Chroniques des lettres Chronique de lAn VII (2) par Gérard-Georges Lemaire Outils de travail | LArt au XV ème siècle, Stefano Zuffi LArt au XIXème siècle, Gabriele Crepaldi Guide des Arts, Hazan | Germain Viatte, ancien directeur du Musée national dart moderne, a écrit une défense et illustration du Centre Georges Pompidou dont on fête les trente ans. Il faut tout de même se souvenir que ce projet avant-gardiste de musée transformable à volonté (en théorie) avec un système daccès du public en tout point (les visiteurs avaient accès directement dans les bureaux de ladministration !). De plus, les uvres pouvaient être amenées directement des réserves du sous-sol dans une salle à nimporte quel étage. Cette conception révolutionnaire digne des années 70 a fait long feu et le Centre a été un chantier permanent en fonction dune vision de la muséologie ou dune autre. Sa grande réussite a été la bibliothèque. En ce qui concerne les expositions, certaines connurent un succès énorme (Paris-New York, Paris-Moscou, Paris- Berlin, Vienne), dautres furent des échecs cuisants (Face à lhistoire par exemple). En somme, il faudrait dresser un bilan très contrasté alors que le Centre est devenu une institution comme les autres, avec un prix dentrée prohibitif, un restaurant hors de prix et un «marchandising» dévastateur. | Le passé (toujours réinventé) | Henri Michaux, Alfred Pacquement, Gallimard. | Louvrage dAlfred Pacquement sur Henri Michaux vient dêtre réédité chez Gallimard. La question qui peut se poser est la suivante : quand laventure picturale du poète commence-t-elle ? En 1937, avec Le Prince de la nuit, ou plus tôt encore, dix ans plus tôt précisément avec son Alphabet un alphabet quil réitère sous une autre forme en 1943 ? Quoi quil en soit, il officialise son engagement dans cette nouvelle poétique, quil ne cesse par la suite de lier à lécriture. Il compose plusieurs ouvrages après la dernière guerre qui sont lémanation même de cette connivence, comme Mouvements (1951), par exemple. Lanalyse de Pacquement consiste à dégager les principaux ressorts de cette étrange mécanique qui vise le rapprochement et, peu à peu, inéluctablement, la quasi-fusion des deux modes dexpression. Elle nous fournit les éléments fondamentaux de cette singulière exploration de la physique des signes placés à lenseigne dune poésie protéiforme. | Cécile Reims grave Hans Bellmer, Pascal Quignard, Cercle dArt. | Cécile Reims a rencontré Hans Bellmer en 1951. Mais ce nest que quinze ans plus tard quune collaboration sétablit entre eux, quand elle fait la connaissance de lédition Georges Visat. Cest elle qui a gravé Le Petit traité de morale, les illustrations pour Les Chants de Maldoror, Les Marionnettes, Les Anagrammes du corps. Bellmer meurt en 1975. Cécile Reims continue à graver ses dessins : une étrange collaboration posthume a ainsi vu le jour. Pascal Quignard a écrit des fragments à propos des dessins du grand artiste allemand qui a fait sa carrière en France, mais en fait dans une patrie abstraite et imaginaire qui est celle des marges du surréalisme. Lécrivain compare ses estampes à celle de Marcantonio Raimondi, qui a interprété Giulio Romano. Il lie étroitement la quête de ce passionné du dessin et de cette graveuse virtuose. Dans le mouvement de sa pensée, Quignard passe de lun à lautre, se penchant alternativement sur la feuille imprimée et sur la plaque de cuivre. Il rappelle quil nest pas le premier à avoir été fasciné par cette connivence esthétique : André Pieyre de Mandiargues la relatée dans Processus. Et, en 1992, Annie Lebrun la dépeinte dans A des fins de désoccultation passionnée. Cécile Reims est également écrivain et, dans ce livre, elle raconte comment elle a pu réaliser cette étrange translation de luvre de Bellmer grâce aux fers du métier. | Cantique de Matisse, Michel Butor, Éditions Virgile. | Infatigable, Michel Butor vient décrire un Cantique de Matisse. Encore un essai sur Matisse, sécrira-t-on, quel ennui ! Eh bien, non : lauteur de La Modification a produit un suite de méditations poétiques très libres à partir de quelques compositions