Entretien avec Anne Kieffer Amélie Chabannes : jaime divaguer dune technique à lautre Anne Kieffer : Vous avez 26 ans et déjà quelques " success stories " derrière vous : pouvez-vous nous parler de vos principales expositions ? Amélie Chabannes : Jusquici, les expositions les plus intéressantes pour moi ont été collectives. Dabord aux Arts Décoratifs de Paris quand jy étais étudiante, puis en 1998 au Centre dArt Contemporain de Clamart et, en 1999, au Carrousel du Louvre où je faisais équipe avec Claudine Bendotti. Cette dernière expo a été déplacée à Mexico (Musée Franz Mayer et Centre National des Arts). Depuis, jai eu loccasion de participer à une manifestation à la Cité de la Musique, centrée sur la gravure ce nest pas trop mon truc : je suis venue avec une sculpture-installation ! en compagnie de gens importants comme Soulages ou Music, et dautres artistes plutôt classiques. Jai aussi collaboré à plusieurs sites internet. A. K. : Vous avez été lauréate en 2000 du concours international " Vent des forêts " à Verdun et vous avez été retenue par le Ministère de la Culture pour la réhabilitation, à partir de lété 2001, du centre culturel français de Riga. A. C. : Le concours " Vent des forêts " a été très intéressant. Pour Riga, ça sera certainement une expérience enrichissante, mais nous nen sommes quau début de la conception. Je dois me rendre bientôt à Riga pour étudier la ville : on en reparlera après. En ce qui concerne " Vent des forêts ", cétait dautant plus vivant que les artistes sélectionnés venaient du monde entier : un Mexicain, une Italienne, une Coréenne, un Russe et une artiste de Nouvelle-Zélande, outre Claudine et moi. Nos vocabulaires respectifs se sont confrontés : cétait un véritable symposium. Nous avions 15 jours pour réaliser le projet sur lequel nous avions été sélectionnés. Jai seulement regretté que, si les matériaux nécessaires étaient bien payés par les organisateurs, rien nétait prévu pour la rémunération des artistes : cétait dautant moins acceptable que le concours était fortement médiatisé et que cela a été une réussite pour Verdun. Jai décidé de ne plus concourir dès lors que les organisateurs considèrent que les artistes nont droit à rien en rémunération de leurs efforts. Jajoute que lexpérience a eu un autre aspect, sympathique celui-là, qui mérite dêtre mentionné : les bons contacts humains noués avec la population locale, souvent des agriculteurs confrontés du jour au lendemain à des uvres évidemment hermétiques à leurs yeux, mais qui ont suscité des réactions parfois fabuleuses : cétait une approche autrement plus stimulante que lenvironnement du musée ou de la galerie. A. K. : Vous avez limpression que le public a bien réagi et compris ? A. C : Les agriculteurs des environs de Verdun comprennent à leur manière. Ils ont dautres repères et modes dexplication : cest ce qui les rend passionnants. Jamais on ne ma demandé " à quoi ça sert ", mais jai entendu au contraire beaucoup de propos prouvant que lessentiel de ce qui fait quil y a art était bien perçu. Ce public non averti était sensible à la dimension poétique et à la beauté de ce qui était présenté. A. K. : Les jeunes artistes ont du mal à émerger en France. La situation vous paraît-elle meilleure à létranger ? A. C. : Jai des amis artistes qui sont retournés à Londres, New-York ou San-Francisco simplement parce que, là-bas, davantage dargent est drainé par le marché de lart et donc il y a plus de chances de réalisations de projets. Mais je pense que la France est maintenant en mouvement et que lactualité artistique va y être rapidement plus dense et plus riche. A. K. : Vous avez déjà eu la chance de rencontrer quelques mécènes qui vous ont soutenue. Comment vivez-vous votre partenariat avec les mécènes ? A. C. : Cest une expérience extraordinaire ! Après une assez longue période de séparation entre les artistes et le public, jai le sentiment que les collectionneurs et les mécènes réapparaissent. Jai un ami collectionneur et mécène belge qui écrit en ce moment un livre sur le Land art et qui sintéresse aux relations entre le commanditaire et lartiste, puis entre lartiste et le public. Jai aussi eu la chance de rencontrer à la sortie de lEcole un réalisateur connu, très sensible à mon travail, qui m'a permis de réaliser trois importants projets dans une relation riche, à la fois respectueuse et libre. Il sagissait de constructions dans sa maison, et notre entente a été exemplaire, intense et immédiate. Jai eu deux ou trois autres mécènes. Mikki Boel, qui collectionne de nombreuses uvres comme celles de David Nash, Andy Goldsworthy et bien dautres aime les artistes et entretient des relations très amicales avec eux. A. K. : Pourquoi