Promesses d’épiphanies
par Belinda Cannone
« Le seul vrai lecteur, c'est le lecteur pensif », écrivait Victor Hugo. J'ai envie de le paraphraser, un peu, en affirmant que le seul vrai peintre est celui qui rend son spectateur pensif. Pensif : je ne saurais dire à quoi il songera au juste, mais je sais qu'il demeurera devant le tableau sans en épuiser la proposition, plein de ces pensées confuses et profondes que font naître en soi les œuvres fortes quand les autres, trop sommaires, s'exténuent rapidement sous notre regard.
Or devant les dessins et les tableaux de Nadia Ghiaï-Far, je reste rêveuse (ce qui n'est qu'une autre forme de pensée), car j'ai beau les parcourir, je n'en viens pas à bout : ils se donnent mais jamais entièrement, attisent puis déjouent mes interprétations – ils jouent avec l'intelligence de mes yeux.
Si ces œuvres étaient faites de mots, elles seraient poèmes en miniature – de ces sortes de poèmes qu'écrit Henri Michaux, auquel je songe souvent devant ce travail. Dans les dessins particulièrement, diverses analogies partielles suscitent des rêveries sur les formes du vivant, ici réunies en chimères. On pense fugitivement à une fleur, à un scarabée, une aile ou une écrevisse, "Mais prendre le vide dans ses mains,/ Chasser le lièvre, rencontrer l’ours./ Courageusement frapper l’ours, toucher le rhinocéros." (« Nous autres », Michaux). Et voilà, alors qu'on glissait vers l'interprétation, qu'on l'avait sur le bout de la langue, des yeux... le dessin refuse d'être réduit à du connu, on doit admettre que l'objet en promesse n'est qu'un mirage et l'on reste, frémissant de plaisir, comme au bord d'une épiphanie d'autant plus émouvante qu'elle a été frôlée avant de se dérober.
Dans un entretien qui date d’une dizaine d’années, Nadia Ghiaï-Far évoquait sa formation : « Je me suis rendue compte qu'il y a une autre façon de regarder, “une espèce d'autre regardˮ que celui qu'on utilise au quotidien [1] » – ce qui est sans doute le point de départ de tout travail pictural. Reste à dire quelle part du réel chaque peintre « regarde », et donc montre. Chez elle, le regard cherche à « dépasser les surfaces pour creuser d'autres zones du réel » – zones, ou encore « couches », car ce qui l'intéresse se passe en-dessous. On est saisi, en lisant les titres des œuvres peintes autour de l'an 2000, par l'omniprésence de la préposition dans : « Ma tête est dans le ciel » ; « Dans ma tête en profondeur » ; « Je m'écrase dans la terre » ; « Ça me rentre dedans » ; « Mon corps perdu dans le nuage » ; « Prise dans le temps » ; « Dans la durée »... Il me semble que ces titres illustrent parfaitement la volonté de creusement du réel dont témoignent ses œuvres. Il s'agit d'aller dans, dedans, au creux, derrière la surface, derrière la peau des choses. Rien de ténébreux cependant : les peintures offrent un monde de couleurs fantastiques, tandis que les dessins sont de véritables envols.
[1] Avec Nicolas Vauthrin, catalogue de l'exposition à la Chapelle de la Sorbonne, 2003
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