 p., 16,9 euro.
Le Dictionnaire des mots manquants pouvait paru chez le même éditeur assez bien se comprendre. La plus grande partie du XIXe siècle, nos plus grands écrivains se sont ingéniés inventer des mots, dont un bon nombre sont entrés dans le dictionnaire ou, en tout cas, dans le langage, parlé ou écrit selon les cas. Ils ne se faisaient pas beaucoup scrupule imaginer de nouveaux vocables pour enrichir leur lexique et pour ce que dernière adhère complètement leurs idées. Ce nouveau volume prend le parti pris inverse. Et là, tout devient plus énigmatique. Avons-nous tant de mots à bannir de notre vocabulaire ? Le premier par ordre alphabétique est très emblématique : il s'agit d'absolu. Et je ne suis pas surpris de noter que c'est Belinda Cannone qui l'ait choisi. Elle explique avec subtilité que ce terme est justement trop... absolu ! Est-il inutile pour autant ? Peut-être de nos jours, depuis que nous sommes sorti d'une certaine histoire de la philosophie. Cela ne fait pas de notre écrivain une adepte de la théorie de la relativité ! Le second mot est l'âme. C'est Cécile Guilbert qui veut s'en défaire. Bien sûr, cela nous renvoie à la profonde Antiquité gréco-latine, à Descartes et à Leibnitz, puis au « jeune » Hegel et sa « belle âme », et aussi à la poésie romantique. C'est au fond l'expression ultime et de la métaphysique et de la théologie. Il est exact que ce n'est plus qu'un cache misère. Je passe un autre mot et je tombe sur « artiste » ! Je ne sais si je suis d'accord avec les arguments de Christian Doumet (et, de toute façon, l n'est pas la question), mais je constate que ce mot ne cesse d'englober des activités de plus en plus variées. Il faudrait d'ailleurs faire le parallèle avec le mot « culture ». Au fond, quelqu'un qui fait quelque chose d'original est un artiste. L'histoire nous enseigne que les cuisinier ont revendiqué ce label depuis le XVIIe siècle et, forts de leurs prérogatives, se sont mis faire de la poésie en plus de leurs plats. Et plus on feuillette ce dictionnaire, plus on est saisi par le doute : s'agit de mots en trop ou de mot qui ont pris une telle corpulence qu'ils ont fini par perdre leur réalité initiale ? Ces interrogations sur l'être, le génial et même Dieu correspondent bien aux angoisses dont nous sommes la proie. Ce ne sont pas les mots qui sont en trop, dans la majeure partie des cas, mais leur contenu, vidé de sens, ou sur le point de l'être. La majeure part des discussion tourne autour de cela : c'est une perte qui s'est déjà effectuée et que nous n'avons plus qu'à conclure, si nous en avons le courage. Mais cela se discute. Mais faire l'ablation d'un mot, c'est en même temps provoquer un effet domino : avec l'artiste, meurent l'art, les arts, et par conséquent le beau, le sublime, le laid par voie de conséquence, etc. Nos nouveaux encyclopédistes sont bien loin des amis de Denis Diderot. Ils vivent dans le doute, comme nous le faisons tous si nous voulons bien réfléchir. Et la langue, comme l'art, est sujet bien des interrogations, n'est-ce pas ? IL faut saluer la démarche de Belinda Cannone et de Christian Doumet, qui nous offre ici un ouvrage à plusieurs voix qui est à la fois divertissant et pénétrant.
L'Aventure de l'esprit, Saint Augustin, traduit du latin par Patrice Cambronne, édition de Lucien Jerphagnon, Folio « Sagesses », 112 p., 3,5 euro.
Ce petit choix de texte met en avant le plus célèbre de tous, qui apparaît au début des Confessions : celui où il fait son mea culpa et regrette sa jeunesse dévergondée. Il ne sait trop s'il doit invoquer ou louer ou encore confesser la gloire de son Dieu. Tout le « Triple Confessi » n'est qu'agitation et exaltation. Le récit de son existence est étroitement liée sa foi nouvelle et engendre une sorte de confusion entre les deux termes, celui du péché et celui de la rédemption. Augustin m'énerve profondément avec ses plaintes, ses lamentations, ses gémissements, ses larmes. Dans les « Charnelles corruptions », il continue peser le bien et le mal, la concupiscence et le dialogue « d'âme à âme ». C'est épuisant car on sent le mouvement de sa plume (ou de son calame), sa fébrilité, son espoir brûlant de ne plus faire partie de la tribu maudite des pécheurs. Plus il avoue ses turpitudes, plus son amour pour le divin prend feu, embrase sa pensée et nie sa raison. Ce homme cultivé renie tout ce qu'il a connu, tout ce qu'il a lu, ne veut plus qu'être dans un rapport affectif complet avec le Tout Puissant. Chemin faisant, comme il est plutôt d'une grande intelligence, il imagine une « théologie du péché » -, une grande intuition ! A la fin, il s'empare des Saintes Ecritures et rejette déjà ceux qui l'interprètent d'une autre manière que lui, comme les membre de l'Eglise manichéenne. Avec lui, comme avec Jérôme, Ambroise et Grégoire, commence la grande chasse aux hérésies, qui ne cessent de se multiplier. Voilà les dogmes posés et l'Empire romain qui s'effondre (il a vécu la fin de Milan capitale, Ravenne devient ensuite l'ultime retraite d'un jeune empereur Romulus Augustus, qui a dû se rendre au roi des Hérules, Odoacre (celui ne le fit même mettre mort : il le chassa de la cité, ultime humiliation pour un empereur !). Bref, cette fin de la Rome impériale coïncide avec l'affirmation dogmatique de l'Eglise, qui se hâtera de reprendre pied symboliquement à Rome après toutes sortes d'épisodes tourmentés. Augustin n'a pas la folie et l'intuition géniale de Jérôme, ni la sagesse solide d'Ambroise, son ami. Il trace le chemin d'un catholicisme viscéral et par conséquent imprévisible et impitoyable pour ses amis, réels ou supposés.
