« Le Corps ressent l’espace »
par Jean-Philippe Domecq
À la question « Qu’est-ce que la peinture abstraite? », Mark Rothko répondait : « Rien que du contenu ». La question était réglée, et bien réglée. La question de la peinture abstraite et la question de la peinture en général, de toute peinture qui accomplit le langage qu’est la peinture. Il n’y a pas de peinture abstraite d’un côté et de peinture figurative de l’autre ; il n’y a jamais eu cette distinction, sauf en mauvaise peinture ; pas plus qu’il n’y a d’art conceptuel d’un côté et d’art sensible de l’autre. Cela se joue, et s’est toujours joué dans l’entre deux, même aux temps où la mimésis, le réalisme ou l’imitation de la « nature » avaient force de critère dominant. L’art, dont la peinture, est dans l’œil et l’œil est entre monde et crâne. Entre contenu et informel. Entre abstraction hors de tout référent connu au moment où l’artiste produit, et abstraction de ce qu’on montre au sein de « la » réalité que les peintres ont tant cherché à reproduire.
Voilà qui nous place au cœur de l’œuvre de Nadia Ghiaï-Far, me semble-t-il du moins. Quand j’ai découvert cette œuvre lors de son exposition à la Chapelle de la Sorbonne, organisée grâce au Prix Fénéon qui lui fut décerné en 2003, je faisais ce constat, dont je détache ces quelques mots pris en note : « ...Nadia Ghiaï-Far, elle, peint plutôt l’infiniment dehors et l’infiniment dedans. [...] Il suffit d’observer ses peintures, fusains et dessins : on y est projeté dans les fibres de la matière – terrestre, végétale, animale –, c’est l’exploration interne. Mais, en même temps, ces mêmes explorations nous ouvrent des voûtes rocheuses, célestes et des au-delà du regard ordinairement limité : c’est l’infiniment dehors, le lointain détaillé. Ces deux directions du regard se croisent et s’épousent, au point qu’on voit, dans l’œuvre de Nadia Ghiaï-Far, l’infini dans une nervure, et l’infime dans une constellation. »
Depuis, je souscris toujours à cette observation, parce qu’en suivant le développement de l’œuvre de cette artiste, elle confirme et affirme l’initiale et globale impression, forte. Mais évidemment, au fur et à mesure, l’intuition du regard qu’on lui porte s’affine, et ce n’est pas du regard que cela vient, mais de l’œuvre.
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