Griffes et plumes
par Isabelle Monod-Fontaine
En regardant les dessins au fusain de Nadia Ghiaï-Far, deux mots me reviennent irrésistiblement à l’esprit, les deux mots qui composaient l’enseigne d’une étrange boutique du Village où m’avait donné rendez-vous un ami lors de mon premier séjour à New York…
« Fang and Claw », m’avait-il dit, tu trouveras facilement. Mon anglais déficient ne me permettait pas de comprendre la signification de ces deux mots, encore moins leur association, mais leurs sonorités exotiques, et ce que j’ai vu sur place – des serpents surtout mais aussi toutes sortes d’insectes et de bêtes inconnues et plus ou moins vénéneuses – n’ont cessé depuis de me hanter. Je n’ai d’ailleurs jamais complètement élucidé leur sens : « fang » à la sonorité compacte et douce, signifie pourtant « croc » ou encore le crochet à venin de certains reptiles. Et « claw » ou plutôt « claws », ce sont les griffes animales, toutes les pattes griffues capables d’enserrer, d’attaquer, de faire saigner des proies.
Alors quel rapport avec les noirs veloutés des dessins de Nadia, avec leurs tracés d’une légèreté parfois arachnéenne ? Rien sans doute, sinon que ces dessins sont pour moi porteurs d’une violence – toujours étroitement associée à la douceur – et de la sauvagerie tantôt cruelle et tantôt caressante d’un monde animal totalement réinventé, sans rapport avec aucune réalité connue, mais intensément vivant. Je suis, nous sommes, happés par ces dessins, entraînés tour à tour dans leur touffeur sombre, ou dans les diaprures de ce qui ressemble à des ailes transparentes. Je sais bien que Nadia Ghiaï-Far ne représente rien, qu’elle n’évoque dans ses toiles ou ses œuvres sur papier que des paysages intérieurs – se tenant au plus près de la peau (plutôt dessous que dessus), des os, des vertèbres, des matières spongieuses d’un corps jamais identifié, jamais délimité. Un corps-monde qu’elle fait surgir du blanc du papier par le seul jeu des noirs, et grâce à un seul instrument, le fusain, dont elle use de plusieurs manières, souvent sur la même feuille. Un instrument qui peut caresser légèrement la feuille, l’effleurer ou s’écraser dessus en aplats épais, ou la mordre et la griffer sans pourtant la blesser.
La force visionnaire de ce qu’elle fait ainsi monter à la surface du papier est frappante : tissus de traces organiques, élytres, squelettes délicats, nervures à vif, j’y entrevois des créatures peu faites pour le calme, apparentées à celles qui volètent dans les songes des romantiques allemands… bien loin de la culture d’origine de Nadia.
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