Le défi du Jazz
par Francis Hofstein
Le jazz apparait dans l’histoire de la musique comme un murmure auquel la civilisation rechignera longtemps à donner statut, à cause de sa bâtardise originelle. Rejeton du croisement improbable entre le rouge américain, le blanc européen et le noir africain, contraints à une cohabitation violente et inégalitaire, il est avant tout une voix, la voix retrouvée, renaissante d’une population obligée à se reconstruire entre animalité, sauvagerie, étrangeté, et humanité, culture, religion. Et bien qu’il inscrive dans l'évolution de la musique une coupure qui en changera le sens, le jazz demeure pris clans les conditions d’une naissance qui lui interdisent de n'être que musique.
C’est pourquoi les musiciens de jazz n’ont cessé de chercher à se débarrasser de ce nom de baptême qui empêche leur musique de se détacher de la couleur de leur peau, de leur grand-mère esclave, de leur statut racial. Difficile en effet, sinon impossible, de prononcer son nom sans que surgissent représentations et signifiants qui vont jusqu'à obscurcir son chant et ses accents, jaillissent-ils d’un trombone allemand, d'une trompette libanaise ou d'un batteur suisse.
Il est vrai que les « nègres du jazz », comme les appelle Francis de Miomandre qui, en1932, les remercie dans son cœur de nous avoir « débarrassé de toutes sortes de choses lentes, prétentieuses, fausses, qui encombraient notre univers », et de nous avoir « apporté le secret de leur danse allègre, de leur musique ardente et nette », n’en ont pas moins mis un beau désordre dans l’ordre de la musique occidentale. Il est vrai aussi que, pris dans une vie accotée a la mort, ils n’avaient rien à perdre et d’ailleurs aucun autre choix, pour conquérir sinon la liberté au moins une autonomie, que de se laisser aller à l’invention d’une forme d’art nouvelle qu’ils ne pouvaient certainement pas imaginer se trouver dans le premier quart du XXe siècle parfaitement en phase avec le renouveau des arts plastiques.
« Destruction par amour de la construction ? Indifférence a l'égard de l’objet et en même temps réclame pour lui par le mauvais traitement qu’on lui faisait subir ? ». Ce que Paul Klee écrit en 1912 à propos du tournant que prend la peinture de Robert Delaunay pourrait convenir, si leur musique n'était si étroitement confondue à leur corps et à leur âme. Si elle parvenait enfin, tout en gardant son identité, à cesser de se voir reprocher son origine et à entrer dans une histoire ou l'énorme quantité d’images et d’objets de toutes sortes qu’elle a engendré, à la fois pour la célébrer et l’ensevelir, pour montrer sa gloire et son importance en même temps que ses stigmates et sa négritude (blackness préfèrent dire les Américains, plutôt que le mot forgé par Aimé Césaire et repris par Léopold Sédar Senghor) trouverait sa place non seulement muséale mais vivante, telle que le montrent, outre les magazines et les livres « de » jazz, l‘exposition Thats jazz Der Sound des 20. Jahrhunderts de Darmstadt en 1988, l'exposition Le siècle du jazz qui fut à Rovereto, Paris et Barcelone entre 2008 et 2009 et les deux volumes de L’art du jazz où se retravaillent les rapports et la relation entre le son, l‘image et les mots. Non sans montrer comment le jazz se dépeint, mais ne se peint pas.
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