Séverine Jouve : Vous partez de l’Antiquité gréco-latine, période où la critique d’art n’existait pas encore. Mais vous mettez l’accent sur le désir qu’on éprouvé des écrivains et des philosophes à décrire les œuvres les plus marquantes de leur temps. L’ekphrasis a tenu une place prédominante. Quelles conclusions en tirez-vous ?
Gérard-Georges Lemaire : En premier lieu je soulignerai le fait qu’une grande peinture ou qu’une sculpture digne d’intérêt, pour les Anciens devaient passer à la postérité grâce à une trace écrite très précise. Cette pratique est ancienne, mais, malheureusement, en ce qui concerne les Grecs, nous ne possédons la plupart du temps que des fragments, trop lacunaires pour vraiment nous éclairer. Mais les Latins ont poursuivi cette tradition (souvent écrite en grec). Si nous prenons l’exemple de la galerie de tableau dépeinte minutieusement par les Philostrate, le grand-père et le petit-fils (autrefois désignés comme une seule et même personne : Philostrate l’Ancien), qui se sont employés à décrire consciencieusement les soixante-quatre tableaux d’une galerie appartenant à un riche collectionneur privé. L’œuvre est précieuse, car les auteurs déploient un art à la fois concis et détaillé de parler de ces œuvres. Il ne manquent que deux choses : le nom des auteurs et les couleurs. Lucien de Samosate (circa 120-circa 180), qui écrivait lui aussi un grec, en dialecte ionien. Il a écrit un très grand nombre d’œuvres, qui allaient de la morale à la satire, du récit de voyage à des considérations sur la philosophie et l’histoire. Et il a aussi parlé de peinture. Le premier texte concerne le célèbre artiste Apelle de Cos (IVe siècle avant notre ère, qui aurait peint le portrait d’Alexandre le Grand) : Qu’il ne faut pas croire à la légère à la calomnie. Il se sert du tableau du célèbre peintre tant admiré par Cicéron et cité avec éloge par Pline l’Ancien, baptisé La Calomnie et le décrit avec le plus grand détail, en expliquant quel est le sens de chacune des figures présentes. Il l’utilise pour régler un grave différent et pour dénoncer le mensonge, l’ignominie et l’ignorance. Il allait donc un peu plus loin que la pure et simple description : il fournissait les codes moraux de l’ouvrage. Il a également utilisé un autre peintre fameux, d’à peu près la même époque (il aurait peint les raisins qui auraient aiguisé la gourmandise des oiseaux qui les ont crus bien réels) dans Zeuxis ou Antiochos. Il examine tout ce qui peut faire l’originalité et la valeur d’un tableau, et suggère que la nouveauté du sujet risque de faire oublier les qualités propres de la peinture. Là, encore, à des fins sans doute biaisées, Lucien dépasse le simple contexte de la description. Etudié dès le XVe siècle, en particulier par Battista Alberti, il a eu une influence considérable sur l’art de la Renaissance : Botticelli, Dürer et bien d’autres se sont inspirés de sa longue description de La Calomnie. La question qui demeure en suspend est de savoir si ce panneau a bien été exécuté par Apelle ou si c’est l’écrivain qui l’a imaginé de toute pièce. Enfin, dans son Histoire Naturelle, Pline l’Ancien (23-79) a rédigé une ébauche d’histoire de l’art grec et (en filigrane) romain. On y décèle de nombreuses lacunes, des erreurs, des imprécisions, mais il ne faut pas oublier que quatre siècles le séparaient de l’âge d’or de Périclès ! Il peut être considéré comme l’avant-courrier de l’histoire de l’art, qui va se développer pendant la Renaissance, dans des termes qui sont encore d’une précision sans égal. Mais il ne fait aucun doute pour moi que Lucien a introduit le ver dans le fruit : comme il avait coutume de discuter d’une question pour en mettre en évidence une autre, peut-être que cela a été involontaire de sa part. Quoi qu’il en soit, il esquisse des commentaires et des jugements sur la peinture qui doivent être compris au-delà de la simple bravoure de l’artiste. |