Extrusion
par Tiffany Tavernier,
à propos des "Plombs" ,2008
Le plomb s’impose, à la fois léger et massif. Est-il vraiment solide ? On approche le doigt, la matière résiste.
Stupeur.
A voir cette vague surgir du néant, à contempler ce chaos fissurer l’antre, à observer ces troncs en pleine poussée, cet élan d’homme enfin, pris au ras bord de son advenue, on se demande comment il est possible d’avoir pu fixer cela.
De prime abord, on aurait pensé à du liquide. Une eau originelle aux teintes gris bleuté nous donnant à croire, par l’ondulation des courants, au jaillissement de formes illusoires. Mais non, nos doigts touchent ; la matière est bien là, aussi fragmentée qu’émergente. On ouvre un peu plus l’œil. Ne faut-il pas retenir ce qui déjà s’échappe ? Coincer dans la pupille ce sursaut de métal ? Freiner, stopper ce temps qui, d’entre ces figures de plomb, s’amplifie, s’écoule ? On cherche à tracer le cercle. A tenir l’œil grand ouvert. A s’emparer de l’ivresse pour la garder en soi, pour soi. Oui mais voilà, fasse à l’œuvre, l’œil cède, et le corps avec. Car le monde ici est élargissement et rien ne peut s’y maintenir sinon le mouvement même de son déploiement.
Ordre végétal, animal ou humain participent d’une même vibration. Chaque pas, chaque onde, chaque craquèlement révèle cette pulsion resplendissante par laquelle inextricablement nous sommes et devenons surgissement… Et tant pis si la forme se déchire, si le métal implose, si le plomb forme, à la crête, une dentelle hallucinée. L’homme avance, l’homme marche et les troncs et la fissure des roches avec lui, en lui.
Est-il en train de disparaître, d’apparaître ?
Son corps est strié de vide, sa jambe gauche manque, un souffle d’une violence rare l’a en partie effacé. Il marche pourtant. Il avance, animé d’une sublime présence. Est-ce d’avoir renoncé à la fixité ? La peur nous vient soudain qu’il va définitivement s’évanouir.
On le touche alors. On le contourne. Comment peut-il ainsi se maintenir ? Tout dans son être consent à l’impermanence. On le touche encore. Ou plutôt, on touche ce qui de lui a déjà disparu. Et quelle étrange chose que de sentir combien il fait masse à cet endroit même du creux. Masse, oui, alors qu’il n’y a plus rien et c’est ce que certains appelleraient un retournement ou alors une révélation… Oui, là même où il s’efface, il est, marchant, avançant, les yeux fixés sur l’autre rive qui n’est autre que celle qu’il ne cesse de rejoindre et en laquelle il ne cesse de devenir. Car tout comme la vague, le chaos ou les troncs, il est l’espace lui-même, sa morsure éclatante, son pas dans son pas : éblouissement du monde.
Index de l’étoile qui s’étire. Cuisse de la vulve qui émerge. Œil hagard des troncs qui s’arc-boutent. Hanche des cieux qui se propagent. Voilà ce que désignent et racontent les plombs.
Jubilation, faille, érosion, irruption.
Tout est là, offert avec un art et une puissance magnifiques. A en faire devenir le métal presque flou. Comme si l’expansion régnait. Au cœur même de l’œuvre. Dans le souffle des métamorphoses et de la trace.
Tiffany Tavernier