Dossier Myriam Baudin

La pratique de l’esprit pop
par Jean-Luc Chalumeau

Myriam Baudin est née en 1968, c’est-à-dire dix ans après la réalisation par Robert Rauschenberg de Coca Cola Plan, une des œuvres fondatrices du pop art. Aujourd’hui, devenue peintre, elle revendique sans hésitation sa filiation avec ce mouvement : " c’est avec un esprit ‘pop’, dans un style qu’on peut qualifier de néo pop que j’exprime et cultive l’ambiguïté. "

À peu près un demi siècle après son apparition, l’esprit pop n’a rien perdu de sa vigueur, comme en témoigne le développe- ment récent du courant des nouveaux pop: Myriam Baudin n’est nullement solitaire dans sa démarche, parce que cette démarche est nécessaire. Pour comprendre le monde tel qu’il est, les points de vue des sociologues ou des économistes ne sont pas suffisants : c’est l’esprit pop, lorsqu’une artiste de la qualité de Myriam Baudin s’en empare, qui peut offrir les clefs indispensables, quand bien même le regard de l’artiste cultive effectivement l’ambiguïté, mais jamais sans élégance. Il n’est donc peut-être pas sans intérêt de faire retour sur le pop art de la grande époque en nous accompagnant des images inventées ces temps-ci par Myriam Baudin, et de voir dans quelle mesure il y a bien une actualité vivante du pop.

Souvenons-nous, pour commencer, des Great American Nudes de Tom Wesselmann, le n o 50 par exemple (1963) : dans le monde "clean " des chambres et des salles de bains des intérieurs-types de l’american way of life sont incorporés, sur le même plan, des objets de la société industrielle (un poste radio tiques de l’art étiqueté " cultivé " dont les reproductions sont répandues dans la middle class (Renoir et Cézanne en l’occurrence). Nous sommes apparemment dans un monde aimable: la femme qui fume en faisant semblant de lire – et qui, malgré le titre, n’est pas du tout nue – nous sourit. Mais ce monde aimable est celui de l’équivalence générale. Tout se vaut dans l’univers de cette jeune femme qui semble baignée dans une musique d’accompagnement reliant toutes choses en une superficielle unité. Cette unification n’aurait-elle pas l’argent- roi pour origine ? En 1962, Andy Warhol a représenté le signe de la dépendance générale avec 80 billets de 2 dollars (recto et verso). Il a ainsi témoigné à sa façon de l’immaturité générale dans le capitalisme matérialiste, et de la disposition irrésistible de chacun à s’identifier à la masse, bref : le triomphe du kitch.
Au début du XXI e siècle, les choses n’ont pas changé, elles se sont simplement répandues, au-delà des États-Unis, à la terre entière. Et voici par exemple La dinde de Noël est une oie blanche (2006) de Myriam Baudin. La "dinde", jolie créature cachant sa nudité avec une lascivité plutôt naïve, se sait vue par un regard mâle. Sa psychologie est, à n’en pas douter, celle véhiculée par les stéréotypes de la presse people. Entre l’homme et elle, une grande boule de neige (de celles que l’on trouve dans les boutiques de souvenirs de tous les lieux du tourisme de masse, donc l’objet kitch par essence) contenant la silhouette blanche d’une oie. Qu’est-ce que le mauvais goût, s’interroge le peintre ? Mais c’est tout simplement le goût de notre temps, et il faut bien s’en accommoder. Son travail d’artiste, comme celui de Wesselmann cinquante ans plus tôt, consiste à montrer que les êtres aussi bien que les choses faisant partie d’une certaine société constituent tous les signes du moment. Les correspondances entre l’homme, le monde et les objets dessinent l’image d’une époque. Rien ne nous empêche, bien entendu, de la regarder avec ironie, et peut-être un peu de ten- dresse, grâce à Baudin.
Ce peintre aime bien la manière dont un Jeff Koons " met sous la lampe certains objets aujourd’hui ". Des objets kitch, juste- ment, avec lesquels, comme tous les pop artistes, il établit le diagnostic sismographique de son époque. L’art de Myriam Baudin, comme celui de Jeff Koons et comme celui des Nouveaux pop (je fais allusion, entre autres, à Liu Ming, Philippe Huart, Cecilia Cubarle, Maria Manuela ou Sylvie Fajfrowska), procède des réalités quotidiennes. Prenons l’une de ses images parmi cent autres: Soigner mon intérieur(2005) dédié au célèbre " Monsieur Propre" de la lessive, dont Myriam Baudin n’a pas manqué d’observer que les publicitaires en ont fait un œnuque. Cet étrange personnage chauve, stupidement souriant, musclé, au tee shirt moulant immaculé, n’inquiète pas les hommes et rassure les femmes qu’il est censé aider. Le voici mis en situation à côté d’un intérieur représentatif de l’idéal du cocooning. Mais il est également placé en vis-à-vis d’un jeune homme à l’aspect franchement viril, lui, de ceux qui soignent leur corps dans les publicités pour déodorants ou crèmes à raser (mais son corps n’est-il pas son petit intérieur à lui, qui n’a pas de cervelle ?). Le tout est aussi méthodiquement construit qu’un tableau abstrait géométrique. Pas de doute: aujourd’hui, autant et plus qu’à la fin des années 50, sont valables les analyses de Marshall McLuhan concernant les signes du temps d’où est né notre paysage médiatique : une véritable industrie de la conscience qui agit sur les comportements, la culture, l’art lui-même. Le design est normalisé, des choses sont emballées pour en faire des produits consommables et la dépendance par rapport aux médias est telle qu’apparaît un être humain déterminé par ce qui lui est étranger, entièrement manipulable par les stratèges du marché.