célèbres du peintre, lAutoportrait de 1906, lAtelier rouge de 1911, le Triptyque marocain de 1912, entre autres. Cest lidée que se fait lécrivain du voyage qui est ici décrit et chanté. Voilà un périple dont la peinture est le prétexte qui mérite dêtre vécu et qui sinscrit en fin de compte de la relation traditionnelle du peintre et de lartiste telle quelle a été vécue au cours du siècle dernier. | Pour une anthropologie de lespace, Françoise Choay, La Couleur des idées, Seuil | Dans ce dernier ouvrage, notre théoricienne part dun constat affligeant sur la non pensée de lespace urbain en fonction des nouvelles données économiques, politiques et sociales de notre monde. Les critiques quelle formule à propos des projets architecturaux réalisés à Paris depuis quelques décennies (le Louvre, la BNF, la Grande Arche de la Défense
) est aussi justes que pertinentes. Ce nest pas tant la monumentalité quelle met en cause que lusage et les fins assignées à ces nouveaux lieux. Plus largement, elle sinterroge sur le statut de la ville alors que lère électronique annoncée par W. S. Burroughs modifie de fond en comble notre mode de vie et notre manière denvisager lunivers. Elle consacre aussi de nombreuses pages au passé, sur la notion de monument et ce quelle implique et sur le concept dauthenticité. Françoise Choay a une grande qualité : celle de la grande clarté desprit. Elle sait nous entraîner dans le cours de son raisonnement et nous faire comprendre pourquoi il ny a plus dutopie et pourquoi la question du patrimoine est aujourdhui aussi épineuse. | La Décolonisation du tableau, Patrick Vauday, «La couleur des idées», Seuil. | Quelle déception ! Le livre de Patrick Vauday nous annonce une discussion sur les rapports quauraient entretenus lart et la politique dans la seconde partie du XIXe siècle. En réalité nous y découvrons des considérations assez banales sur la peinture de Delacroix et une analyse morne et convenue sur lévolution de lart de Gauguin. Je me suis arrêté sur la partie dédiée au japonisme. Une chose est sûre : on ny découvrira rien doriginal. Pire encore : pas une seule idée personnelle. Lauteur ne semble pas en mesure de comprendre en quoi la xylographie japonaise de lère dEdo a joué un rôle aussi important dans lhistoire de limpressionnisme. Dommage. Il a tout simplement omis le fait que les tenants de cet art nouveau avaient adopté les principes édictés par Baudelaire et voulaient donc être les peintres de la modernité. Leurs allusions directes aux estampes et aux autres formes esthétiques de lEmpire du soleil levant ne sont que des jeux. Cest leur manière daborder les thèmes urbains qui en sont profondément redevables. Oui, dommage. | LE PRÉSENT (IMPARFAIT) | Anachroniques, Daniel Arase, Art & artistes, Gallimard. | Du regretté Daniel Arase a paru un merveilleux recueil dessais baptisé Anachroniques. Si ses travaux sur la Renaissance italienne sont très connus, ses réflexions sur lart moderne et contemporain le sont beaucoup moins. Difficile de bouder son plaisir quand il commente Mark Rothko et Max Beckmann. En ce qui concerne les créateurs de notre temps, on doit parfois sinterroger sur la pertinence de leurs uvres et de lanalyse quy sen suit (quand il parle de la «puissance de son art» à propos de Cindy Sherman, il est évident que son enthousiasme de néophyte lemporte plus loin quil laurait imaginé). En revanche, les pages quil consacre à Anselm Kiefer (« De mémoire de tableaux ») méritent de figurer dans une anthologie de la littérature artistique. Arase avait non seulement une capacité danalyse très aiguisée, mais aussi une faculté de distinguer toutes les facettes dun geste créateur. | 5 Voyageurs immobiles, Marinette Cueco, Panama. | Marinette Cueco est un artiste hors norme. Impossible de la cataloguer. Sans doute sa posture nest-elle pas facile à soutenir. Il nen reste pas moins que sa méthode est aussi originale que séduisante. Sa dernière exposition au musée des Beaux-arts de Pau le prouve amplement. Et la publication qui en résulte présente ses herbiers qui pourraient entrer dans un cabinet de curiosités. Elle