Les artistes et les expos : Loulou ou l'éternel retour par Jean-Paul Gavard-Perret Louise Bourgeois a 92 ans, ne cesse de déplacer les symptômes et continue par divers moyens à créer un mouvement nécessaire de féminisation de l'uvre d'art. Contre l'impératif catégorique et fantasmatique d'un art qui fascine par effet de surface, l'artiste crée une sorte de suite d'altération, de changement (infusion), d'ellipse, de trou. Ainsi dans un des films de l'exposition du Palais de Tokyo, on peut voir sur une tapisserie antique un Cupidon qui écarte lascivement les cuisses : cependant à la place du sexe surgit un trou : " voyez ce trou, il est là, je ne l'ai pas inventé " commente l'artiste. Car le trou est là depuis toujours comme une plaie ouverte dont apparemment l'artiste ne se remet pas - et nous avec. La prégnance de la visibilité prend ainsi un autre aspect, un aspect confondant. Louise Bourgeois transcende ce que péniblement certains artistes contemporains tentent de montrer : elle ne se contente pas de décrire un geste, mais par le résultat de son geste, par la fabrication, elle prend en revers ce que souvent l'art tente de montrer en vain. Par perforation, par fragments, entre la peinture-état et l'action-sculpting, ses emboutissements, ses aveux comme ses dessins et ses sculptures récents, visibles à la galerie Karsten Greve, transforment ce qui aurait pu être " docilement " donné à voir. Les uvres et les sortes de commentaires filmés qui apparaissent dans l'exposition du palais de Tokyo creusent un trou et un trouble : dans l'aire du visible, non forcément à sa surface, mais à travers lui, quelque chose vacille. Le travail de Louise Bourgeois n'est donc jamais un travail d'enfouissement mais de pénétration impossible, de renaissance hypothétique. Renouvelant des formes primitives de sortes de premiers matins du monde, l'artiste nous livre des états majeurs de son uvre complexe et ample. Tout ce qui est " restes ", le trou (de l'âme), la trace (du corps), le trou (du corps), la trace (de l'âme) remonte. Nous sommes en présence de formes, de couleurs, de bribes, mais aussi de forces vivantes : entre achèvement et survivance. Intimiste et grandiose, l'exposition parisienne du Palais de Tokyo remonte " par la bande " aussi bien à l'archéologie de l'uvre (dans C'est le murmure de l'eau qui chante, documentaire de Brigitte Conand sur Louise Bourgeois, cette dernière mime des scènes premières où le père est remis dans son contexte là où amour et haine demeurent mal définis) qu'à ces avancées les plus récentes (là où dans des dispositifs scéniques, le retour amont reste largement prégnant). On comprend que tout ce qui recouvre devient donc chez elle ouverture. C'est pourquoi, face à la mort que l'on se donne ou du moins qui nous est donnée, l'uvre fourmille, sinon de réponses, du moins de points d'appuis. Dans chaque uvre, dans chaque installation-déplacement (le salon de Brooklyn transposé à Paris, mais de manière sibylline), les particules réunies et disjointes créent divers types de fluide et de fuite. L'uvre n'est plus peau (interposition, limite, séparation) mais limites-indistinctions, limites-entrelacs entre le dehors et le dedans, le monde de la sensualité et celui de l'âme, du visible et de l'invisible, elle devient une sorte d'opacité étrange. Cependant, malgré le caractère intime de l'uvre, en dépit de la manière dont l'artiste s'expose (à tous les sens du terme), les visions proposées ne sont pas des visions d'indentifications primaires. Contre ce qui est généralement pur effet de présence immédiate et anecdotique, la conception même de l'exposition, en ses replis, ses accidents, permet de pénétrer au cur d'une autoscopie sur quoi l'imaginaire du spectateur peut rebondir. L'uvre nous renvoie ainsi au plus profond de nous-mêmes. Il faut cependant des mises en conditions pour apprécier ce travail. Certains (j'en suis) auront besoin d'un recueillement intimiste, ils voudront scruter en une certaine solitude les uvres dont la définition d'expérimentales ne rendrait pas tout à fait justice à leurs enjeux. Les altérations que provoque le travail de Louise Bourgeois doivent être comprises comme une révélation. Les interpénétrations de ce que la scénographie même induit entament les structures admises pour aller jusqu'à la cause de la visibilité. C'est de l'accident de matière que tout peut recommencer. Et cette expérience est capitale pour celle qui par ce biais à forte résonance exitentielle et traumatique en son moi le plus profond permet de toucher au plus important : certes, il ne s'agit pas de tenter de " s'en remettre " (car l'épreuve est indépassable) mais à travers elle de créer. Pas de créer pour créer, ni