Les artistes et les expos
Les contes à dormir debout de Gilles Ghez
par Gérard-Georges Lemaire
     Vous qui franchissez ce seuil, renoncez à tout ce que vous savez sur l’art moderne.

     Vous vous retrouvez maintenant dans un univers qui n’est plus celui de la peinture. La peinture, Gilles Ghez l’a mise en boîte, au propre et même au figuré. Il l’a transposée et réinventée dans un espace qui lui était interdit – celui d’une tierce dimension. Mais loin de lui la tentation de tabler sur la sculpture. Non. Il avait une autre idée derrière la tête : faire du tableau un tableau vivant – ou, plus exactement, un tableau vivant traité comme une nature morte - mais une nature morte qui aurait une autre vie… Quoi qu’il en soit, il institue une nouvelle peinture d’histoire, avec une nouvelle conception, un esprit nouveau et de nouvelles perspectives.

     Inutile de vouloir situer à n’importe quel prix Gilles Ghez dans le temps de la création moderne. Moderne, il l’est, par son audace, son originalité absolue et, plus encore, par sa volonté intraitable de s’identifier à un quelconque groupe, mouvement ou courant artistique. Tout grand créateur est un électron libre. Or Gilles Ghez est un électron libre, dans sa manifestation la plus insolente.

     L’œuvre d’art est d’abord pour lui une invitation au voyage. Que de marines sur ces murs ! Des jonques, des paquebots, des liners, des vapeurs, toutes sortes de navire appartenant à une époque révolue – celle de Paul Morand, de Rudyard Kipling ou encore de Joseph Conrad. S’il nous fait voyager dans le temps et à travers l’espace, il provoque ce dépaysement par le biais d’emprunts de mille et un genres : la littérature, nous l’avons compris, mais aussi le cinématographe, les bandes dessinées, les revues, les photographies anciennes, les panoramas et les jeux de l’enfance. Il ne procède pas par citations ou collages, mais en suscitant allusions par rafales et d’extravagants exercices mnésiques. En sorte que nous sommes conviés à un grand festin de la mémoire. De la mémoire oublieuse. De la mémoire capricieuse. De la mémoire joueuse. De cette mémoire qui est la matière première des rêves.

     Dans cette exposition, vous aurez la surprise de voir le héros de toutes ces aventures qui se déroulent le plus souvent en Chine et aux Indes de l’ère edwardienne, ou sous d’autres cieux saturés d’exotisme et de mystère (bien que l’on soit en règle générale sur le point d’embarquer), l’impénétrable Lord Dartwood - à l’élégance si raffinée et à l’esprit si ambigu -, s’allonger avec délectation sur le divan d’un psychanalyste. Mieux encore : d’une psychanalyste. Se soumet-il au rite que suppose ce dialogue de sourd ? Loin s’en faut. Ce qui est certain, c’est que notre énigmatique agent secret voit ses rêves se concrétiser dans le cabinet de la praticienne sous les formes les plus baroques, entrant même en lévitation tandis qu’une fantasmagorie subtropicale s’installe sans vergogne entre les quatre mur de ce petit théâtre de l’inconscient et, à leur tout, sont soumis à d’étranges métamorphoses.

     Chaque œuvre est le fragment d’un rêve. Le rêve est le fragment d’un récit. Chaque récit appartient au grand roman-feuilleton que Gilles Ghez a pensé et exécuté dans ses propres termes, avec une pointe aiguë d’humour et une haute dose d’ironie, tout au long de sa vie de créateur. D’un créateur hors pair, d’un dandy, d’un esthète, qui figure parmi les meilleurs et les plus singuliers que notre culture a pu engendrer récemment. Car les rêves dont il nous régale sont des rêves qui se partagent avec délectation dans ce rapport amoureux que l’art autorise, quand art il y a.

Gérard-Georges Lemaire

mis en ligne le 14/01/2011
 
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