La bibliothèque de l'amateur d'art
par Gérard-Georges Lemaire
Cette prière des morts de la Shoah n’est pas une pure et simple lamentation, mais aussi une tentative de comprendre et les raisons et les effets de ce crime de masse. Cela se trouve déjà dans le post-scriptum de Langage et silence, où il cite le journal d’un enfant prisonnier du ghetto de Varsovie. On y trouve la même intensité et les mêmes questionnements. Il discerne aussi une sorte de Satan (« et sa bouche sera une fournaise et sa langue une épée destructrice ») digne de l’Apocalypse de Jean qui aurait prémédité « ça ». Ce « vieux rêve de monstre », c’est en réalité l’humanité qui la porte en soin, et peut-être encore plus les Juifs. Dans Comment taire? , un texte achevé en 1985, il discute la question de la liberté d’Abraham. Et là, il ne conçoit pas que ce soit Dieu qui lui ait ordonné de sacrifier son fils mais le démon en personne. Cette méditation s’oppose bien sûr à tout que l’hébraïsme enseigne. Et il s’en prends aux rabbins et à ceux qui les écoutent : « Pendant des siècles, vous les hommes, vous avez argumenté, vous avez débités et embrouillés des mots. Vous avez lu vos textes jusqu’à en devenir aveugles et bossus, courbés sur la lettre unique ou sur la voyelle manquante. Pendant des siècles, vous avez proclamé la vérité comme si vous aviez réussi à la capturer entre vos doigts. » Steiner sait que le venin du doute s’est insinué dans tous les esprits et que le sacrifice d’Abraham est un épisode bibliques qui ne fait que renforcer cette suspicion.
Le texte le plus important des trois est la Longue vie de la métaphore. A ses yeux, l’Holocauste a introduit dans la conscience un dilemme herméneutique. Un Juif peut-il encore parler à Dieu après Auschwitz ? Et le langage de la prière, peut-il être cynique, accusateur ou désespéré ? Le problème est que la Shoah interdit de facto tout mode d’expression s’y rapportant. C’est une forme de l’indicible. Et tous les Juifs, pieux ou mécréants, sont les héritiers de cette grande affaire puisqu’il ne sait à quoi ou à qui il doit sa survivance.
Et là, il fait ce qu’on hésite toujours à faire : déceler les véritables sources de la catastrophe de la dernière guerre : il les trouve dans les écrites de Martin Luther dans les années 1540, il les trouve dans l’appel séminal à l’identité germanique qu’on découvre dans l’Appel à la nation allemande du philosophe Fichte. Cet Ausrottung des Juifs a une histoire allemande bien précise, même si elle s’étend à d’autres pays et à d’autres cultures. J’y aurais ajouté Hölderlin dans ses écrits en prose). Henri Heine en est déjà conscient et Nietzsche l’ perçu avec une incroyable clairvoyance puisqu’il a assimilé l’antisémitisme meurtrier à l’esprit allemand. Il convoque ensuite Franz Kafka comme celui qui a eu la prémonition du drame (là, je suis plus sceptique car la Colonie pénitentiaire a rapport d’abord avec la question du nom, question qui travaille l’écrivain pragois). Mais il a raison de citer Karl Kraus, homme de lettres juif et violemment antisémite de Vienne, qui annonce le désastre de la culture et même de la civilisation occidentale dans ses Derniers jours de l’humanité. En somme, il est persuadé que « la Shoah est le ciment de l’identité juive » de nos jours. D’où toutes ces complications de toutes sortes, comme cet Israël « malade de Dieu ». George Steiner a choisi de terminer son essai en citant un poème de Paul Celan et en le commentant de cette façon : « nous avançons là dans la sphère de la métaphore vécue du langage à côté de lui-même... » Alors le dialogue est-il rompu avec dieu ? Sommes-nous dans l’ère du langage du silence ? L’auteur a son idée, mais il laisse une ouverture à ses lecteurs, une fois qu’ils ont compris que la Shoah dépasse toute pathologie historique, économique, sociale et éthique. Ce dialogue va continuer - mais en quels termes ?
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