joue ici sur un double registre : le simulacre dune classification de caractère scientifique et le pur jeu des formes et des couleurs des feuilles choisies. Ses planches prennent ainsi un sens particulier : elles engendrent une beauté reposant à la fois sur le même et lautre, sur la réitération de ces spécimens séchés et soigneusement ordonnés sur une surface neutre. Leur reproduction procure un sentiment assez ambigu, puisque la réalité physique des végétaux se change ici en une illusion de peinture. Voilà une expérience menée avec beaucoup de grâce et de subtilité. | Fenêtre sur le chaos, Cornelius Castoriadis, La couleur du temps, Seuil. | De Cornelius Castoriadis, on connaissait les écrits de la revue Socialisme ou Barbarie et ses thèses sur limplosion de lURSS à laquelle presque personne ne prêtait crédit et qui pourtant se sont révélées prophétiques. Dans ces entretiens réunis sous le titre de Fenêtre sur le chaos, il tient des propos sur lart, cestà- dire sur une question qui ne semblait pas au centre de ses préoccupations. Il se fait le défenseur de lidée dart comme « advenir du monde » quavait formulée Heidegger. Cela lui permet de dégager une vision du créateur moderne en prenant appui sur la figure emblématique dAlberto Giacometti. Ces pages de philosophie mérite quon sy attarde. Castoriadis na décidément pas fini de nous surprendre. | Peindre en oubliant la peinture, Guy Malabry, Diabase. | Je ne sais rien de luvre de Guy Malabry. Mais jai été séduit par son petit livre où il expose ses réflexions datelier et propose un long dialogue avec deux personnes. Peintre et graveur, il nous raconte comment lui est venu cette passion, quels sont les artistes anciens qui lont aidé à saccomplir, de quelle façon il envisage son travail. A linverse dune confession ou dune autobiographie classique, lauteur na retenu que ce qui établit un lien entre lui et le mode dexpression quil a choisi. Cela donne envie de découvrir ses créations. | N.d.T. | Pessoa, le passeur métaphysique, «LOrdre philosophique», Seuil. | Je ne suis pas sûr, mais pas sûr du tout, que cest en soumettant un texte ou tout un corpus à une opération de dissection et cest bien ce que fait Judith Balso à propos de Pessoa quon parvient à en extraire la quintessence. Elle nous parle de « métaphore masochiste» et que Reis est l«apologiste de la non-pensée ». Tout cela est ennuyeux et sent son université à cent pas. Mais il ne faut pas être injuste : si cette étude est construite et écrite de manière fort ennuyeuse elle possède dautres vertus, qui ne sont pas indifférentes. Par exemple, elle explique très bien le jeu des hétéronymes et parvient à expliquer le sens de leur dialogue. Elle est aussi capable de nous faire toucher du doigt certaines questions laissées dans lombre, comme, par exemple, le rapport du poète avec la politique. En somme, voilà un livre quil faut consommer par petites doses, mais qui permet de mieux connaître Pessoa. Nest-ce pas au fond tout ce quon lui demande? | Poésie complète, Mario de Sà-Carneiro, préface dAlain Bosquet, texte de Fernando Pessoa, tr. Dominique Tonati & Michel Chandeigne, Minos, La Différence. | La Différence réédite toute la poésie de Mario de Sà-Carneiro dans la collection « Minos ». Voilà une occasion à ne pas manquer pour découvrir cet ami intime de Pessoa sest donné la mort en 1916, à lâge de vingt-six ans. Il a laissé néanmoins une uvre poétique qui est loin dêtre insignifiante. Traversée par tous les grands courants de lépoque, en particulier le symbolisme, elle évolua rapidement en une sorte dautobiographie qui ne tarda pas à être influencée par le futurisme italien, comme le prouvent «Manucure» et «Apothéose». Loin de se laisser enfermer dans une formule, elle se nourrit de plusieurs registres dont lironie nest jamais absente. Cette édition est complétée par les dernières lettres quil adressa à Pessoa avant de quitter ce monde. | La vie en vers, Teresa Rita Lopes, traduit et préfacé par Catherine Dumas, Le Fleuve et lécho, La Différence. | Le recueil de la poésie de Teresa Rita Lopes, La Vie en vers (en réalité, il sagit dune