Comme des alamitous babyloniens.
par Jean Gaudaire-Thor
François Lelièvre a dû dans une autre vie parcourir les steppes enneigées du Canada, les forêts africaines, enfin de toutes ces régions, tous ces pays où les hommes et les arbres vivent ensemble, se parlent et s’écoutent. Où les arbres montent très haut mais où les hommes les respectent et les aiment.
Le travail de François, qui prend sa source dans la reconnaissance de la nature, serait plus proche des totems Tlingit d’Alaska, des échelles Dogon des falaises de Bandagiara ou de la sculpture l’Esprit de la Bastille de Max Ernst que des arbres écorchés de Penone ou des colonnes sans fin d’un Constantin Brancusi.
François, lui, enquête, choisit son arbre, sa branche. Il choisit à travers la structure du végétal ce qui l’amènera à façonner ; provoquer la forme définitive. Pour cela, il en capte l’énergie, les intimes vibrations, les noeuds, les blessures secrètes. En d’autres temps, les charpentiers de marine opéraient de la même façon. Ils plantaient, surveillaient, regardaient grandir leurs forêts, les arbres devenir mats, carènes, étambots.
Si l’on ressent au travers des sculptures mats de François ce même amour pour ce matériau, le bois, cette passion pour le travail bien fait, je dirais ce travail du sensible, c’est parce que l’apprentissage a été long, raisonné. Presque comme une sorte de compagnonnage. Mais, un compagnonnage tout en finesse et retenue. Bien loin des modes, des diktats des écoles. Le travail de mature (maturation) de François prend sa source dans plusieurs lieux, plusieurs temps de la culture humaine. A la fois celle, très lointaine, des peuples d’Amérique du Nord, mais aussi de nos cultures Gauloise, Celtique qui commencent à réapparaitre timidement aujourd’hui.
Ces sculptures d’ordre chamanique sont à l’écoute du monde. Il n’est qu’à regarder comment l’artiste anime ses mats pour s’en rendre compte. Une succession d’entailles, d’ouïes, d’oreilles enveloppent, modulent la surface du tronc. Elles servent à faire respirer, à écouter les murmures du monde, à rendre ces sculptures vivantes.
Les totems de François agissent comme le faisaient les pompes à vis des terrasses babyloniennes pour amener l’eau dans les jardins suspendus. On appelait ces machines des alamitous. Ce nom est en fait celui que les peuples du Croissant fertile donnaient au palmier dattier. Cette invention géniale est née d’une interprétation de la structure en spirale du tronc de cet arbre, et cela plusieurs millénaires avant l’invention de la vis d’Archimède.
J’aime à croire que les colonnes de l’artiste fonctionnent comme ces alamitous, qu’elles puisent leur énergie dans les profondeurs du sol pour nous la restituer, nous l’offrir en abondance.
Les oeuvres sur papier de l’artiste nous renvoient au même phénomène que pour ses sculptures. Ces oeuvres sont l’empreinte, la face plate de la sculpture. Elles sont pour moi des sortes de coupes, de traits de scie dans la matière vivante du végétal. Elles m’apparaissent comme la radiographie de ce monde ligneux stoppé dans son expansion. Le dessin est travaillé à partir d’un noyau qui se développe par vagues concentriques comme le ferait l’arbre. Seul le format du papier bloque la progression du dessin dans l’espace. Dans cet arrêt se crée la fossilisation de l’oeuvre. L’artiste anticipe le temps en prévoyant une pose dans la germination de son oeuvre qui s’assimile au végétal. Le trait du crayon ou du pinceau chargé d’encre qui remplace le trait de scie, coupe le temps de la photosynthèse.
Commencé en noir et blanc il y a quelques années, ce travail sur papier se développe aujourd’hui sur toile en un jeu de profondes polychromies. On imagine très logiquement le passage du sculpteur au dessinateur, du dessinateur au peintre. Car pour un artiste le défi est de taille (et sans jeu de mot), c’est même l’un des plus complexe de l’histoire de l’Art ! Mettre de la couleur sur un volume, sans forfanterie, sans bidonnage. Peu d’artistes ont réussi à résoudre cette équation millénaire. François est en train de s’y atteler, de mener ce combat.
Avril 2018 / Jean Gaudaire-Thor