de créer pour se sauver (l'art ne sauve rien), mais afin de proposer une forme de partage : qu'un diaphane pénètre le corps, qu'une matière touche l'âme afin d'être un peu plus en vie malgré les coupures chirurgicales par un visible inédit qui contiendrait en lui la cause de sa visibilité sans qu'on sache cette cause - mais l'on sent bien qu'elle vient du plus profond de l'être. Alors, à qui poserait la question " Qu'est-ce que le sujet dans l'uvre de Louise Bourgeois ? " on répondra que le sujet est l'art lui-même, car c'est par lui que tout passe (infuse) et ne passe pas (barre). C'est lui qui nous pénètre et non une thématique, un bestiaire ou un quelconque sujet. Il n'y a pas d'autre sujet : l'excès de présence surgit de l'uvre, de sa mise en place, de ses déplacements, de son auto-commentaire. C'est pourquoi ceux qui ont besoin de réduire l'art de l'artiste franco-américaine à un geste se trompent. C'est pourquoi aussi il est toujours intéressant de revenir à une telle uvre face à un monde qui manque de sens. D'autant que ces installations scéniques ne sont jamais des leurres, des écrans de fumée, pas plus que ses travaux ne sont que des peaux de chagrin. Dévorée, dévorante, trouée, déchirée l'uvre s'approche de quelque chose d'essentiel en déliant les purs effets de réel de la pensée, de la spiritualité, de la sensualité. Avec Louise Bourgeois la réalité perd de sa solidité, le dehors et le dedans deviennent des notions qui ne fonctionnent plus tant il y a des altérations de surface. Mais réalité et pensée ne tombent pas dans le néant. Si la réalité perd sa substance, sa solidité, sa constance, l'art y gagne au moment où pourtant ses déterminations et sa validité oscillent, où il perd en richesse d'apparat et n'est qu'incertitude. Par des perturbations l'effet de trouble n'est pas celui du non sens, au contraire. L'artiste cherche toujours les conditions des événements, des érections (où il n'y a pourtant qu'un trou contre lequel l'artiste frotte ironiquement sa poitrine et ses fesses), des injonctions. Elle opte - même lorsque l'objet artistique devient creux - pour un ordre de grandeur. Ainsi l'art ne dit rien mais parle : il n'est pas mots (art conceptuel ou démonstratif de ce qu'il fait ou n'est pas capable de réaliser) mais noms, il est ce qu'en dit Jarmusch : " le nom mort pourtant encore nom jusqu'au son pétrifié, jusqu'au silence ". En conséquence l'art n'est plus une simple image, il est pas là pour garder le monde mais pour le renouveler, retourner en son origine par série de fantasmes. Chaque uvre de l'artiste est présence de l'absence, présence in absentia. Il s'agit d'invoquer, d'exposer, de manifester le trou, le retrait où se manifeste une autre présence - celle d'un " Dieu " à naître, d'un " père " à engendrer - mais sans qu'aucune clé ne soit jamais donnée. Et même si nous pensons qu'il faudrait peut-être retourner à la Bible et plus particulièrement aux Psaumes pour comprendre l'engagement de celle qui sait ce qu'il en est de la spiritualité judéo-chrétienne, il convient d'envisager ce travail comme une recherche toujours ouverte qui nous apostrophe, nous creuse car elle est à la fois " creux-action " (R. Dadoun) et création. Chez elle nous passons à l'icône par l'accident. L'uvre ne s'expose jamais devant celui qui la regarde mais à travers lui : elle ouvre l'il du cyclone à l'il bandé du cyclope qui dort en nous. A ce titre et malgré ses sources spirituelles, elle ne peut être au service de la " vérité ", de l'hommage, mais à l'inverse elle ne peut faire une pure abstraction de la réalité, ce qui d'ailleurs et tout compte fait reviendrait un peu à la même chose. Cette recherche est pour nous un des rares points d'art du temps : elle est plus que trace et nous regarde. Elle ne montre plus une chose, mais de la personne, le monstre ou l'ange en nous, bref ce qui échappe à notre conscience. Elle reste en avance sur nous-mêmes, elle est étrave, suite de fragments dans le flot d'un sillage, elle ne ressemble à rien d'autre. En ressemblant " à rien d'autre " elle nous rassemble dans cette part inconnue de nous-mêmes qu'elle travaille du dedans car il ne s'agit jamais pour Louise Bourgeois de reproduire du reconnaissable, du simili mais de la re-connaissance, il ne s'agit pas plus d'apparence phénoménale mais d'appartenance. Rien de visible donc, ou d'articulable, si ce n'est par l'absence, le pré-sens de la présence et non son rappel sur un mode au passif, au passé. Jean-Paul Gavard-Perret (Louise Bourgeois " Le jour la nuit le jour ", Palais de Tokyo, Paris, automne 2002-printemps 2003 et galerie Karsten Greve, Paris, octobre-novembre 2002)
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