avoir choisi la filière de lEcole Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, section art et espace, plutôt que les Beaux-Arts ? A. C. : Dabord parce que javais peur des Beaux-Arts, peur de devenir une sorte de " chair à galeries ". Les Arts Appliqués mont permis de passer dun atelier à lautre : animation, photo, vidéo, sérigraphie, architecture Dans le bâtiment de la manufacture des illets à Ivry où jétais, jai appris beaucoup de langages différents et jai pu dépasser la pensée unique que je craignais de rencontrer aux Beaux-Arts. Il est vrai que la section " art et espace " des Arts Déco na pas tenu les promesses de son nom, mais malgré cet échec jai été confortée dans lidée que javais réellement envie de ça. Je me sens en effet assez " urbaine " et je regrette un véritable vide pour tout ce qui concerne lintégration de lart dans la ville. Les artistes qui cherchent à combler ce vide sont ceux qui mintéressent le plus. Jai été fascinée par lart-graffiti, en tout cas celui des artistes inconnus, qui dessinaient sauvagement la nuit autour des terrains vagues. Je les ai souvent regardé travailler, mintéressant surtout à ceux qui avaient visiblement le souci de réveiller un espace, qui cherchaient à répondre à un manque. Dune manière générale, je me suis toujours mieux sentie dans trois dimensions que dans deux et je me suis demandée comment je pouvais répondre aux carences de tel ou tel lieu sans faire comme les titulaires des commandes " 1 % " des années 70, qui ne faisaient guère quajouter une note plus ou moins " décorative " à une architecture. Je me suis franchement tournée vers le Land art, véritable défi lancé aux galeries et aux institutions. Je nai rien contre ces dernières, sinon que ce sont des lieux clos, et ce qui me faisait rêver, cétait par exemple telle grande réalisation dans le désert de lArizona. A. K. : Comment rêveriez-vous de voir présentée la globalité de votre travail sur " luvre et sa biographie ", propre au Land art ? Peut-on imaginer un livre ? Une installation en galerie ? A. C. : Jaime le Land art, mais je naime pas que ça ! Mon travail a différents aspects et je ne souhaite pas être cataloguée dans une catégorie trop précise. Jaime passer dun environnement artistique à un autre : aller du monumental en extérieur à des objets de petites proportions comme un livre par exemple. Laspect biographique de mon travail a beaucoup dimportance aussi. Jai envie de tout explorer, utiliser différents types de vocabulaire. Les artistes que jadmire ont réussi cela. Quant à linstallation en galerie, elle serait tout à fait possible sil sagit dune uvre entourée de photos témoins, des notes et cadastres que je réalise en fonction des projets. A. K. : Quels sont les artistes (référents, mythiques) qui vous ont le plus touchée ? A. C. : Jai une passion pour Max Ernst depuis que je suis toute petite : voilà lartiste qui parvient à passer dun langage à lautre. Il y a aussi Louise Bourgeois pour les mêmes raisons et aussi laspect autobiographique de son uvre. Parmi les artistes des générations suivantes, Annette Messager mintéresse pour son humour, sa dérision et le renouvellement incessant de son langage ainsi que Sophie Calle. Quant aux artistes du Land art, je retiens surtout Walter De Maria, Gordon Matta Clark qui a travaillé sur les ouvertures dans larchitecture, la géométrie et la lumière, et James Turell qui a lui aussi travaillé sur les phénomènes lumineux. Jaime encore beaucoup les chantiers de Tadashi Kawamata. Si jajoute que je mintéresse aux photographes, vous voyez que je nai guère de rejets, si lon excepte évidemment, par exemple, les choses du genre de celles quun certain Strebelle a installées place Vendôme lété dernier Je suis très ouverte dès que ça a du sens. A. K. : Pourquoi avoir choisi le support de larbre mort pour ensuite le pétrifier ? Quel sens donnez-vous à ce travail ? Serait-ce une sorte de réflexion sur la renaissance après la mort ou autre chose ? Parlez-nous de votre installation éphémère sur une plage de lîle de Ré. A quoi correspond cette " mise en échec volontaire " dont vous avez parlé ? A. C. : Au moment de mon travail en équipe avec C. Bendotti et une mécène, il y avait dans la maison de lîle de Ré un très grand arbre mort. La maison avait été construite et " mise en ordre " autour de cet arbre. Je me suis alors concentrée sur lobjet après avoir pensé au traitement de lespace. Parallèlement, jai été personnellement confrontée au deuil, à la renaissance, à labandon, aux tabous sur la mort. Cest vrai que beaucoup dartistes abordent eux aussi ce thème : jai voulu quant à moi recréer la pratique culturelle qui consiste à éliminer ce qui est mort, le cacher, le