Une incroyable capacité à créer de l'inattendu
par Jean-Luc Chalumeau
Les tableaux récents de Catherine Lopès Curval ont pour figure matricielle une Alice qui ne tombe guère au pays des merveilles. Le personnage inventé par Lewis Carroll découvrait un monde absurde certes, mais plutôt sympathique, alors que l’Alice de Lopès Curval est plongée dans le cauchemar du monde contemporain tel que les journaux en rendent compte quotidiennement. À la petite fille déclarant au début de l’histoire, en observant sa sœur lire avec ennui : « à quoi bon un livre sans images ?... », Catherine Lopès Curval répond en concevant des images qui pourraient illustrer aujourd’hui le récit du monde tel qu’il est. Elle le fait en restant fidèle à sa démarche, que je résumais ainsi en mars 1986, à un moment où elle venait d’être révélée au Salon de Montrouge comme une des meilleures représentantes de la seconde génération de la Figuration narrative : « ...si Lopès Curval s’est située d’emblée parmi les jeunes peintres les plus remarquables de sa génération, c’est parce qu’elle a su pousser loin une des fonctions essentielles de la peinture en Occident, qui n’est certes pas de servir l’ordre optique sur lequel ce même Occident a vécu – de Descartes au polaroïd – mais d’en faire sentir au contraire l’arbitraire. La peinture n’a jamais fait de visible : elle a toujours fait semblant d’en faire. Et derrière ce semblant, elle a déployé une incroyable capacité à créer de l’inattendu ».
Cette capacité s’est magnifiquement aiguisée au cours des années. Que l’on en juge par des tableaux d’une réjouissante nouveauté comme Bad news, Moon 2, AAA ou John, tous de 2012. On y voit bien sûr des choses représentées illustrant l’absurdité d’un monde où l’on discerne notamment une « grève des chômeurs » ou un gamin surarmé, mais nous constatons que l’artiste se refuse à la simple imitation car son projet est expressif, et chez elle c’est le monde exprimé qui aimante le monde représenté. En effet, ce dernier n’est pas encore vraiment un monde : comment relier l’oncle Picsou, un tableau de Picasso, une bibliothèque, des gens rivés à leur téléphone portable, des indignés cachés derrière leurs masques et tant de choses encore ? Nous pouvons allonger la liste des objets représentés : ce monde restera toujours incomplet si nous nous en tenons à une nomenclature.
La description ne donne sur le monde que des renseignements partiels : si précise qu’elle soit (voir par exemple la qualité descriptive des armes accumulées aux pieds du petit John), il y a toujours un au-delà, une indétermination, sans doute le propre du monde qui est ce qui se dérobe et ne peut être totalisé. L’espace et le temps en sont l’ossature et constituent le principe de cette indétermination, mais il faut ajouter quelque chose à cette cosmologie négative. D’où vient que nous parlons d’un monde si nous demeurons dans l’incertitude ? Il faut que nous ayons trouvé quelque part l’idée d’une totalité possible, une unité de cet indéfini : les œuvres véritables peuvent déconcerter l’entendement, mais elles portent en elles le principe de leur unité qui est à la fois l’unité perçue de l’apparence et l’unité sentie d’un monde émané de l’apparence, de telle sorte que le représenté signifie lui-même cette totalité et se convertit en monde.
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