Dossier Beat Generation On croyait que la Beat Generation faisait partie des vieilles lunes. Elle connaît aujourdhui un regain dintérêt avec la parution de lanthologie de Gérard-Georges Lemaire chez Al Dante, la réédition dun grand cycle romanesque de Jack Kerouac dans la collection "Quarto" chez Gallimard sous la direction dYves Buin et la réédition de deux recueils de poèmes chez Christian Bourgois, sans parler de la publication de la fiction dIrving Rosenthal chez Hachette
"La Beat Generation, ça nexiste pas !" Gregory Corso par Aurélie Serfaty-Bercoff Dans Beat Generation, une anthologie, lécrivain Gerard-Georges Lemaire nous convie à un grand raout, où lon peut croiser Jack Kerouac bourlinguant à bord dune vieille caisse à travers les routes caillouteuses des États-Unis - à ses côtés, le vagabond moderne Neal Cassady - le jeune poète Allen Ginsberg scandant la première partie de Howl à la Six Gallery devant un public surchauffé et envoûté ; William S. Burroughs, "un singe sur le dos", peaufinant dans une petite chambre crasseuse à Tanger ce qui sera son chef duvre : The Naked Lunch, ou encore Gary Snyder, un des représentants de la Renaissance de San Francisco (avec Philip Whalen, Michael Mc Clure et Philip Lamantia) louant les beautés de la nature et méditant dans un monastère à Kyoto. Mais quont donc en commun toutes ces figures ? Peut-on légitimement regrouper, enfermer sous lappellation dune "Beat Generation" des personnes plus dissemblables ? Une génération "cassée", "foutue", "à bout de souffle"
William S. Burroughs refusait catégoriquement de sy associer : "Vous ne pourriez pas trouver (
) écrivains plus différents, plus distincts. (
) Cest simplement un cas de juxtaposition plutôt quune association de styles littéraires ou de buts généraux.". Et Gregory Corso, une autre figure de la prétendue Beat Generation, aimait proclamer à qui voulait lentendre : "La Beat Generation, ça nexiste pas !". En réalité, celui qui pourrait prétendre en être à lorigine, qui la mythifiée à nos yeux est certainement Jack Kerouac, car il a fait de chacune de ces figures des personnages que lon peut retrouver dans ses livres, un matériau de première main. Ainsi, le Dean Moriarty dOn the Road (Sur la route) nest nul autre que Neal Cassady, avec qui Kerouac entreprit de grands voyages à travers les États-Unis. Dans le même roman, William S. Burroughs apparaît sous les traits du fascinant Old Bull Lee. The Dharma Bums (Les clochards célestes) contribue également à consolider le mythe : on y retrouve décrite la soirée fondatrice de la lecture des six poètes à la Six Gallery et Gary Snyder, "numéro un de tous les clochards du Dharma" - avec qui Kerouac escalada le Yosémite - y est le principal protagoniste. Outre cette "mythification", on pourrait trouver un autre point commun à ces écrivains : une quête absolue de la liberté dans la création, une volonté de mener à son terme la recherche dune vérité de lexistence, doù le besoin de casser les codes établis. Ainsi, Kerouac ne cessera de prôner les qualités de la prose spontanée, affirmant quil faut écrire dans un état de transe afin dabolir toute autocensure, et Ginsberg de proclamer : "Puisque lart est purement et définitivement expression de soi-même, nous avons conclu que lart le plus complet, le plus individuel, sans influence, sans pression, sans inhibition, est (
) lart véritable." Burroughs ira plus loin encore dans la recréation et la conquête de lespace du roman aux côtés de lartiste Brion Gysin avec lequel il inventera une nouvelle méthode de manipulation sémantique : le cut-up (découpage) et le fold-in (pliage) doù naîtra sa splendide trilogie, La machine molle ; le ticket qui explosa et Nova express. Si tant est quune Beat Generation ait existé la méthode fut : "La viande la plus pure et pas de sauce symbolique visions réelles et prisons réelles telles quon les voit ici et maintenant" Allen Ginsberg. Un voyage doù lon ne revient peut-être pas
Beat Generation, une anthologie, Gerard-Georges Lemaire, Éditions Al Dante. Rappel : Sur la route et autres romans, Jack Kerouac, présenté par Yves Buin, "Quarto", Gallimard. Réédition : Howl, Allen Ginsberg, Christian Bourgois éditeur. Kaddish, Allen Ginsberg, Christian Bourgois éditeur. À Jack Kerouac Tanger
4déc 1957 Cher Jack, Félicitations pour ton succès (1). Jespère que tu vas menvoyer un exemplaire de ton livre, mais ne le fais pas à moins quil puisse marriver avec le début de lannée. Je quitte Tanger peut-être pour toujours. Il y a une maladie étrange ici qui détruit ton désir sexuel je crois une forme atypique de virus hépatique
