La bibliothèque de l'amateur d'art
par Gérard-Georges Lemaire
C’est ce qu’il a fait dans Gimpel l’imbécile (1956), l’un de ses plus beaux livres, où il dépeint la Varsovie d’autrefois, celle qu’il a connue, avec ses habitants, aboutissant à la peinture d’un monde perdu. La première nouvelle, « Spinoza de la rue du marché », avec la figure grotesque et touchante du Dr Fishelson, grand lecteur de l’Ethique de Spinoza, semble n’être là que pour faire tourner autour de lui un microcosme grouillant et pittoresque, alors que lui, plongé dans ses pensées, il scrute le ciel, à la recherche des étoiles et des secrets sans nombre de notre galaxie. Les nombreux entretiens, les documents, les photographies, les textes inédits ainsi que nombre d’essais nous montrent à quel point Singer a réussi ce pari presque impossible : faire du yiddish l’une des grands idiomes universels (peu lui chaud si Israël a choisi l’hébreu moderne !). Le petit émigré qui se faisait appeler Warshotsky, qui s’était mis en tête de publier en 1935 un journal imprimé en yiddish pour ses congénères, installés à New York et dans les autres villes des Etats-Unis, dont beaucoup avait fui les pogroms ou les persécutions, est parvenu à nous faire partager sa vision prismatique de cette humanité dont l’histoire n’est plus désormais inscrite que sous la forme d’un nom et d’une date sur les murs vertigineux des mémoriaux un peu partout dans l’Europe après la Seconde guerre mondiale.
Rachel Ertel parle, à propos de l’ensemble de son œuvre, d’ « imaginaire historique ». Sans doute est-elle dans le juste. Il s’est fait le dépositaire de toutes ces âmes mortes emportées par le vent de la folie idéologique. Il s’est fiait le porte-parole de ceux qui n’ont plus de parole. I. B. Singer n’a pas su comprendre son temps, ni même les écrivains qui ont été ses contemporains. Franz Kafka lui était incompréhensible, l’art moderne encore plus. En somme, il n’est jamais sorti de son shtetl intérieur. Il s’est cru chargé d’une mission importante et, somme toute, il l’a accomplie avec un grand talent. Le reste est bien secondaire - la modernité n’était pas faite pour lui, enfouis comme il l’était dans le passé de sa langue perdue et de son expérience.
La Doublure, Raymond Roussel, « L’Imaginaire », Gallimard, 196 p., 8,90 €.
Dire que Raymond Roussel a été le Douanier Rousseau de la littérature de la toute fin du XIXe et du début du XXe siècle peut paraître hérétique pour ceux qui ont voulu en faire un génie incompris d’une littérature savante. Les surréalistes l’ont exhumé à juste titre et l’ont admiré. On pourra retrouver sa manière de penser le roman et le théâtre dans des phases expérimentale de la littérature de la deuxième moitié du XXe siècle. La réédition de la Doublure permet de faire une nouvelle lecture de son œuvre. Cet ouvrage, qui est apparu dans quelques librairies en juin 1897 est l’expression la plus pure de son dessein : c’est de la prose et rien que de la prose, mais mise en page comme delà poésie, avec des rejets amusant, et un mode narratif assez fluide et très descriptif. Il ne va pas sans dire que ces pages sont pleines d’une sorte d’humour de la par leur composition typographique et de la mise en alexandrins, mais aussi de par leur contenu. L’histoire du malheureux Gaspar Lenoir est emportée par la folie délirante et le tumulte grotesque du carnaval niçois, qui n’était pas alors un spectacle pour plaisanciers. Roussel se révèle un peintre merveilleux de ce spectacle à la fois merveilleux et comique, cérémoniel et dérisoire. Et il fait montre de capacités d’invention assez extraordinaires. La Doublure est un livre qui se lit, malgré ses bizarreries recherchées, avec un plaisir sans mélange. C’est même une grande réussite d’écriture. Si j’ai comparé son auteur au Douanier Rousseau, c’est parce que ce dernier a été un grand peintre aux côtés d’autres grands peintres de son temps, comme Pablo Picasso, son voisin et ami. Et Roussel peut faire oublier bien des auteurs de son temps qu’on a porté au pinacle, à commencer par Paul Bourget ! Le problème serait maintenant de ne plus le considéré comme un écrivain proche de la folie composant des textes illisibles, mais comme quelqu’un qui nous a laissé en héritages des livres fantastiques qui valent bien tous ceux de Georges Pérec ou les petits jeux des Oulipiens tant prisés.
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