La phrase célèbre : " le média est message" n’est pas sans portée explicative pour le pop art d’hier comme pour celui d’aujourd’hui : l’environnement humain est fait de produits préfabriqués et la notion de " mass media" correspond à l’industrie de l’information et des biens de consommation. Le media n’envoie pas seulement des messages, il n’est pas vecteur d’une communication: il en est lui-même le thème et le but. Les mass media, publicité en tête, axés sur eux-mêmes, sont devenus la clef de la communication sociale et le véritable moteur de la culture populaire : sans eux, plus rien ne fonctionnerait. Ils ont dévalorisé la production individuelle attachée jusque là aux notions d’art et de culture et une issue possible, pour l’artiste désormais, c’est d’entrer en compétition avec les médias en utilisant et retournant les possibilités de création qu’ils offrent malgré eux. Les pop artistes des années 60 l’ont parfaitement compris, et c’est avec une conscience encore plus aiguë du problème que Myriam Baudin est entrée dans le champ de l’art de son temps. En conséquence, pas plus qu’à Jasper Johns érigeant la boîte de Ballantine Ale moulée en bronze en objet de contemplation, elle n’a peur de traiter à sa manière, par exemple, le thème de la bière. Mousse moi la (2005) est une composition complexe dans laquelle, autour d’un jeune mannequin mâle dont la chemise vert-Heinneken laisse apercevoir la musculature avantageuse, se combinent la mousse, la capsule, l’étoile rouge de la marque mais aussi la queue de cheval d’une jolie fille (connotation de la bière pour la masse des hommes : l’amusement, le sexe – " passer d’une blonde à une brune " -) etc. Oui, l’art s’intéresse désormais à la trivialité du monde de la consommation, mais, avec Myriam Baudin, c’est pour le mettre doucement en question. Moi Tarzan dans la jungle du marché(2003) est exemplaire à cet égard, et d’une remarquable efficacité. Voici Tarzan, naguère symbole de la liberté, derrière les barreaux d’une cage. Ces barreaux ne sont autres que les rayures d’un code barre. Comment mieux dire que le marché est une prison, à l’aide des images et des signes mêmes utilisés à satiété par le marché ? Voici un des rares tableaux dans lesquels l’artiste a renoncé à l’ambiguïté.