sélection de ses écrits, en somme lexpérience dune vie parallèle et presque un journal dans le sens le plus large du terme) est très surprenant car, si on y retrouve le lointain écho de la poésie de lère moderne (celle de Pessoa en premier lieu dont elle est un spécialiste notoire), cest dabord une voix bien timbrée qui se fait entendre. Elle se fait si bien entendre parce que lauteur a mis au point, au fil du temps, une forme bien définie, qui est dabord une position dans lespace de la feuille et, par conséquent, dans lespace de lesprit. Elle conçoit son uvre comme une sorte de notation musicale avec ses harmonies, ses silences et ses grandes ruptures, ses contrepoints aussi et ses discordances. Bien sûr, il ny a rien de systématique dans ces compositions. Mais plusieurs fils rouges sont visibles. Et ce sont eux qui nous guident dans ce paysage mental. | Timoléon, Herman Melville, traduit et présenté par Thierry Guillybuf, La Nerthe. | Thierry Gillybuf a eu lheureuse idée de traduire les poèmes dHerman Melville. Ces derniers sont dautant plus intéressants que lun deux fait référence à Shelley, ce qui nous en dit long sur les convictions de lauteur de Moby Dick, tout comme dailleurs son imitation dun poème gnostique du XIIe siècle. Et lon trouve au passage quelques échos de Byron, ce qui dénote là encore sa forme de culture. Plusieurs de ces textes rappellent son voyage en Europe, quand il a visité lItalie et la Grèce. Si cette uvre est mince, elle nen est pas moins riche denseignement et dune profonde intensité. | Pétrole, Pier Paolo Pasolini, tr. René de Ceccatty, Du monde entier, Gallimard. | Gallimard vient de rééditer Pétrole, un roman inachevé de Pier Paolo Pasolini. Cette version largement augmentée nous donne toute la mesure de ce gigantesque brouillon très lacunaire. Sans doute ne peut-on y déceler la nature littéraire de cette uvre. En revanche, on peut en comprendre plusieurs orientations thématiques. Le plus passionnant de cette affaire, en dehors du fait quon découvre la méthode de travail de lécrivain italien, cest quil décrit les intentions et les symboles quil avait attaché à ses personnages, les situations quil dépeignait ou les quartiers qui servaient de décor à un chapitre. De nombreux commentaires accompagnaient en effet les scènes ébauchées et le sens quil voulait donner à ce projet très ambitieux car il est clair quil avait eu le désir de fournir une vision très globale du monde où il vivait. Il est vrai que Pasolini avait eu lidée de donner une dimension à la fois grotesque et métaphorique à son héros, Carlo, qui fait songer au personnage de Gadda dans Eros et Priape, qui se trouve aux prises avec son pénis, quil perd en cours de route et retrouve en fin de compte, dans une sorte de fantasmagorie inspirée de la psychanalyse. | XLI Poèmes, E.E. Cummings, traduits et présentés par Thierry Gillybuf, La Nerthe. | Il aimait écrire son nom en utilisant exclusivement les bas de casse des touches de sa machine à écrire : e. e. cummings. Toute sa poésie a affaire avec la matérialité de lécriture. Mais son histoire poétique ne se résume pas à cela, loin sen faut. On regrettera que cette éditions des XLI Poems ne soit pas bilingue non pas quon se défie du traducteur, mais tout simplement parce que ces textes sont composées de telle sorte que le traducteur fait faire des doubles sauts périlleux pour trouver leur équivalent en français. Ce livre a sans doute été conçu comme un compendium de son art poétique à un moment où il allait aborder son uvre ultime, And. On y trouve des parodies de poètes du XIXe siècle et des créations franchement expérimentales (il faut se souvenir que ces textes sont réunis en 1919). Cest en somme lhistoire littéraire dEdward Estlin Cummings encore à ses débuts. | Cerveaux, Gottfried Benn/Alain Bosquet, édition établie et présentée par Etyck de Rubercy, Éditions de la Différence. | Alain Bosquet avait fait la connaissance de Gottfried Benn après la dernière guerre quand il se trouvait à Berlin. De cette relation étroite est né chez lui le désir de faire connaître luvre de ce poète maudit pour le coup (il na jamais voulu faire amende honorable pour avoir fait allégeance au IIIe Reich). Quoi quon ait pu lui reprocher, Benn nen demeurait pas moins lun des grands maîtres de lexpressionnisme allemand. Le recueil composé par Bosquet nous fait découvrir un choix de poèmes de ses débuts (donc à partir de 1912) jusquà Cerveaux (1916). Cette nouvelle édition présente en plus deux lettres de Benn au poète belge. Poésie dérangeante sil en est, poésie hallucinée à la lueur de la cocaïne, poésie de la misère noire et des noirs sentiments, poésie de la rage, de la haine, de la cruauté et du désespoir : on ne sort pas indemne de la lecture de ces textes. Dans un essai tardif (daté de 1952) Benn expose ses principes poétiques, hostiles à tout formalisme et tourné vers le nihilisme. Il nen rien abdiqué de sa morgue et de sa violence. Sa conception du poème va lencontre de toute poétique. | Histoire de la pensée arabe et islamique, Dominique Urvoy, Seuil. | La grande somme de Dominique Urvoy sur la philosophie arabe est un ouvrage quil est nécessaire de se procurer. Il fait commencer ce grand et difficultueux voyage dans la pensée islamique par le Coran dont il tente de cerner les principaux ressorts théoriques et se poursuit par lexamen de ses premiers commentaires. Et aucun domaine nest ignoré, puisquil pousse ses investigations dans la langue, la sphère juridique et les principales influences étrangères, etc. Il explique non seulement les courants de pensées qui se sont jour au fil des siècles à partir du VIIe siècle, mais aussi ses déplacements, surtout le passage de la philosophie arabe en Espagne qui permet le départ de nouvelles problématiques et surtout lapparition dAverroès, qui donne une interprétation originale dAristote. Le talent de lauteur consiste à exposer la complexité extrême de ces modes de pensée différents et contradictoires selon les époques et les cultures envisagées avec une clarté remarquable, en nignorant rien qui puisse éclairer le lecteur (des influences juives aux spécificité de la théologie chiite) et à rendre vraiment fascinante une histoire somme toute austère pour le néophyte. | Les Arpenteurs du monde, Daniel Kehlmann, tr. Juliette Aubert, Actes Sud. | Je le proclame dentrée de jeu : Les Arpenteurs du monde de Daniel Kehlmann est un roman superbe. Il a choisi comme principaux protagonistes deux Allemands dexception qui ont laissé leurs noms à lhistoire Humbert Von Humbolt qui a répertorié la faune et la flore dune grande partie de lAmérique du Sud et Carl Friedrich Gauss, un mathématicien hors norme dont il est resté une célèbre formule. Lauteur parvient à brosser de ces savants deux portraits dune extraordinaire vivacité, en tentant de rendre tangible ce que peut être un esprit strictement scientifique. Il est parvenu à restituer la démesure de ces deux figures extravagantes et disposées à prendre tous les risques pour imposer leur point de vue. Cest une sorte de folie liée au génie, telle que la décrivait le Pseudo- Aristote, quil met en scène avec truculence et sans jamais tomber dans les pièges du genre. Et leurs travers, leurs lubies, leurs côtés ridicules et même grotesques ne font que donner plus de profondeur à ces portraits. Et puis un beau jour, Humbolt sadresse à Gauss : il veut savoir si la terre possède un ou plusieurs aimants ; il veut créer des stations magnétiques sur toute la planète. Une singulière alliance naît entre le misanthrope et le baron, ami de ministres et de personnages puissants. Une alliance toute en contradictions. | Madame Thomas Mann, Inge et Walter Jens, tr. Johannes Honigmann, Éditions Jacqueline Chambon. | On pourrait considérer la biographie de Katharina Pringsheim, lépouse de Thomas Mann, comme la biographie en creux du prix Nobel. Ce nest pas entièrement faux, mais ce ne serait pas rendre justice à cette femme. Mariée en 1904 après avoir suivi des études de physique expérimentale, de mathématiques, de russe et dhistoire de lart à luniversité de Munich (cétait lune des 26 jeunes filles qui y étaient inscrites), cette enfant de très bonne famille na pas dit oui si aisément au