recouvrir, pour le faire ensuite revivre étape par étape. Nous avons réalisé une armature de métal, béton, filasse et bambous. Nous avions envie de travailler avec des matériaux organiques pour rappeler la vie. La famille a ainsi retrouvé laxe central de sa maison et pu revivre autour. Nous avions bien entendu souhaité que notre travail sintègre aux lignes de larchitecture. Quant à linstallation sur la plage, cétait un " jeu " reposant sur lidée dutiliser les éclats de branches restants de manière à poursuivre lhistoire. Nous avons donc fait une installation éphémère de dix arbres pétrifiés avec la même technique, deux jours avant les grandes marées déquinoxe, pour rappeler que la nature reprend sa domination sur lhomme, comme sur notre création. Cette " mise en échec volontaire " a suscité des tas de réactions et danecdotes que jai notées, outre un travail photographique témoin. Les lignes verticales de linstallation dialoguaient avec le paysage très plat. A. K. : Une autre partie de votre travail est plus intime. Je fais allusion à votre reportage-photo sur la " poupée ". De quoi sagit-il ? Quelle est votre source dinspiration ? A. C. : Adolescente, javais été très marquée par une anecdote sur la vie de Kokoschka abandonné par sa maîtresse Alma Mahler. Il avait fait confectionner une poupée de chiffon à sa ressemblance quil emmenait partout, par exemple dans sa loge de lOpéra de Vienne Plus tard, jai eu envie de donner forme au deuil que jai vécu : jai construit une poupée assez grande, sans visage, une sorte dhomme un peu astral, et pendant deux ans je lai installée dans des lieux que la personne que jai perdue aimait. Jai photographié cette poupée dans ces différents lieux. Mais par moments, je ne supporte plus sa présence, alors je la cache, je la détruis puis je la recouds Je travaille au jour le jour sur les regrets, les envies, les peurs, les fantasmes. Je dispose dune série de photos que je retravaille au tirage et que je vends déjà à quelques collectionneurs. A. K. : Votre choix dexpression artistique sest-il porté de façon innée sur une grande diversité de médiums ? Je fais allusion à votre réflexion sur larchitecture, la photographie, les sculptures-installations, mais aussi votre premier travail de plasticienne à la craie grasse sur papier que vous ne divulguez pas aisément A. C. : Jaime divaguer dune technique à lautre, ça menrichit. Jaime énormément laventure de la photographie, que je traite à ma manière, comme du reportage, spontanément, et quil ne faut pas juger sur des critères techniques. On se retrouve aujourdhui dans le même cas de cassure que la peinture impressionniste, qui elle aussi, dans une certaine mesure, avait mis de côté les critères techniques alors en usage. Mais le dessin est aussi une voie qui a son sens pour moi : toujours inspiré par larchitecture, je lutilise sous formes de " cadastres ". Jessaie dêtre en " archéologie aérienne ", toujours très haut par rapport aux évènements, toujours dans la biographie, jexplique comment luvre se construit au jour le jour, sous forme de petits plans que jassemble. Jai besoin de mettre de côté mon point de vue, dêtre objective : le langage de larchitecture, qui est très pur, permet cela. Dans mon travail à la craie grasse, javais peur dêtre trop instinctive, trop lyrique ! Je ne me sens pas prête à montrer ce travail-là. A. K. : Votre collaboration avec les architectes est fréquente, tant au niveau des commandes publiques que des réalisations privées. Comment vivez-vous cette relation, qui a alimenté de nombreuses polémiques au sujet des artistes souvent " laissés pour compte " ? A. C. : Le projet le plus important sera mon intervention plastique à Riga. Je serai une assistante, une conseillère de larchitecte. Mais là on nest pas dans le cadre du 1 % ! Je travaillerai sur une conception de sols et de grilles. Nous sommes en Lettonie dans lArt Nouveau, une architecture quil me va falloir comprendre. A. K. : Peut-on parler de vous comme un artiste " concepteur " ? Pensez-vous que cela soit lavenir de lartiste de demain de simpliquer dans une grande variété de vocabulaires et de langages ? A. C. : Un des types dartiste de demain est certainement dêtre beaucoup de choses à la fois, davoir des connaissances variées et des langages différents à synthétiser dans un même projet. Mais je crois aussi en lartiste solitaire, créant de façon personnelle indépendamment de lenvironnement. A. K. : Y a-t-il pour vous des exemples réussis de création artistique réunissant architecture et art contemporain en France ? A. C. : Le travail dIrwin au " Getty Central Garden " à Los Angeles que jai vu présenté au musée du Jeu de Paume par larchitecte Richard Meier ma paru