La bibliothèque de l'amateur d'art
par Gérard-Georges Lemaire
Hommage à Georges Bataille
Préface à la transgression Michel Foucault, postface de Francis Marmande, Lignes, 96 p.
Michel Foucault a écrit ce long article pour la revue Critique en hommage à Georges Bataille un an après sa mort. Cette réflexion dense et pertinente part de la question de la sexualité : de notre temps, nous croyons qu’elle est devenue (ou redevenue) une « vérité de nature ». En fait les choses ont commencé il y a déjà longtemps : de Sade à Freud, on aurait jeté, selon Foucault, la sexualité dans un « espace vide « C’est-à-dire qu’elle ne rencontre plus que la « forme vide de la limite ». Dans un monde où il n’y a plus rien à profaner, elle offre le seul partage possible. En somme, elle attribue de nouveaux contenus à des gestes millénaires. Le philosophe, élargissant le champ de son investigation, en vient à établir un lien direct de cause à effet avec la mort de Dieu, ce qui serait « l’espace constant de notre expérience ». En parlant de l’auteur de l’Abbé C, il établit que l’expérience intérieure est « tout entière expérience de l’impossible… » Sans doute. Mais comme beaucoup d’autres à cette époque, il considère la fin de Dieu comme un fait accompli dont Nietzsche aurait été le procureur. Or, ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées (et se passent encore) : la mort de Dieu est une hypothèse qui s’est insinué comme une faille tellurique : le monde religieux est encore debout, mais s’il a soumis à des secousses sismiques constantes. Ce caractère idéologique et sans nuance de ce dictat est en réalité plein d’ambiguïtés. Sans doute discerne-t-il ici la « cendre prometteuse », le surgissement d’un langage « à naître ». Il en vient ensuite à la question de la pensée de l’origine. Elle aboutirait à une « philosophie de l’érotisme », qui serait une expérience de la finitude de l’être. Soit. Mais Bataille, comme Klossowski, croyait encore dans le pouvoir des mots et de la transgression. Foucault discerne à ce point une défaillance de son langage. Son idée était de se rapprocher d’un langage non dialectique. L’homme prend conscience qu’il y a à côté de lui un langage dont il n’est pas maître.
Ces pages posent mille questions et elles ont conservé tout leur intérêt pour cela. Car à l’époque où Bataille a fait sa percée (peu avant da mort), la question qui va vite se poser sera celle de la pornographie. Bien sûr, la question de Bataille est bien celle de l’écartèlement, mais toujours dans un monde chrétien fracturé. On peut sans doute adhérer à l’idée de Foucault qui avance que cela marque non la fin de la philosophie, mais des philosophes. Ce sujet philosophique a une jambe dans un monde et l’autre, dans un monde différent. Quant à la conclusion de notre grand homme, qui veut que la perte de langage corresponde à la fin de la dialectique, elle séduisante, mais pas probante.
La postface intitulée « Ceci n’est pas une préface » de F. Marmande est tout à fait pertinente car elle remet cet écrit dans ce contexte avec force détails. C’est utile et très bien fait.
Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Michel Surya, « Tel », Gallimard, 714 p., 15,90 €.
Le livre de Michel Surya sur Georges Bataille fera date, il n’y a aucun doute sur ce point. Il y a eu avant lui un grand nombre d’ouvrages de tous les genres et de valeurs diverses et variées. Même trop : l’université a le don de déverser des essais sans nombre, comme si les références bibliographiques devaient suivre une courbe exponentielle. Ce trop plein engendre une sensation de vertige et paralyse les plus courageux. Les beaux jours de la casuistique se sont réintroduits par un paradoxe : l’adulation sans borne de ceux qui ont rompu les chaînes de la philosophie classique et ont donné une impulsion nouvelle à la littérature en l’associant aux ruines de la philosophie : Sartre, Foucault, Deleuze, Klossowski et bien sûr Bataille. Alors ce nouveau titre pouvait nous faire craindre le pire. Au contraire, il n’y avait qu’un livre sur l’auteur de la Part maudite, je conseillerai celui-ci. C’est un livre indéfinissable, à la fois biographie, encyclopédie d’un microcosme de la pensée et commentaire critique, il a le mérite rare d’être écrit avec limpidité et une grande économie dans le langage. Cela n’empêche pas Surya d’avoir une belle écriture, fluide et plaisante. Quiconque désire mieux connaître Georges Bataille, son œuvre, l’impact qu’elle a pu avoir de son temps sur quelques personnes et sur la pensée en France par la suite trouvera ici tout ce qui est indispensable. Mais ce n’est pas une apologie que Surya a écrite, mais plutôt un long et saisissant récit où il relate un voyage dans l’œuvre d’un des auteurs majeurs du XXe siècle, qui n’est pas dépourvu de contradictions et qui a été tenté par l’expérience de ses propres limites intellectuelles, car Bataille est tout sauf un philosophe, comme Klossowski, son ami. Voilà des hommes qui ont fait le contraire de Diderot et de Voltaire : ils n’ont pas traduit leur philosophie dans des contes et des fables, mais sont parvenus à insérer dans leur prose des thèmes philosophiques majeurs.
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