Le pop art historique a notamment illustré la commercialisation de la femme en faisant clairement référence aux rôles spécifiques attribués aux deux sexes dans les stratégies médiatiques. C’est Richard Hamilton qui avait donné le départ avec les tableaux et dessins de la série $he(1958-1961). Il mélangeait la peinture et le collage pour mettre en évidence la marchandisation de la femme (le sigle du dollar incorporé dans le titre était évidemment à lui seul tout un programme) à travers la normalisation des comportements féminins, les désirs de la femme étant réduits à des types. Hollywood et la publicité étaient parfaitement en phase pour faire de la femme un accessoire de luxe au sein de la société de masse déterminée par des hommes. Myriam Baudin reprend et affine le thème : voici Ultra white (2006): dans le fond rose se découpe une silhouette de pin up, au centre un visage réduit à un large sourire, à droite le même sourire agrandi par un miroir grossissant (un sourire " ultra Brite " évidemment). À gauche, un robinet, des bulles, soit des signes donnant l’idée de la salle de bains. C’est tout, et cela suf- fit : avec une grande économie de moyens, l’artiste rend compte de ce qu’est devenu le culte moderne de la beauté et où en est la femme plongée dans le monde de l’apparence. Avec Moi aussi je veux passer à la télé (2005) elle va plus loin et plus fort. De cette jeune personne, nous ne verrons jamais que les fesses qu’elle nous montre en baissant son jean. En lieu et place des épaules et de la tête, le symbole onen électricité. Prête à tout, elle finira par obtenir un jour, sans doute, elle aussi, et comme tout le monde, son " quart d’heure de célébrité " comme l’avait génialement prédit Andy Warhol. Mais à quel prix ! Faire ce qu’elle fait est la condition de l’efficacité, commente implicite- ment l’artiste, dans le monde des reality shows où il faut abandonner toute pudeur pour obtenir ce qui tient lieu de reconnaissance. Quant à César de la meilleure actrice (2001), il nous montre à peu près la même posture, mais exécutée par une professionnelle en bas noirs et porte-jarretelle, étreignant un cochon en peluche masquant son visage. Elle se détache au centre d’une composition en deux parties séparées par une diagonale suggérant un état de déséquilibre, voire de chute. La partie inférieure du tableau reproduit un carrelage à l’ancienne, de manière à nous indiquer la permanence de la condition féminine dans le show business : pour réussir dans cette profession, ne faut-il pas éternellement " payer de sa personne", pour cette actrice comme pour sa grand mère et, peut-être un jour, sa propre petite fille ? On imagine que des envies de révolte et de vengeance passent par la tête de l’artiste en tant qu’elle est femme : Miss bang bang(2003) veut-elle agir au nom de ses soeurs meurtries? Cette créature est séduisante, mais sa tête est coupée par le bord supérieur du tableau : Myriam Baudin concentre souvent l’intérêt de ses images féminines sur la seule bouche, arme de séduction. La femme tient dans son dos une arme tout court : un pistolet pour se protéger ? Ou bien parce qu’elle a décidé de passer à l’action ? Une sorte de halo sanguinolent, autour de sa tête, n’indiquerait-il pas son désir de tuer (l’homme, sûrement) ? De toute façon, nous ne pouvons douter qu’elle sait se servir de son arme – de toutes ses armes –. La lucidité de l’artiste n’est en aucun cas de la résignation, et si envie de meurtre il y a, celle qui l’éprouve garde un maintien d’une élégance parfaite. Comme le tableau lui- même.

