Vagabondage pictural
par Louis Doucet
La raison qui ne dort jamais produit des monstres.
Tahar Ben Jelloun
J’ai découvert le travail de Marine Joatton en octobre 2003, dans son atelier glacial des Buttes-Chaumont. À cette époque, elle était fascinée par la vie animale et fabriquait des petits monstres hybrides en découpant et en réassemblant des fragments de figurines animalières en matière plastique. Il y avait, dans cet exercice, une parenté visuelle avec certains rébus qui ont bercé mon enfance : un arrière-train de loup greffé sur l’avant d’un phoque devenait un loufoque ; un faon muni d’ailes se muait en éléphant… La notion d’échelle était abolie, une minuscule souris pouvant s’accoupler avec un éléphant, voire l’avaler en partie, sans que cela paraisse incongru. Les bestioles résultantes, toutes de même taille, étaient ensuite tirées en bronze puis sagement alignées sur une étagère, pour créer une très improbable ménagerie. Marine m’avait aussi montré des travaux plus anciens dans lesquels les animaux étaient fabriqués à partir de fragments végétaux de récupération : pétales, bogues, branches, épines, pelures d’orange… Elle menait, en parallèle avec cette activité en trois dimensions, un travail de dessin, subtil et fascinant, qui me faisait penser simultanément à Martial Raysse et à Max Ernst. J’avais aussi détecté, chez elle, une certaine parenté avec la démarche de Jean-Luc Parant, qu’elle connaissait fort bien et avec qui elle avait même échangé des œuvres. À vrai dire, c’est cette partie graphique de sa production qui m’avait pleinement convaincu qu’il fallait l’exposer à la galerie du Haut-Pavé.
Le parcours de Marine Joatton est quelque peu singulier dans ses débuts. Diplômée de Sciences Po, elle a enseigné le français à l’Université de Saint-Andrews, en Écosse, puis a suivi un cursus de sculpture à l’Université de Dundee, toujours en Écosse, avant d’entrer aux Beaux-Arts de Paris. Cette double formation a forgé une personnalité surprenante, parfaitement équilibrée, dans laquelle le rationnel et l’irrationnel, le déductif et l’intuitif se mêlent à parts égales. On pense au propos de Constantijn Huygens qui déclarait : « La vie est un rêve, mais rêver n’est pas vivre[1]. » Notre artiste évolue dans un monde onirique mais elle sait exactement quand et comment en sortir pour en concrétiser la vision dans ses œuvres.
Les premiers dessins de Marine Joatton, ses Dessins génération spontanée, selon sa propre terminologie, se situaient dans le prolongement de ses figurines monstrueuses. On y reconnaissait des fragments tirés de la nature, sans souci de cohérence de dimension ou d’échelle, des métissages contre nature dans lesquels entraient des éléments exogènes. « Tout cela a un côté fable, mais fable déréglée, sans logique ni morale » écrivit Philippe Dagen[2]. On y devinait également une fascination pour les taches, comme chez Henri Michaux ou Victor Hugo. Il y avait aussi des effacements, des grattages, des frottages à la manière de Max Ernst, des traces de repentirs dans lesquels on discernait une volonté de brouiller les pistes, d’effacer les étapes du processus générateur du dessin, dans une rage presque animale, celle du félin pourchassé qui cherche à semer ses poursuivants. Concentration et obsession… Deux données qui continueront à marquer la production de Marine Joatton jusqu’à nos jours.
[1] Hofwijck, XVIIe siècle.
[2] Le Monde, 13-14 septembre 2009.
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