fougueux homme de lettres. Cela révèle son caractère et son indépendance desprit. Devenue mère de famille, elle a dû faire face à mille crises et à autant de drames, sans parler de lexil en Suisse puis aux États-Unis. A travers elle, on fait connaissance de la vaste famille Mann, une famille accumulant les problèmes et quelle sait malgré tout gouverner avec poigne. Cest aussi une relation très épineuse avec son mari qui est mise en scène, un mari tourmenté par des démons auxquels il prête volontiers loreille. Somme toute, la mère dErika et de Klaus Mann mérite quon lobserve et quon rétablisse son rôle central dans ce clan très fermé et qui sentredévore avec délectation. | Le Voyageur nocturne, Maurizio Maggiani, tr. Marguerite Pozzoli, Actes Sud. | Maurizio Maggiani peut-il être regardé comme le représentant dun nouvel orientalisme ou, plus largement, dune nouvelle littérature exotique. Avec lui, nous sommes très loin de Théophile Gautier et de Pierre Loti. Toutefois, dans ce roman, il accumule les références évoquant des terres lointaines : la migration des hirondelles en Afrique du Nord, celle des Touaregs dans le désert et puis la migration spirituelle du Père de Foucault. On éprouve le sentiment que lauteur sest dit quil allait écrire quelque chose sur le désert et quil fallait trouver des éléments de plusieurs natures pour bâtir une trame sur ce thème. Mais il faut reconnaître que même si toute cette histoire est bâtie au cordeau, elle fonctionne très bien. Le Voyageur nocturne demeure un authentique roman daventure et surtout daventure spirituelle. | LHorizon est en feu, présenté par Jean-Baptiste Para, Poésie, Gallimard. | Jean-Baptiste Para présente une anthologie de la poésie russe du XXe siècle qui ne retient que cinq poètes : Alexandre Blok, Anna Akhmatova, Ossip Mandelstam, Marina Tsvétaïéva, Joseph Brodsky. Il nexplique pas pourquoi ces cinq seuls noms et pas, par exemple, Maïakovski ou Khlebnikov. Quoi quil en soit, ce petit volume constitue une belle et utile introduction à la culture poétique russe. Avec Block qui naît avant la parenthèse soviétique et Brodsky, qui saf- firme peu avant quelle ne se referme, ce choix a le mérite de mettre en évidence comment cinq immenses talents ont réagi devant les diktats de lhistoire et ont pu néanmoins construire une uvre qui nen soit pas tributaire. | Alexandre Blok, Jean Blot, Éditions du Rocher. | Jean Blot vient dachever un excellent portrait dAlexandre Blok. Ce nest pas une biographie à proprement parler (bien que cet ouvrage puisse très honnêtement en tenir lieu), mais plutôt une tentative de comprendre la personnalité du grand poète russe. Il nous le présente vieillissant, au moment où la guerre fait rage et où la révolution commence, écrivant une pièce pour Stanislavski et traduisant des poètes tels que Byron, privé de son inspiration, à bout de souffle. Il a fallu toute la sensibilité de Jean Blot pour restituer toute la complexité de cet homme et les subtilités de son uvre. Lauteur ne sattarde pas dans les méandres et les détails comme ce genre lexigerait pour dégager le caractère, la démarche et la pensée dun être si singulier. Et ce qui ressort le plus dans ce livre, cest la nature de lamitié profonde le liant à André Biely
| Le Roman de Vienne, Jean des Cars, Editions du Rocher, 19, 90 euro | La collection dirigée par Vladimir Fédorovski aux Éditions du Rocher où se raconte le « roman» des villes se traduit souvent par de médiocres digressions sur lhistoire et la culture des cités concernées. Le Roman de Vienne de Jean des Cars qui est un peu mieux que lépouvantable et grotesque Roman de Séville) se matérialise par une somme hallucinante de lieux communs et danecdotes sur une Vienne réinventée pour des touristes distraits et à la culture maigre. On saura tout de ce Herr Sacher qui invente la célèbre tarte au chocolat dont il porte le nom et on apprendra que « les amoureux de la musique légère font le pèlerinage». Cest de la littérature de spleeping car qui me font recommander au lecteur dacheter durgence Danube de Claudio Magris, un immense érudit et un écrivain de haute