Bernard Barillot, ou la peinture comme structure d'opposition
par Jean-Luc Chalumeau
Les parchemins étaient très précieux au Moyen Âge, ce qui explique que les calligraphies de nombre d’entre eux aient été lavées et grattées de manière à permettre au support de servir à nouveau, l’opération pouvant être répétée plusieurs fois. Or il restait toujours quelque chose du « dessous » dans le champ du visible lorsqu’on lisait les nouveaux signes tracés à la surface : tel étaient les palimpsestes, dont il n’est pas indifférent que Bernard Barillot ait repris le nom pour désigner une série d’œuvres dans les années 90. Mais même les peintures qu’il ne désigne pas en tant que palimpsestes peuvent être analysées, elles aussi, comme des calligraphies, de telle sorte qu’une profondeur est créée, qui n’a rien d’une illusion de lointain telle que le suggère le procédé traditionnel de la perspective, mais possède tous les caractères de ce que l’on appelle la profondeur picturale.
Quelle que soit la lisibilité plus ou moins grande des calligraphies de Barillot, toutes nous invitent à pénétrer au-delà d’elles. Ces « tableaux d’écritures » conduisent à un étrange vertige, qui pour être correctement interprété, appelle me semble-t-il une remarque formulée autrefois par Meyer Schapiro : « en peinture, le hasard, l’accidentel est le commencement de l’ordre. C’est à partir de cela que l’artiste tente d’instaurer un ordre qui à la fin, retienne l’aspect du désordre originel comme manifestation de la liberté. »
Les lettres inventées par Bernard Barillot ne sont nullement accidentelles, certes. Elles n’ont rien non plus qui les apparente aux caractères rudimentaires qu’affectionnent les adeptes du tag. Mais cette calligraphie méditée semble bien jetée sur l’étendue de la surface à peindre avec une extrême énergie et une extrême liberté, sans projet préalable. Commence alors un cheminement vers l’instauration d’un ordre spécifique. Comme chez Pollock, qu’il admire, comme aussi chez Mondrian, les tableaux de Bernard Barillot sont basés sur une structure d’opposition. Opposition de la ligne et de la couleur, notamment, ou du contour et du champ.
Le véritable sujet de chaque œuvre devient alors l’unité obtenue par la résolution de l’identité des contraires. Voyez par exemple une peinture sur papier, carré parfait de un mètre de côté, la ligne y devient couleur, de même que le contour est le champ même. Depuis les entrelacs qui se superposent et « montent » furieusement à partir d’une profondeur sombre, se manifeste visiblement ce que Schapiro appelait le « devenir » de l’œuvre. La structure vivante mise en place par le peintre a une redoutable efficacité puisqu’elle réussit à littéralement aspirer le regard. Après tout, pourrait-on dire, Vermeer faisait-il autre chose lorsqu’il disposait le sujet principal de l’un de ses chefs d’œuvre, l’Allégorie de la peinture, tout au fond du tableau et non pas au premier plan ?
Abstraite ou non la peinture est piège à regard et manifestation de liberté. S’il lui arrive de raconter des histoires, c’est par surcroît et cela n’a guère d’importance. Il est bon que de temps à autre un artiste nous replace devant ces évidences, comme aujourd’hui Bernard Barillot, avec une qualité dans l’exécution constamment à la hauteur du propos, ce qui n’est pas rien par les temps qui courent.