Dieu sait combien dépidémies de virus atypiques peuvent suivre avec lavènement dexpériences atomiques Paul Lund la attrapé et je lai eu deux fois. Je connais au moins dix cas en ville. Il disparaît quand on quitte Tanger. Ce nest pas une fable. Jai vérifié et re-vérifié. En plus, je suis las des garçons et suis sur le point de me brancher sur le con. Jai travaillé jusquà dix heures par jour sur un récit qui inclut et incorpore tout le matériau dans Interzone
Il y a une partie qui se déroule en Scandinavie, une autre aux U.S.A. et une autre encore en Amérique du Sud et une dans lInterzone toutes associées dans un va-et-vient comme un personne entre dans un Bain turc en Suède et ressort en Amérique du Sud. Cela dit, jai réduit «Word» à vingt pages
Cest mieux ainsi
Je vais te lenvoyer quand je laurai tapé. Énorme quantité de travail mais je ne fais rien dautre. Pas de sexualité, au sec, ne voit personne. Ne fais que travailler et fumer un peu de kif. Je tenvoie deux exemples de parties qui se suffisent à elles-mêmes. Lune est une nouvelle partie aux USA, lautre vient de la partie sur lAmérique du Sud.Cela te donnera une idée et peut-être vendable. Jai le projet de rejoindre Allen à Paris vers le début de lannée, ou peut-être de me rendre ne Espagne, mais loin de ce coin maudit en tout cas. Pourrais aller à New York le printemps ou lété prochain. Mes salutations à Lucien et remercie-le pour mavoir envoyé les exemplaires du livre. Je vais lui envoyer une lettre séparée. Je nai pas dix minutes depuis que je me suis levé
Mes meilleures pensées. Espère te voir bientôt. Comme Toujours, Bill. (1) La parution de Sur la route avait fait un énorme tapage et une avalanche de contrats pour les manuscrits inédits de Kerouac, de nouveaux livres et des droits cinématographiques. Traduit de langlais (US) par Gérard-Georges Lemaire A paraître dans Lettres, William S. Burroughs, "Les Derniers Mots", Christian Bourgois éditeur. Lettre à Peter Olovsky, Bangkok, 31 mai 1963 (1) par Allen Ginsberg Bangkok était très bien je retourne à Saigon demain en avion As-tu reçu le chèque de la Bank of America ? Beaucoup de jeunes garçons chinois de 19 ans ici ils mont levé et sont venus deux fois à lhôtel ça coûte 1 ou 2 dollars jeune peau imberbe comme celle de Vijyarshankar (2) Le seul problème est quils mont collé ensuite comme du papier adhésif Ils reviendront me voir Ils rôdent sous la statue du Roi Rama dans le Parc Lumbini Il y a ici un beau musée le style de sculpture SUKOTHAI (XIIe siècle) Bouddha qui marche avec une main levée dans le Mudra Abahaya (tout est parfait) cest très beau Dommage que je ne puisse pas aller à lintérieur du pays. Oh, et je suis tombé sur un poète, un jeune garçon, un de ses poèmes sur «Des anges venant sur terre pour manger de la merde et répandre la siure dans le rêve, calculant combien lombre pèse." Je vais tenvoyer des noms et des adresses Ce jeune Ankorn est le peintre classique dans le style thaï 25 ans et parle un pauvre anglais écorché mais une grand âme je lai rencontré et avons roulé avec un professeur tout autour des quartiers du canal avec les bananiers Temple de lAube et un grand canal comme à Venise qui traverse la ville cest superbe je me goinfre de canard et de porc chinois 10 ¢ un plat de riz ou une soupe au wonton-crevettes-porc Des restaurants chers et toutes sortes de restaurants pas chers très bien Ça doit être beau à lintérieur, en dehors de Bangkok Tous les Chinois regardent mes cheveux en souriant et me disent droit dans les yeux "Ah bon!" Certains veulent venir dormir chez moi un peu comme à Tanger mais plus polis Cest donc un endroit où lon peut rester un moment ils disent de demander un visa de 2 mois à Delhi et et on peut le prolonger ici. Jai obtenu facilement un visa de 2 mois à laéroport. Je me dépêche maintenant daller changer de largent pour Saigon/Cambodge. Jai aussi eu ici le visa pour le Cambodge (Ankor Wat). Il coûte $ 5 et 3 photos didentité. Et jai aussi dû donner 3 photos et 2 dollars à lambassade du Vietnam (Saigon). La monnaie sappelle ici "Bats" 20 bats pour un dollar. Une soupe chinoise ou un plat de riz coûte 2 bats. OK je te bates mon amour quoi de neuf en plein vol - Allen. (1) Peter Orlovsky se trouve alors à Bénarès. (2) Vijyarshankar : Le fils âgé de 10 ans de notre propriétaire sur le Dasasumedh Gar à Bénarès. Histoire de lexpressionnisme allemand Par Lawrence Ferlinghetti Le Cavalier Bleu traverse Le Pont pour aller dans le Bauhaus sur plus dun cheval bleu Franz Marc dépose son empreinte bleue sur la scène bleue Et Kirchner trottait dans le cirque noir sur un autre cheval noir Emil Nolde jamais pétri dans la glaise dansait effrontément autour dun veau dor Max Pechstein péchait dans les paysages fluviaux et folâtrait avec ses modèles (Ils le font tous) Rottluff peignait sa luxure rouillée et Otto Mueller mangeait des crudités alors que sa peinture se faisait plus cruelle Erich Heckel