Clara, très belle femme d'âge mûr, critique musicale connue et raffinée, issue de la bourgeoisie brésilienne cultivée, vit seule dans un superbe appartement de l'immeuble de caractère - « Aquarius » - sur le front de mer, dans la ville côtière de Recife. Clara a perdu son mari qu'elle adorait, subi l'ablation d'un sein à la suite d'un cancer, et elle ne travaille plus. Mais, outre l'amour chaleureux de ses trois grands enfants, qui l'admirent tout en la trouvant parfois un peu obstinée, les soins attentifs de sa gouvernante, Clara jouit de ce vaste appartement dont les baies donnent sur l'océan et ses rouleaux majestueux, sur la plage de Recife et son animation permanente. Décoré avec goût, riche d'une impressionnante collection de disques, ce refuge merveilleux regorge des innombrables souvenirs d'une vie passionnante, où les valeurs esthétiques, familiales et affectives se sont mélangées, ont longuement mitonné pour désormais offrir un mets quotidien et inimitable à l'imagination et à la mémoire de Clara. Ce lieu unique, dans la résidence « Aquarius », est à la fois le prolongement et le reflet d'elle-même. Il vient sans cesse lui rappeler ce en quoi elle a cru comme critique, tous ses engagements personnels et, bien entendu son mari disparu, ses enfants avant qu'ils ne s'en aillent, également sa chère tante Lucia, une femme forte, pleinement vivante à laquelle elle s'est peu ou prou identifiée... Mais voici qu'un jour des promoteurs immobiliers, décidés à rénover « Aquarius » pour le louer bien plus cher, avec un maximum de profit, veulent lui racheter (en y mettant le prix bien sûr, l'argent qu'il faut !) son appartement. Ils ont réussi à virer tous les autres occupants, pas de problème : madame Clara va empocher son magot et déguerpir comme ses voisins, il ne peut en être autrement.
Le film Aquarius du Brésilien Kléber Mendonça Filho, dont une partie du public et de la critique pensait qu'il obtiendrait la Palme d'or au dernier Festival de Cannes, raconte d'abord l'histoire d'un refus, d'une fière résistance. Celle de Clara (admirable interprétation de Sonia Braga) contre ces promoteurs insistants, puis menaçants, enfin prêts à tout pour l'expulser. Une Clara, peu à peu isolée et seule contre tous : ses voisins qui ont envie de toucher rapidement leur compensation financière, une ancienne connaissance dans la presse qui lui fait plus ou moins du chantage, son frère s'inquiétant pour elle, et même sa propre fille qui s'agace de son entêtement. Le film pose également en filigrane la question de savoir s'il est aujourd'hui fou, débile, archaïque, ou s'il est plus que jamais urgent, d'opposer quelques valeurs au principe fondateur et omniprésent de notre système économique : le profit. Le film enfin brosse un double portrait, celui d'une femme, aimante et fière, épanouie affectivement et sexuellement, mais aussi celui d'un Brésil où perdurent de profondes différences de classes, où le népotisme, la corruption rongent la société. Tout comme les termites (introduits là par des nervis aux ordres des promoteurs immobiliers) attaquent les appartements mitoyens de celui qu'occupe Clara, avant de venir ronger le sien... Mais ce Brésil, Kléber Mendonça Filho le fait aussi vibrer d'une sensualité torride (scènes érotiques intenses et même d'orgie, recours de ces femmes « couguars » à des gigolos), et d'une musicalité expansive (Clara et les siens vivent pleinement au rythme de morceaux musicaux adulés). On se souvient du précédent film du cinéaste, sorti il y a deux ans, Les bruits de Recife, une oeuvre saluée par la critique, image sensitive et contrastée du Brésil d'aujourd'hui... À nouveau, par la bande-son, le réalisateur nous donne à entendre un Brésil à la fois lascif, violent et festif.
Kléber Mendonça Filho travaille en énergies la sonorité de son film, et il nous offre de plus en matière d'images quelques trouvailles remarquables...
Parlant et magnifique, ce plan où le visage de l'héroïne dormant dans son hamac est gigantesque, occupant toute la partie gauche de l'écran, tandis qu'un employé de l'entreprise immobilière, marchant sur le trottoir, est minuscule, paraît un nabot vu de l'appartement. Touchantes, ces photos en noir et blanc de Recife au temps où la spéculation immobilière n'était pas aussi frénétique. On voit ces photos au début, tout comme un vieux et court film en 8mm, et ils posent d'emblée la mémoire, le droit aux souvenirs comme un enjeu fragile dans une société que la course au profit rend amnésique, absente à elle-même. Audacieuses, ces images érotiques flashées, incises dérangeantes et subversives, lors du discours en l'honneur de tante Lucia. Étonnantes, ces séquences qui alternent la couleur et le noir et blanc, ou bien ces images surréalistes qui nous renseignent sur les cauchemars et les hantises de Clara, seule à résister en dépit d'angoisses croissantes, dans cet immeuble déserté. Subtils, tous ces travellings qui nous promènent sans cesse dans l'appartement de Clara auquel nous ne pouvons que nous attacher, et ces jeux de profondeur de champ qui alternent le dedans et le dehors, et suggèrent l'interdépendance entre une personne et le lieu, le quartier où elle habite.
Film bruissant de vie, réussissant le prodige d'être à la fois critique comme un Ken Loach (qui, lui, a obtenu la Palme d'or) et voluptueux comme un morceau de Gilberto Gil, Aquarius est un acte de résistance et de colère. Il a été présenté comme tel par son réalisateur, et mal reçu par le nouveau pouvoir brésilien qui a diversement entravé sa diffusion... Afin de justifier sans doute une politique économique ultralibérale, où la quête de la plus-value devra de toutes les manières s'imposer en face des valeurs de la personne humaine.
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