ESTHER SEGAL, LA DENTELIERE
par Gérard-Georges Lemaire
Quand j’ai rencontré Esther Ségal pour la première fois et que j’ai découvert ses œuvres, j’ai aussitôt décrété qu’elle était la dentelière de l’art de notre temps. A l’époque, je venais de publier un livre baptisé Le Noir qui a paru chez Hazan. Et je préparais une exposition qui allait prendre le titre du Noir absolu. Et ce qu’elle faisait était noir et absolu. Laissez-moi vous dire de quoi il s’agissait : de petits tableaux (d’aucuns formant un livre ouvert) qui n’avaient pas été peints, mais qui avaient pour support du papier photographique qui avait été percé de cent et mille fines pointes d’aiguilles. Ce n’est pas un expédient technique ou une forme d’obsession répétitive.
Avec ces trous d’aiguille, elle a constitué un langage. Dans un premier temps, on ne peut s’empêcher de songer au braille. Mais, si l’on examine plus attentivement la surface, on voit se dessiner des caractères. Des caractères imaginaires et des caractères hébraïques. Il n’y a rien de talmudique dans ces lettres tirées d’une vieille Torah. Rien de mystique donc et sans doute rien d’autre que l’idée d’une culture partagée entre deux origines. Peut-être y a-t-il plus. Mais je discerne d’abord une poétique que ces minuscules reliefs blancs (qu’on discerne à peine) dans le support noir engendrent pour nous placer devant une énigme.
On est certes loin des fissures et des trouées dans la toile de Lucio Fontana, de Nicky de Saint-Phalle ou de William S. Burroughs. Esther Ségal n’a aucune intention d’interroger le plan sans défaut de l’œuvre abstraite ou de mettre en cause sa parfaite unité plastique. Elle est partie en quête d’autres horizons, qui n’appartiennent pas à l’histoire formelle de l’art. L’usage qu’elle a alors fait du noir a sans doute été déterminé par le renversement des modes de production des textes en Occident, généralement en noir sur un papier blanc. Avant elle, bien des peintres ont utilisé le noir pour y introduire des signes, comme Jean Degottex, pour ne citer que lui. Albert Bitran l’a fait lui aussi. Mais son propos ne présuppose aucun lien direct avec ces expériences scripturales dans la peinture, pas plus qu’elle n’en a avec Henri Michaux ou Christian Dotremont, même si ces deux grands créateurs ont inventé une écriture plastique qui n’appartient qu’à eux. Le noir ne fait que renforcer la nature opaque des signes qu’elle a voulu inscrire sur son papier qui est peut-être celui du livre brûlé de la très étrange tradition hassidique de Pologne et qu’Anselm Kiefer a repris dans ses installations.
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