La bibliothèque de l'amateur d'art
par Gérard-Georges Lemaire


Giacometti, Yves Bonnefoy, Flammarion, 576 p., 35 €.

Cette réédition du Giacometti d’ Yves Bonnefoy s’imposait. Ce livre est sans aucun doute la meilleure monographie jamais écrite sur ce grand artiste. L’auteur ne s’est as contenté de reconstituer l’histoire de Giacometti, il en commente avec beaucoup d’à-propos les œuvres, que ce soit des sculptures, des peintures ou des dessins. Avec ce livre, on se retrouve en possession d’un solide vade-mecum pour explorer son univers, qui n’a cessé de se développer jusqu’au jour où il a trouvé la forme idéale de L’Homme qui marche. La sagacité d’Yves Bonnefoy a fait merveille, il a su sentir la spécificité de cette démarche et de cette méthode de création, qui n’est pas linéaire (elle a conduit Giacometti du surréalisme à son propre type d’existentialisme) et nous fait comprendre qu’il pousse jusqu’à l’essence des choses la méthode du sculpteur qui procède par élimination de la matière jusqu’au moment où la forme émerge telle que l’artiste l’a pensée. C’est aussi une encyclopédie qui rassemble tout ce qu’on peut savoir sur ce personnage extraordinaire : c’est-à-dire que tout ce qu’il a conçu y a sa place et que nous avons le loisir de comprendre une pièce et de la juger en soi et pour soi, mais aussi dans son contexte historique, esthétique et référentiel. En somme, cela fait partie des livres que l’ »honnête homme » a le devoir d’avoir à portée de main dans l’un des rayonnages de sa bibliothèque.

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Anselm Kiefer, Ateliers, Danièle Cohn, Editions du Regard, s. p., 69 €

Anselm Kiefer sans contestation possible l’un des grands artistes de notre époque. Je regrette qu’en France des propos calomnieuse et des accusations sans fondement aient pu le faire passer pour un nostalgique du IIIe Reich. Si ces personnes avaient bien regardé son œuvre, elles n’en auraient pas tiré des conclusions aussi peu dignes de foi !

Le très bel ouvrage que les Editions du Regard lui consacre, et qui montre ses ateliers (il faut comprendre ici ce mot comme les lieux de montages de différentes œuvres, car une partie d’entre eux sont provisoires) nous permettent non pas de voir l’artiste en train de vaquer à ses occupations – il est absent de tous ces beaux et précieux documents photographiques -, mais de voir l’ouvrage en train de s’élaborer. Nous sommes conduits à voyager de Barjac à une ancienne briqueterie d’Höpfingen en Allemagne, de Karlsruhe à Croisy, jusqu’à Rome à la villa Massimo. A chaque étape une de ses grandes réalisations a été montée et parachevée. Accompagnée du commentaire avisé de Danièle Cohn. Cette volonté de l’auteur germanique de ne pas se mettre en scène est remarquable car on se lasse de ces représentations théâtrales où l’on voit l’artiste se démener avec un narcissisme accompli. C’est vrai, voir Picasso se débattre avec la peinture, où Salvador Dalì faire sa commedia dell’arte, ou encore observer Matthieu faire de grands gestes impulsifs, ou enfin suivre Joseph Beuys au cours de ses conférences mi-sérieuses mi-pastiches de l’enseignement ex cathedra sont extrêmement instructives. Des artistes font des performantes ou ont fait de leur création une performance. Kiefer n’entre pas dans cette catégorie. Ses ouvrages imposants nécessitent des ouvriers, des techniciens, d’importants moyens matériels. Mais ce que nous retenons ici est comment ont vu le jour des pièces que comptent parmi les plus importantes de sa carrière dans l’espace et le temps de leur ultime élaboration. Et je dois dire que c’est très impressionnant. Kiefer n’a renié ni la peinture ni la sculpture. Et ces « grandes machines « comme on aurait pu dire au XVIIe siècle sont d’abord des « peintures d’histoire », qui mettent à contribution des modes d’expressions divers, les uns traditionnels, les autres, tout ce qu’il y a de plus contemporains. C’est là que réside son immense talent. Ne rien détruire du passé, mais ne pas succomber sous son poids. Cela dit, l’histoire est un de ses grands sujets. Il parle de son pays, de sa haute culture et de son passé récent, qui demeure effrayant même avec la distance temporelle qui commence à nous éloigner tant de cette période maudite. Mais il ne conçoit pas son rôle pour dénoncer, mais plutôt pour révéler, exhumer, faire éprouver ce drame sans nom. Ses œuvres ont ceci de particulier et de paradoxal d’être à la fois belles et chargées de laideur et d’effroi. La beauté a été contaminé par le mal irréparable de la guerre, des camps de prisonniers, des camps de concentration, des camps de la mort, du travail obligatoire de millions de captifs ou de volontaires forcés. Chacune d’elle est une pensé »e complexe qui nous force à la réflexion, et pas un petit objet critique ou dénonciateur – ce n’est pas un manière de dire politique, mais philosophique, morale et métaphysique à la fois, sans nul doute, mais aussi une cruelle scénographie d’un point de non retour de l’esprit humain et des actes commis dans des circonstances particulières épouvantables. Eros et thanatos se sont alliés en elles pour créer cette beauté trouble – trouble dans leurs significations, troubles dans leurs effets et troubles dans leur réception chez le spectateur. D’ailleurs, il n’y a plus vraiment de spectateur chez Kiefer, mais des hommes et des femmes qui sont bien obligés de participer aux événement qu’il « re-présente ».

Voilà un livre superbe, pour sa conception, sa réalisation, ses commentaires et pour l’artiste qu’il célèbre.

 

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