Franta, ou la vie de la création
par Jean-Luc Chalumeau
La galerie Capazza (18330 Nançay) annonce une grande exposition Franta du 8 octobre au 4 décembre, qui va permettre de faire le point sur l’œuvre de l’un des plus importants peintres expressionnistes contemporains. Né en Tchécoslovaquie en 1930, fils d’un résistant à Hitler et d’une mère arrêtée par la Gestapo, Franta a traversé le nazisme et le communisme avant de parvenir en France en 1958. Depuis lors, son œuvre entre deux pôles : la vie, d’une part, avec par exemple Maternité de 1999, et la mort, d’autre part, avec Fukushima (2012) ou la non moins significative grande composition, aujourd’hui au musée de Nagoya (Japon), Pour le souvenir – Témoin (1994) qui évoque des charniers (elle est accrochée, non sans des raisons évidentes, à côté d’un grand tableau d’Anselm Kiefer). Franta, témoin direct des principaux drames du XXe siècle, me semble avoir conduit sa quête picturale non loin de la méditation d’une Hannah Arendt constatant que le IIIe Reich détestait l’humanité en général et l’apparition d’un enfant en particulier, puisque l’humanité était selon lui viciée à la racine et que, le peuple juif en étant la cause, il importait d’en programmer la disparition pour régénérer l’espèce humaine.
Contre tous les responsables des charniers de notre temps, Franta comme Arendt, affirme que la seule réponse à leur opposer réside dans la vie d’un enfant et donc dans sa naissance. Cette idée est métaphoriquement inscrite dans chacun de ses tableaux en tant qu’il est animé par le jaillissement de la peinture, c’est-à-dire par la vie de la création, notamment depuis le début des années 80 qui a été marqué par la découverte de l’Afrique par le peintre, lequel effectue depuis lors de longs séjours réguliers chez les Massaï ou les Dogons. Les déserts et les peuples africains ont en effet préservé à ses yeux une sorte de pureté originelle qu’il lui a fallu faire entrer elle aussi dans sa peinture, par exemple dans une réussite plastique comme Adam et Eve (1982), une grande encre de Chine sur papier marouflé, « corps-lumières » qui lui étaient apparus tels des reflets échappés des trous de la végétation tropicale qui se réfléchissaient sur les peaux noires.
Mais revenons au triptyque Pour le souvenir-Témoin : il s’agit d’une des œuvres les plus caractéristiques de Franta, peut-être son chef d’œuvre auquel répondent d’autres tableaux comme Hommage à Sebrenica (2002). Les Japonais y voient une allégorie d’Hiroshima, ce qui est compréhensible, mais il s’agit en fait du « souvenir » du camp de Terezin construit par les nazis en Tchécoslovaquie où la mère de Franta fut internée. Ce dont il est question est une horreur indicible : nous le voyons bien et pourtant nous éprouvons d’abord devant ce triptyque le sentiment de la beauté. Le visage, au centre de la composition, est étrangement calme. Le personnage se cache-t-il les yeux dans un geste de déploration ? C’est possible, mais rien ne l’indique. Le peintre ne nous interdit pas non plus de penser que cet individu, témoin de mauvaise foi, ne voit pas parce qu’il ne veut pas voir les corps suppliciés (unifiés par un rose clair constituant plastiquement un tissu conjonctif qui efface tout détail anecdotique). Franta, au-delà des camps, nous oblige ainsi à méditer sur notre actualité de terriens en train de saboter leur petite planète et refusant de s’arrêter. Un tableau comme Terre imprenable (2006), montrant le désert devenu décharge publique, rappelle que Franta n’est pas seulement un douloureux peintre d’Histoire, mais encore et surtout un artiste authentiquement de notre temps présent.