Pensées étranglées, Cioran, « Sagesses », Folio, 96 p., 3,50 euro.
Je dois confesser que j'ai toujours éprouvé un sentiment partagé à l'égard de Cioran. D'un côté, j'ai apprécié la finesse de sa pensée et sa causticité, de l'autre, je me suis méfié de son pessimisme impénitent. De l'autre, je n'ai pas vraiment aimé ses aphorismes, comme ceux qu'on trouve dans ce petit livre. Je n'apprécie d'ailleurs pas vraiment le genre, de quelque plume que ce soit. Dans le cas de l'écrivain d'origine roumaine, je le vois prolonger Vauvenargues et Rivarol, avec un je ne sais quoi de complaisant. Quand je lis : « Frivole et décousu, amateur en tout, je n'aurai connu au fond que l'inconvénient d'être né. » La critique est sévère et peut-être vraie. Mais je le soupçonne d'avoir cru que son lecteur se récrie, pense que ce n'est pas vrai et qu'il a été un grand homme, dont la sagacité, l'intelligence et la profondeur de vue seraient incontestables ! En revanche j'ai admiré son « Mauvais démiurge ». La critique qu'il fait du christianisme à travers celle qu'il fait de la Genèse est très judicieuse. Mais il oublie qu'il y est bien écrit : « Tu enfanteras dans la douleur » ! Quoi qu'il en soit, le distinguo qu'il fait entre joie et plaisir est fondamental. Et sa réflexion consiste souvent à porter son attention sur des conceptions ou des notions qu'on croit inamovibles, alors qu'elles ne sont que des vues de l'esprit assez sclérosées. Dans ces pages, il se montre un délicieux maître à penser -, je veux dire quelqu'un qui apprend à penser en dehors des sentiers battus. Et je dois admettre que l'idée d'un démiurge convaincu de la nocivité de son oeuvre n'est pas faire pour me déplaire ! Mais il faut tout de même se souvenir que dans la Kabbale, on voit un Dieu qui se tient à distance respectable de sa Création ! Il n'est relié au monde que par le biais d'un minuscule point de jonction.
Paris-Austerlitz, Rafael Chirbes, traduit de l'espagnol par Denise Laroutis, Rivages, 128 p., 2o euro.
Plus qu'un roman, ce livre est une sorte de journal rédigé sous une forme romanesque. C'est l'histoire d'une relation puissante entre deux hommes, le narrateur, qui est un jeune peintre, et Michel, qui est son aîné. Leur histoire d'amour est une sorte de leitmotiv qui sous-tend l'ensemble de l'ouvrage -, un amour qui a été très fort et qui, par la suite, s'est effrité pour se changer une amitié complexe. Rafael Chirbes (1949-2o15) est mort d'un cancer et ce livre a paru posthume. C'est aussi l'histoire d'un être frappé par une maladie dont il est évident qu'il ne sortira pas vainqueur. L'auteur a tenté de rendre ce récit le moins larmoyant et pathétique qu'il a pu, mais on sent très bien que l'émotion l'a submergé. L'aspect le plus intéressant de cette oeuvre de fiction est qu'il a su parfaitement mettre en scène les revers de la médaille sentimentale : ce que ressent notre héros en face de son ancien amant, est frappé au sceau de l'ambiguïté des sentiments. Et là, il se montre la fois inflexible et parfois violent : l'amour perdu s'accompagne de ressentiments, de pulsions adverses, d'un détachement affectif qui prend, dans ce contexte, une dimension tragique. Bien sûr, le pathos de la situation l'emporte trop sur le déroulé de cette histoire quine se conjugue plus qu'au passé et qui s'achève sur l'un des partenaires cloué sur un lit d'hôpital. On ressort de la lecture de ces pages la fois remués, même assez émus, et un peu déçus. On aurait aimé que Rafael Chirbes prenne un peu plus de hauteur pour voir d'un oeil plus froid la réalité des passions charnelles, des affinités très électives et des fins d'aventure affligeantes. D'une certaine manière, le regard que le narrateur porte sur son compagnon finit par nous influencer et nous procure des impressions très mélangées, parfois confuses et gênantes, où le réalisme sans concession se confond ici avec l'allégorique.
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Gérard-Georges Lemaire 16-11-2017 |
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Verso n°136
L'artiste du mois : Marko Velk
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