conversait avec des fous et entrevoyait donc leur folle fin le Norvégien Munch pousse un cri silencieux Jawlensky donna à Matisse un air insensé et russe Et Kandinsky devint dune incandescence démentielle Kokoschka dessina son propre sturm und drang Käthe Kollwitz enduisit de craie le visage de la Mort et de la Mère Schwitters errait dans des cités dimmondices et Klee devint un mobile dargile se balançant au rythme de lAnge Bleu Otto Dix dessina un guerrier mourant Sur sa palette dacier Grosz entrevit les plus grossiers dans la tempête menaçante Max Beckmann assista au naufrage du Titanic et Meidner dépeignit lApocalypse Feininger traça un Être Tragique et toucha les gratte-ciel du doigt qui sombraient dans lAtlantique (et dans son soubresaut final tomba sur Chicago) Entre temps à Berlin Hitler faisait son portrait dans un coin et ses fours étaient chauffés à blanc tandis quun Tambour de Fer Blanc commençait à battre Extrait de Canti romani, extrait de A Trip to Italy and France, 1985. Traduit de langlais (US) par Gérard-Georges Lemaire Dernier rêve impressionniste Par Lawrence Ferlinghetti Dans un rêve impressionniste récent je conduis une voiture décapotable en compagnie dun groupe de Françaises portant des robes dété et des chapeaux aux larges bords et des oncles aux gilets gris et aux chemises rayées avec des brassards au bras et tout le monde rie et bavarde en français comme si aucune autre langue nétait acceptée socialement. Et nous allâmes dans un café en plein air au bord de la Seine dans les environs de Paris comme dans le tableau de Manet sous une pergola près du fleuve pour boire du vin et déguster un grand pique nique sorti de paniers en osier. Et juste à ce moment de jeunes gens bruyants arrivent en ramant avec le regard moutonnier comme de jeunes collégiens américains chantant une chanson à boire sur les Whiffenpoofs et nous continuions à parler français comme si rien dautre dans le monde réel se passait ailleurs. Et tous les individus autour de moi se changèrent en personnages de Proust et nous somme tous du Côté de chez Swann dans un bosquet en fleur avec une Odette parfaite de chez Swann mais tout dun coup voici Blaise Cendrars qui arrive en agitant un journal dont le titre hurlait "LOR ! LOR !"* et lor a été découvert en Californie et je dois partir sur le champ pour me joindre à la Ruée sur lor et je me réveillais dans ma cabane de Big Sur avec les traits de Canuck français dun Jack Kerouac et en entendant le son de la mer où les poissons parlent encore le breton. Extrait de A Trip to Italy and France, 1985. Traduit de langlais (US) par Gérard-Georges Lemaire Irving Rosenthal, en marge de la Beat Generation Il faut être reconnaissant à Michel Bulteau davoir exhumé ce "roman» (on devrait plutôt parler ici dautobiographie fantasmée) dIrwing Rosenthal curieusement baptisé Sheeper. Ce dernier a joué un rôle particulier dans la saga de la Beat Generation quand il publie dans la Chicago Review un chapitre du Festin nu de William S. Burroughs en 1958, uvre qui nest pas encore achevée, mais qui fait déjà grand bruit. En dépit de ce beau scandale, Rosenthal est bien résolu à ne pas sarrêter en si bon chemin : un an plus tard, il décide de créer la revue Big Table, où il réunit des textes dun certain nombre dauteurs. Et il persiste et signe en continuant à publier Burroughs. Mais ce nest encore rien. En 1967, il achève le récit de sa vie et le fait paraître. Entreprise pour le moins étonnante puisquil na alors que trente-deux ans ! Mais, cest vrai, son parcours peut largement suffire à nourrir un manuscrit relativement volumineux. IL y évoque ses relations terribles à sa mère dans la San Francisco de son enfance, la révélation précoce de son homosexualité (qui prend ensuite une forme exacerbée et même frénétique). Et puis il y a la drogue ou plutôt, les drogues : il fait lexpérience dà peu près tout ce qui tombe sous ma main. Enfin, il relate non seulement ses fantasmes, mais aussi ses grandes obsessions. Et, plus que toutes les autres, la fascination pour le monde des insectes prend une place envahissante. En somme, Rosenthal, en suivant les traces de ses amis de la Beat Generation (il parle dans son livre dAllen Ginsberg, avec une certaine malignité, et aussi dHerbert Huncke, celui qui a initié Burroughs à la drogue et qui a soufflé le mot beat à Kerouac
), se révèle un précurseur dans un genre bizarre, franchement baroque et où son identité sexuelle prend le pas sur le reste. Mais cest tout de même plus quun témoignage. Cest un violent et désordonné plaidoyer pour la reconnaissance dune déviance généralisée. Sheeper, Irving Rosenthal, traduit de langlais (US) par Philippe Aronson, Hachette littérature. © visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé - | |