Les Vénus de Marie Sallantin
Jean-Luc Chalumeau
Il y a vingt-quatre ans, Marie Sallantin présentait une première série de Vénus sous le titre Les heures d’Aphrodite après Masque, miroir et statuette (1989-1990) puis Dame et licorne (1991-1992), antérieurement, il y avait eu la série des Métamorphoses (1986-1988) avec déjà sa touche très libre ; la série avait été exposée à l’abbaye de Mondaye en 1989. La voici qui revient au thème de Vénus à la galerie Peinture fraiche. Vénus, sa compagnie, les saisons est le titre, il est assorti d’une question : « cette histoire si longue ne serait donc pas close ? Peut-elle encore nous surprendre ? » La première surprise, c’est la persistance de l’artiste à visiter l’idée la plus classique de la beauté à travers l’évocation inlassable des corps féminins nus, de la végétation et de l’eau intimement mêlés. Des baigneuses en somme, comme celles qui ont occupé Cézanne toute sa vie. Sait-on qu’il avait commencé en 1870 et qu’il travaillait encore sur ses Grandes Baigneuses en 1906, la veille de sa mort ? Marie Sallantin avait introduit une forme citant Matisse dans la série de 1997-1998, sans doute à dessein. On interrogeait Matisse sur sa baigneuse, quelle belle femme ! Et lui de répondre : « Je ne peins pas une femme, je peins un tableau.» On avait aussi interrogé Cézanne : « quel délassement vous est le plus agréable ? » Réponse : la natation, « il faut être dans la peinture comme un poisson dans l’eau. » Les baigneuses de Sallantin, comme celles de Cézanne, sont avant toutes choses de la peinture. C’est donc en tant que telles qu’il faut les regarder.
Regarder d’abord l’exquise profondeur bleue intense de l’étang dans lequel évoluent ces jolis corps stylisés roses souvent accompagnés d’une grue blanche. Ce n’est pas une représentation : ces baigneuses, Marie Sallantin ne les a jamais vues, quand bien même elle nous parle à deux reprises d’une « Grande baigneuse sur le motif » (2019, 97 x 162 cm). Non, ce qu’elle nous donne à voir, c’est l’aisance et la sûreté de sa touche, ce qui entraîne notre acquiescement. Nous nous disons que ces Baigneuses dans l’étang de 2020 (polyptique) sont vraies parce qu’elles sont achevées, parce qu’elles découragent toute idée de rature ou d’amendement. Elles sont vraies par rapport à elles-mêmes : il y a une première vérité perceptible dans toute peinture de Marie Sallantin, c’est sa vérité par rapport à elle-même.
Mais nous sentons bien que ce n’est pas tout. Ces tableaux répondent à une nécessité chez celle qui les a créés. Il y a un a priori existentiel qui a animé l’artiste et qui transparaît dans la forme de la moindre de ses œuvres (voir les petites Baigneuses dans l’étang de 2018, 60 x 60 cm chacune) parce qu’elle s’est engagée dans son faire, parce que pour elle faire et être sont une même chose. Bref : cette peinture est vraie par rapport à l’artiste qui l’a conçue. Ces tableaux nous invitent à avancer encore : n’y aurait-il pas ici une troisième vérité que les esthéticiens diraient par rapport « au réel » ? Entendons-nous bien : Sallantin n’est nullement réaliste. Mais les mythes sont des réalités qui parcourent notre culture. Bethsabée, Diane et Suzanne sont aussi réelles que Vénus. Il y a vraiment une troisième vérité dans la peinture de Marie Sallantin. De même qu’un roman peut nous entraîner avec lui, un tableau peut nous introduire à un sentiment bien réel sans lien avec ce qu’il représente. Appelons cela le plaisir esthétique. Je sais, cette sensation n’a pratiquement plus cours. Marie Sallantin en est bien consciente, elle qui déclarait naguère : « Si le XXe siècle a été le siècle de la déconstruction de la figure dans la peinture – parallèle à la destruction sans précédent de l’homme par l’homme – la peinture restituée de Vénus (sa tentative) lui tourne le dos. Je ne porte pas le deuil. » Nous non plus, n’est-il pas vrai ? Avec Marie Sallantin, nageons dans la peinture comme ses Vénus, comme des poissons dans l’eau.