Il arrive que Myriam Baudin s’intéresse à une forme de comportement échappant encore largement au contrôle de la société : celui des filles qui s’aiment par exemple, ce qui donne L2(2005) qu’il n’est pas difficile de traduire par " elles deux ". Elles sont nues jusqu’à la taille (leurs jeans sont stylisés, mais leur chair est peinte avec un joli modelé, petite entorse au principe de l’aplat cher aux artistes pop), leur esquisse d’étreinte est à la fois timide et gracieuse. Elles n’ont pas de têtes, mais en lieux et places de ces dernières, l’artiste a représenté des prises informatiques non compatibles. C’est frais, charmant. L’absence de visage fait de ce tableau un éloge de la sensualité en général bien plus qu’un improbable manifeste lesbien. Ce tableau n’est pas classique au sens où l’entendait Wölfflin, mais baroque au contraire, dans la mesure où il suggère beaucoup en montrant peu.

Les hommes ne sont pas absents de l’univers de Myriam Baudin: eux aussi sont des consommateurs. Eux aussi, nous l’avons déjà vu, sont attentifs à leur paraître et à une certaine forme d’épanouissement. Parfois, il leur faut prendre des décisions, et cela donne Quitter la terre(2005). Sur un tracteur fortement stylisé, un élégant jeune homme paradoxalement habillé comme à la ville (disons, comme dans les publicités du genre Hugo Boss) et portant lunettes de protection semble en marche vers un nouveau destin. Au dessus de lui, le modèle qui sans doute l’inspire, lui a déjà dicté son habillement (et qui correspondrait à la " survie " au sens situationniste, l’image de vie qui se plaque sur sa propre vie). Le modèle est torse nu et porte des lunettes de coureur de formule 1 : il devrait, on le sent bien, triompher des dernières hésitations du candidat à l’exode rural. Myriam Baudin, venue du monde des exploitations agricoles d’Île de France, connaît la question et la résume avec sobriété et efficacité, comme à l’accoutumée.

Ainsi, comme celles des pop des années 60, les œuvres de Myriam Baudin manifestent la correspondance entre mass media et réalités sociales et, plus encore, les conséquences qui en résultent pour l’individu et sa perception de la réalité, lui qui ne se voit plus qu’à travers les lunettes des médias. Nous ne vivons plus directement la " réalité " mais celle qui est mise en scène par ces derniers, et nous croyons dans le mécanisme des images qui nous environnent, parce que les mass media nous transmettent leur message de manière naturelle, légère et simple, ce dont rend parfaitement compte la peinture de Myriam Baudin. C’est ce travail typiquement pop qui nous fait comprendre comment le conflit entre l’individu et la société n’est qu’apparemment résolu. La "culture " n’est plus de la responsabilité d’une minorité de créateurs, ce sont des techniques industrielles massifiées qui produisent de nouvelles réalités. Le pop art s’introduit subrepticement dans ce processus : vivant de la fascination qu’exercent les médias et se déclarant en faveur de la séduction (non sans un certain cynisme dans le cas d’Andy Warhol) le pop art y oppose tout de même un retour sur les possibilités de créativité de l’individu. Dans ses tableaux, Myriam Baudin donne à voir le fait que les médias sont devenus une réalité incontournable, modifiant la conscience et les capacités de perception de l’homme, et dans le même mouvement, elle suggère que certains de ses personnages ne sont pas dupes: consommateurs de marques, ô combien, "ils assument le fait de se laisser séduire par tous les univers qui inspirent la beauté, le plaisir, le bien-être " dit-elle. Bref, un peu comme le Boy with machine de Richard Lindner (un pop artiste), image rendue célèbre par L’anti-œdipe de Gilles Deleuze et Félix Guattari, nous nous savons inexorablement reliés à la grande machinerie technique si bien traduite par les médias, mais beaucoup d’entre nous ont appris à en jouir, ce qui n’est déjà pas si mal. Reste à aller au-delà des valeurs purement matérielles et à atteindre celles que l’on pourrait appeler avec l’artiste " émotionnelles, voire spirituelles " nécessaires à un épanouissement complet de chacun. Myriam Baudin ne désespère pas de ses contemporains, elle les observe même avec une tendresse contagieuse. Nul doute que voici une manière nouvelle de pratiquer l’esprit pop et, qui sait, de le dépasser.

Jean-Luc Chalumeau
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