Le « topos », voire le lieu commun de la photographie reste, convenons-en, l'extraordinaire... Exotisme, catastrophes, insolite, monstruosités, vedettes insaisissables, événements rarissimes, etc. justifieraient l'acte photographique. Il fallait juste se trouver là pour, avec son appareil, saisir l'extraordinaire. Et, quand il n'y a rien d'exceptionnel à offrir en pâture à l'objectif, alors maints photographes se tournent vers les effets spéciaux ou de subtiles recherches formelles toujours pour valoriser, mais d'une autre façon, l'extraordinaire. Dans un documentaire sur le grand photographe américain Walker Evans (1903-1975), ce dernier, vieillissant, confie : « J'ai plutôt lutté contre la sophistication esthétique ». Et, de fait, cette première ample rétrospective sur Walker Evans au Centre Pompidou (jusqu'au 14 août) ne peut qu'interpeller le visiteur sur son propre rapport à l'ordinaire. Au commun, au banal, à l'usuel, au prosaïque, au vernaculaire.
Qu'il s'agisse, dans ses pérégrinations américaines, des enseignes publicitaires, des vitrines de magasins, des grandes routes, des visages d'anonymes, des portes d'entrée, des poubelles, des artères principales de petites villes, des baraques de bord de route, des détritus dans les caniveaux, des séries d'outils, des présentoirs à cartes postales, etc., Evans photographie sans cesse l'ordinaire, et pour deux raisons au moins.
La première, sans doute, est qu'il s'inscrit dans une démarche littéraire bien déterminée : celui qui en 1926 s'est inscrit à la Sorbonne pour mener des études de Lettres, participant à un séminaire sur Flaubert et Baudelaire, reconnaissait plus tard que l' « esprit » de Baudelaire et la « méthode » de Flaubert l'avaient influencé à tous les égards... On sait que Baudelaire cherchait à saisir la modernité à travers le contingent, le transitoire, surtout dans le mouvant paysage urbain. On sait également que la méthode flaubertienne consistait à observer l'humain « avec l'impartialité qu'on met dans les sciences physiques ». En effet « le grand art est scientifique et impersonnel », disait Flaubert. Cette démarche littéraire spécifique de Walker Evans justifie un intérêt, contre-intuitif chez beaucoup de photographes, pour l'ordinaire. Elle ressort également, et de façon symptomatique, dans sa passion pour les enseignes et les signes. « Dans les années 1960 et 1970, il cherchera même spécifiquement les fautes d'orthographe sur les panneaux des bords de route. (...) Il s'intéresse à la façon dont la lettre se transforme en image et le dessin en signe. Selon son dernier assistant, Jerry Thompson, c'est pour lui une véritable « obsession artistique » » (panneau explicatif). Alors que la section photographique de la Resettlement Administration - mise en place par Roosevelt pour résoudre la crise frappant les milieux agricoles américains après la Grande Dépression - confiait une mission photographique à Walker Evans, ce dernier, au cours de ses années de mission, se proposa pour accompagner l'écrivain James Agee en Alabama. Il en sortit en 1941 un livre célèbre, Louons maintenant les grands hommes. Écriture, photographie, démarches convergentes pour sortir l'ordinaire (ici misérable) de son invisibilité.
La seconde raison pour laquelle Evans n'arrête pas de photographier l'ordinaire est qu'il s'inscrit clairement dans une démarche documentaire, laquelle concerne aussi (tout comme « le cinéma du réel ») le sociologue, l'historien ou l'ethnographe. On sait que l'ethnographie s'intéresse à tous les aspects matériels, sociaux d'une culture. L'ordinaire d'un peuple constitue l'ordinaire de l'ethnographie, qui enregistre scrupuleusement tous les éléments quotidiens d'un peuple. Et ce peuple, pour Walker Evans, est tout simplement le peuple américain... Quand le visiteur de cette exposition immense (commissaire : Clément Chéroux) voit ces innombrables photos en noir et blanc de sujets communs, ordinaires, il découvre plus sûrement l'Amérique d'alors que s'il feuilletait les pages sensationnelles du magazine Life de la même période. Il se demande si lui-même sait, peut apprécier la valeur des choses banales qui l'entourent, transitoires peut-être mais tissant la trame de son quotidien, même sous un biais trivial, grossier. Dans un texte (« Une bonne exposition est une leçon pour le regard ») publié dans le Boston Sunday Globe du 1er août 1971, Evans écrit : « J'aimerais m'adresser aux yeux de ceux qui sont capables d'apprécier pleinement la valeur des choses, sans être sujets aux inhibitions liées à la bienséance publique ». Mais on demandera : quel lien entre la posture littéraire, esthétique signalée plus haut et une telle investigation documentaire ?
Walker Evans n'a pas éludé cette apparente contradiction quand il déclare que si « un document a une utilité, (...) l'art n'en a aucune. En conséquence, l'art n'est jamais un document, bien qu'il puisse en adopter le style ». Evans s'est aussi moulé dans les différents types de photographie fonctionnelle (d'architecture, de catalogue, d'identité, etc.) pour accomplir ce « style documentaire » dont il fut l'un des représentants majeurs (avec August Sander, Russell Lee, Eugène Atget, Garry Winogrand), pour compléter une parole photographique « vernaculaire », par opposition à une langue photographique savante, sophistiquée ou formalisante.
Mais voilà, ironique paradoxe, que l'ordinaire désigné à l'attention ne l'est plus tout à fait... Et que les photographies des banales familles Burroughs, Fields, Tengle sont devenues à jamais les visages iconiques de la Grande Dépression !
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