Dossier Sergio Birga Sergio Birga ou le temps suspendu par Yves Kobry Sergio Birga a commencé sa carrière dans les années 60 comme un peintre expressionniste, à une époque où dominait labstraction lyrique, rendant notamment visite en Allemagne à Meidner, Heckel, Kokoschka ainsi quà Otto Dix, peu avant sa mort. Quel jeune artiste sintéressait alors à un mouvement artistique davant guerre hors mode, hors champ, à une époque où lEurope occidentale désireuse doublier un passé tourmenté et tragique sébrouait avec euphorie dans une modernité sans nuage ni rivage? Durant les années 70 Birga côtoie par la thématique la figuration narrative, davantage par conviction militante questhétique; toutefois même durant cette brève période il nabandonne ni la perspective, ni le modelé, ni le contraste de lombre et de la lumière, se démarquant ainsi de la conception affichiste qui caractérise les artistes pop. A partir du début des années 80, lorsquil trouve sa manière dont il na pas varié, Birga peint essentiellement des paysages urbains chargés dune sourde et insistante mélancolie dans un style qui sapparente à la " Nouvelle Objectivité ", au point déquilibre entre le " vérisme " et le " réalisme magique ". Autrement dit, Birga est resté sa vie durant fidèle à lexpressionnisme et à sa forme dérivée, bien quen abîme, la " Neue Sachlichkeit ", connue et méconnue en France sous lappellation de " Nouvelle Objectivité ", en fait une nouvelle subjectivité, dont la signification profonde demeure souvent incomprise. Voilà qui peut paraître décalé, certains diront anachronique. Cette vision dun Paris populaire, vu de guingois, du haut dun toit ou du bas dune palissade où les façades défraîchies des immeubles de rapport du XIX e siècle se mêlent aux bâtiments rectilignes et glacés des années 70, peut faire songer, par limagerie seulement, au réalisme poétique dun Carné ou dun Cartier Bresson. Mais sans cette légèreté et cette insouciance du Paris populaire des années 50, ville encore homogène qui même dans la pauvreté et le labeur conservait son caractère pittoresque, exhalait le bonheur de vivre. Le Paris de Birga est une ville sans joie, sans habitant, dont la vie sest retirée, où le temps est suspendu. Peinture onctueuse travaillée par le souvenir, où les glacis superposés sont autant de strates nostalgiques qui mettent le motif à distance, le déréalisent. Cette manière a été appelée "vérisme" dans la mesure où elle reproduit la réalité, ou du moins la restitue en toute " objectivité ", sans rien ny ajouter ni en retrancher. Du moins en apparence, car ici une perspective biaisée, là une arête trop vive, une ombre trop marquée viennent insérer à linsu du spectateur ce je ne sais quoi détrange, ce léger décalage qui instille un malaise, perturbe la vision familière, creuse lécart davec la réalité ordinaire. On est en terrain familier quon arpente tous les jours et pourtant on ny est plus tout à fait. Ce glissement imperceptible qui pétrifie le quotidien et le rend étranger à nous même est lourd de menaces et annonce, comme nous lenseigne lhistoire, des secousses sociales, politiques, culturelles. Car Sergio Birga nemprunte pas seulement au style de " la Nouvelle Objectivité" mais aussi, surtout, à lesprit de cette esthétique, issue des conséquences tragiques de la première guerre mondiale qui a su traduire sur un mode ironique et distancié le désarroi, le malaise, les convulsions de la société allemande, sortie bouleversée et hébétée de la défaite, sans repère, ni espérance. Lexpressionnisme, notamment le mouvement " Die Brücke" avait été un courant utopique, dont la force et lexacerbation du trait, la stridence de la couleur exprimaient la vitalité dune société en plein essor et sa foi en lavenir, fût ce pour en fustiger le conformisme, en dénoncer les rigidités et les injustices. LAllemagne wilhelmienne, état nation tardivement constitué, avait travaillé darrache pied, sétait industrialisé à marche forcée afin de rattraper ses rivales, la France et lAngleterre. Elle y était tout juste parvenue lorsque la guerre de 1914 supposée asseoir son hégémonie, provoqua son effondrement. La première guerre mondiale avec son cortège de massacres fut un conflit suicidaire pour lEurope entière quelle laissa chamboulée et exsangue; du moins les puissances victorieuses purent entretenir lillusion que les sacrifices navaient pas été vains. En Allemagne la défaite aussi brutale quinattendue (doù la légende du coup de poignard dans le dos) fut suivie dune guerre civile et dune hyperinflation qui désagrégea la société et ruina le pays. Même lorsque léconomie commença à se redresser à partir de 1923, malgré les clauses draconiennes du traité de Versailles, la société allemande profondément traumatisée, demeura désabusée, amère, aigrie. Bien plus que les faiblesses ou les turpitudes de la république de Weimar qui nen étaient que le reflet, cest cette décomposition sociale, cette déliquescence morale, cet effacement des repères dun pays tout entier quont dépeint les artistes de la " Nouvelle Objectivité", les uns tels Georges Grosz avec le trait mordant de lengagement politique, les autres, plus nombreux, tels Otto Dix, Max Beckmann ou Christian Schad, avec lironie froide et distanciée de lobservateur lucide et implacable. Alors quen France un Derain cherchait à travers le musée un impossible retour à lordre et à lharmonie, en Allemagne un Dix empruntait sans vergogne au musée (Grünewald, Grien, Cranach) pour décrire le désordre et le malaise contemporain. Peindre le présent sous les couleurs du passé, donner à léphémère lapparence de lintemporalité, cest aussi désigner labsence de perspective, un futur qui se dérobe. Alors que lart contemporain senivre de linsignifiance et de la superficialité du présent immédiat, immédiatement périmé, il se pourrait bien que la peinture nostalgique et désenchantée de Sergio Birga qui fait écho à lhistoire, soit prémonitoire dun avenir tourmenté. Jean-Luc Chalumeau
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