passionnant, car ce nest pas un paysagiste, mais un artiste du Land art à qui on a demandé dapporter sa contribution. Pour ce qui concerne les réalisations en France, jaime particulièrement les " Folies " de Tschumi à la Villette : cest une vraie réflexion dintégration de lart dans lespace au service de lhomme. Lintervention de Daniel Buren au Palais-Royal est de son côté une réussite exemplaire dans un lieu public. Mais finalement les réussites sont des exceptions en France ; hors de France, Barcelone est une ville que jadore, où lart est toujours présent et en rapport avec lextérieur. Gaudi y a réussi une expérience extraordinaire darchitecture-sculpture. A. K. : " Rendre aux arts leur valeur humaine " a été lenjeu dun combat de longue haleine depuis 1936 avec " lUnion pour lart " créée par André Bloch, qui na trouvé son écho quen 1951 avec le " Groupe Espace ". Pensez-vous que cela soit encore le rôle de lartiste dêtre à la recherche de sens ? Le public est-il dans cette attente ? La démarche dintégration est-elle une réponse ? A. C. : Les interventions que je vois à Paris ou dans les grandes villes de France sont souvent décalées par rapport aux lieux, aux attentes du public. Les meilleures sont le plus souvent inattendues et controversées dans un premier temps. La Pyramide du Louvre de Pei est une vraie réussite unanimement reconnue après polémiques, de même que les " colonnes " de Buren au Palai-Royal sont parfaitement acceptées après dincroyables controverses. Et les taxis parisiens ont protesté quand il a été question de démonter les Horloges dArman de la gare Saint Lazare ! Cela dit, dune part les gens ont besoin dun temps dadaptation pour aimer même les bonnes uvres, et dautre part trop de créations placées au cur des villes ne parviennent jamais à sy intégrer vraiment : elles sont " à côté " de la ville et non dedans. A. K. : Que vous inspire le milieu urbain actuel en tant quespace à créer ou recréer pour lartiste ? A. C. : Evidemment, la ville est un terrain de jeu énorme, et le milieu urbain à réhabiliter une formidable opportunité pour les artistes. Certaines villes sont homogènes, dautres hétéroclites, ce qui appelle des langages, des modes dintervention très variés : Wilmotte, que jadmire, est un de ceux qui lont bien compris. A. K. : " Lart dans la ville " tend à reprendre une place stratégique sur la scène de la création : simple opportunisme de la part des institutionnels, qui financent ces expositions denvergure, ou de certaines collectivités qui font de lart un outil de communication avec le public ? Ou bien sagit-il dun besoin réel et authentique dartistes de plus en plus nombreux à reconsidérer la ville comme une " galerie vivante " pour se mettre au service de lhomme, au-delà des modes, afin de dialoguer avec lui au niveau du corps comme au niveau de lesprit ? A. C. : Depuis la Renaissance, lart a été indissociable de larchitecture. Il y a eu cassure au XXe siècle. Les grandes révolutions de larchitecture ont cru retourner à lessentiel par le retour aux lignes pures et par le bannissement du décoratif. Après la cure daustérité incarnée en particulier par Frank Lloyd Wright, après les expériences de Le Corbusier, Fernand Léger et Charlotte Perrian qui prouvent que les artistes nont jamais cessé de collaborer avec les architectes, il me semble que nous revenons aujourdhui à un vrai dialogue entre les artistes et les architectes. Tout nest pas au plus haut niveau bien sûr, et Wilmotte lui-même na pas réussi à mon goût son " Mur de la paix " à Paris, mais dans lensemble ce dialogue redevient fécond, il implique aussi les scénographes et les muséographes. A. K. : Avez-vous un projet de cet ordre, ou est-il trop tôt pour en parler ? A. C. : Jaborde en ce moment les questions de lélaboration de luvre et de sa réalisation. Avant de pouvoir construire et installer dans le milieu urbain, il faut beaucoup dappuis et dautorisations. Est-ce que luvre na finalement pas besoin dexister simplement par le dessin ? Est-il nécessaire quelle soit effectivement réalisée, et peut-elle en rester au stade de lidée ? Je travaille avec une architecte, Elisa Weggand, sur une installation photographique qui pourrait être un projet dexposition in situ à venir, dans une rue. Le plus important dans mon travail, finalement, cest la volonté de rester hétéroclite, dêtre objective aussi. Mon empreinte nest pas encore formée, même si un artiste, cest dabord une personnalité que lon reconnaît, comme disait mon grand père. Jai encore beaucoup à découvrir, des vocabulaires à inventer. En attendant, je suis heureuse que mes collectionneurs aient déjà reconnu ce que je suis. Anne Kieffer
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