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[verso-hebdo]
09-10-2013
La chronique
de Pierre Corcos
Catharsis à neuf
Le vieil Aristote définissait la fameuse « catharsis » par l'idée de purgation, certes, l'oeuvre (théâtrale ou musicale) pouvant susciter de violents états affectifs, des émotions perturbatrices chez le spectateur qui, ainsi, les évacuait sainement ; mais aussi par celle de purification, la mise en forme, le travail esthétique faisant accéder ces émotions chaotiques à un niveau « supérieur » de sens et valeur qui transcende l'anecdote.
Le réalisme du cinéma, de la télévision, du reportage s'est imposé aujourd'hui au point que la catharsis mise à neuf dans l'esthétique dominante procède surtout de la première idée thérapeutique de purgation. L'anecdote est conservée, mise en valeur, et la dimension confuse, décousue des émotions étalées devient supplément de « vérité ».

Deux films, bien appréciés par la critique, Blue Jasmine de Woody Allen et La Bataille de Solferino de Justine Triet, illustrent cette propension à fabriquer un cinéma où l'expression des affects est brute, directe, livrée sans emballage et avec ses scories. Beaucoup alors reposera sur le comédien et le vérisme de son interprétation. Mais cette catharsis fonctionne d'autant mieux que le personnage et le scénario sont en prise directe avec notre temps…
Le personnage féminin de Jasmine (Cate Blanchett), dans le dernier film de Woody Allen, Blue Jasmine, est à la fois neuf et référencé… Figure littéraire, il fait penser à certains personnages féminins de Tennessee Williams, fragiles, démunis, piégés dans le regard de l'autre. Mais les cinéphiles se rappelleront la Lou Andreas Sand (Faye Dunaway) du chef d'oeuvre de Jerry Schatzberg, Puzzle of a Downfall Child : une femme très belle, ancienne mannequin ayant eu son heure de gloire, et qui sombre dans la dépression et la toxicomanie, sa mémoire brouillant un passé trop douloureux ; ils se rappelleront davantage la pauvre Mabel (Gena Rowlands) du film de John Cassavetes, A Woman Under the influence, tant la déconfiture, la déréliction de Jasmine sont proches - par la dimension « borderline » que prennent ses crises nerveuses - de la déroute mentale de Mabel… Orpheline, vaniteuse de sa blonde beauté, se cachant derrière un faux-self avant même d'avoir construit sa personnalité, Jasmine se croit définitivement à l'abri grâce à la fortune de son mari, à son bouclier argenté. Mais cette fortune n'est que falsification et imposture. Allusion de Woody Allen à une actualité récente : l'affaire, le scandale de Bernard Madoff, escroc américain ayant berné des milliardaires, trompé sa famille, aujourd'hui condamné à 150 ans de prison… Coup de tonnerre dans un ciel radieux : l'épouse du millionnaire n'avait rien vu venir ! Jasmine pareillement. Elle est donc un personnage neuf, du temps des Madoff, Kerviel, de l'économie casino, où les fortunes se volatilisent d'autant plus vite qu'elles sont virtuelles… Cette ruine soudaine entraîne la vulnérable Jasmine dans le maelstrom de l'angoisse, de l'hystérie, de la confusion et le spectateur dans la vision médusée d'émotions extrêmes, pénibles. Secrète jouissance du spectateur : assister à la chute de cette « wasp » naguère frivole, méprisante, richissime ? Ou en éthologue observer un animal traqué, exclu de son écosystème ? Ou simplement admirer le jeu très « actor's studio » de Cate Blanchett ?

Le titre du film La Bataille de Solférino recèle trois niveaux de sens : il désigne une bataille historique qui fut un carnage, il suggère que les luttes dans un couple séparé (surtout quand la visite des enfants est en jeu) peuvent être métaphoriquement aussi violentes, enfin il fait référence à la bataille des dernières élections présidentielles, vue de la rue de Solférino où est le siège du Parti Socialiste… Astucieuse, la réalisatrice Justine Triet a commencé le tournage dès ce moment-là, et comme un documentaire d'actualité. Son héroïne est d'ailleurs une journaliste d'I-Télé, chaîne d'info en direct. L'intrigue psychologique gagne un surcroît de vraisemblance d'être ainsi totalement intriquée au soir du 6 mai 2012. Le filmage se fait caméra sur l'épaule, l'image parfois saute. Dès les premières plans, on a droit aux hurlements des enfants qui durent jusqu'à la limite de l'insupportable. Le décor du film alterne le grand désordre de l'appartement où vit l'héroïne (scènes d'intérieur) et la confusion, l'agitation de la foule hystérique massée rue de Solférino (scènes d'extérieur). Enfin le comédien Vincent Macaigne et la comédienne Laetitia Dosch nous font le psychodrame convulsif du couple qui s'engueule, la grande scène de ménage(rie) avec ses vociférations, ses moments grotesques et lamentables. Catharsis d'aujourd'hui, sans fard ni emphase, qui peut en agacer plus d'un, je l'ai constaté. Mais également exciter l'admiration de ceux pour qui le réalisme demeure une esthétique exigeante, où tout est bien plus organisé qu'on le croit d'ordinaire…
Pierre Corcos
09-10-2013
 

Verso n°136

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