Sensus communis. À propos des photographies de Philippe Monsel
par Luc Ferry
Par delà leur qualité intrinsèque, qui frappe d’entrée de jeu, les photographies de Philippe Monsel interpellent le spectateur : que saisissent-elles, pour ainsi dire au vol, de l’œuvre muséale, mais plus encore de la foule qui se presse autour d’elle, de ces personnes qui cherchent à l’immortaliser sur la pellicule ou qui, narcissisme de l’époque oblige, se font photographier en sa compagnie ? On imagine sans peine la réponse des pessimistes, des critiques de la modernité et autres contempteurs des foules démocratiques. Ce qu’a saisi Monsel, diront-ils, c’est tout simplement l’abrutissement colossal des masses, l’effondrement de la haute culture dans l’industrie culturelle, la transformation du musée en un vaste supermarché où les œuvres s’alignent comme des boites de pâtes ou des bouteilles de jus de fruit. D’ailleurs il n’est que de regarder ces malheureux pour en percevoir l’insondable vulgarité : partout les mêmes accoutrements qui témoignent de leur instinct grégaire - jeans, sweatshirts, tennis et sacs à dos sont de rigueur, comme les appareils photo numériques pendus au cou, cheveux gras et dégaines avachies. Manque d’élégance et de savoir vivre sont palpables, mais aussi, ça va avec, manque de savoir tout court : ces gens-là, ainsi poursuit le pessimiste (il a lu Jean Clair et Philippe Muray et ça lui donne des ailes), sont venus au musée pour consommer de l’art, pas pour le comprendre. On leur a dit depuis l’école que la Joconde, c’est bien, c’est grand, c’est célèbre et qui plus est d’une valeur marchande astronomique, à vrai dire impossible même à évaluer. Du coup ils viennent en troupeau, comme les moutons, participer symboliquement à cette sacralité à laquelle, en vérité, ils ne comprennent rien. Dans le meilleur des cas, on leur a collé sur les oreilles des écouteurs qui leur transmettent une date ou deux, quelques anecdotes sur le grand Léonard, sur un certain sourire aussi, un peu niais, du reste, mais chut, il est désormais transfiguré par une notoriété qui a fait le tour du monde. Bref, le consumérisme américanisé a remplacé la sémantique, le désir niais de voir une œuvre par soi même a occulté toute question touchant le sens réel qu’elle pouvait avoir.
Peut-être y a-t-il, en effet, un peu de cet air du temps dans les photographies de Philippe Monsel. Mais si l’on veut bien s’écarter un instant de la logique, en réalité facile et valorisante à bon compte, des oiseaux de malheur et des prophètes du déclin, on peut aussi y lire autre chose, une chose bien plus profonde et plus intéressante à vraie dire, qui touche à cette étrange alchimie que les grandes esthétiques du XVIIIe siècle désignaient comme le « sensus communis », ce « sens commun », pour ne pas dire du consensus qui de manière presque miraculeuse se forme spontanément entre les hommes autour des grandes œuvres. C’est du reste en fonction de cette capacité à traverser l’espace et le temps, à réunir les individus par delà les frontières et les siècles, qu’on les dit «grandes ».
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