volée qui a su parler de Vienne avec intelligence mais aussi avec les ruses révélatrices dun authentique conteur. | En français dans le texte | Pour un tombeau dAnatole, Stéphane Mallarmé, introduction et notes de Jean-Pierre Richard, Points, Seuil. | Jean-Pierre Richard a eu la chance de mettre la main sur un important manuscrit de Mallarmé. Il sagit dun considérable projet de poésie pour célébrer la mort de son deuxième enfant, disparu en 1879. Jamais lauteur dIgitur ne la achevé. La parution de cet inédit au début des années 60 a inauguré cette exhumation de textes laissés dans le tiroir et qui ont fini par lui donner limage dun poète manqué. Pour un tombeau dAnatole est un brouillon et même encore un chantier mal dégrossi. Sans doute peut-on apprendre par son intermédiaire beaucoup de choses sur sa méthode de travail et sur sa pensée, mais on voit aussi les coulisses de la création qui ne sont pas en sa faveur. Quon publie ces pages ? pourquoi pas ? mais quon les présente comme une uvre presque achevée, là on saventure un peu loin. Car je crois quil faudrait plutôt parler du Monument élevé à la gloire de Jean-Pierre Richard
| Cahier, Ivry, janvier 1948, édition dEvelyne Grossman, Gallimard. | La publication du cahier dIvry quAntonin Artaud a rédigé en janvier 1948 à Ivry provoque une double réaction. Dune part, le plaisir que je ne saurais bouder de découvrir des manuscrits inédits de lauteur du Théâtre et son double. De lautre, je ressens un certain trouble en me retrouvant devant un exercice forcé de fétichisme littéraire : la transcription du brouillon est accompagnée du fac-similé de ce modeste cahier décolier cousu au dos. A-t-on exhumé un chef-duvre? Sans doute pas. On a mis la main sur un texte passionnant que montre un homme qui retrouve son cheminement poétique après de longues années dinternement où il a rédigé des textes dune nature hallucinée. Mais cest un homme brisé qui trace ces mots sur ces pages quadrillées, qui tente avec difficulté de retrouver du sens dans une immensité tourmentée et dont le sens la dépassé et submergé. Je crois quun excès didolâtrie va à lencontre dune bonne intelligence des derniers moments dArtaud rendu à la liberté. Un sourd débat fait rage autour de cette question depuis longtemps. Était-il encore dément ou nétait plus quun être qui épuisait ses dernières forces à reprendre pied dans sa propre poésie ? Le mystère restera entier. Ce cahier révèle une renaissance douloureuse. Et cela est fondamental dans lidée que nous pouvons nous faire rétrospectivement dArtaud. | Romans, tome 2, Raymond Queneau, édition dHenri Godard, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard. | Cest en 1942 que Raymond Queneau commence la rédaction de ses Exercices de style. Des extraits paraissent trois ans plus tard dans plusieurs revues et finalement en volume en 1947. Pastiches, parodies, faux poèmes, ce sont là des bribes romanesques élaborées dans toutes les formes imaginables pour raconter une seule et même histoire (dailleurs à peine une histoire) dun individu prenant un autobus. Cest une petite merveille de littérature expérimentale dont laspect purement démonstratif est contrebalancé par un humour communicatif. Ces Exercices sont à mes yeux le plus grand accomplissement littéraire de Queneau. Ne faisant pas partie des laudateurs de Zazie dans le métro, je retiendrai des uvres romanesques rassemblées dans ce volume Les uvres complètes de Sally Mara, parues en 1962. Le meilleur de lesprit joueur et falsificateur de Queneau se retrouve dans ce récit extravagant, bourré dhumour et dune grande finesse. La parution dans la prestigieuse collection de La Pléiade est toujours une curieuse épreuve: certains auteurs en ressortent grandis, dautres amoindris. Dans le cas de Queneau, nous dirons que cest un match nul. Une partie de ses livres, aussi plaisants soient-ils ne méritent que notre estime et notre sympathie. Dautres sont dignes de rester à la postérité. | Le Bonheur de la nuit, Hélène Bessette, Postface de Bernard Noël, «Lauréli», Léo Scheer. | Il faut reconnaître à Laure Limongi le grand mérite davoir ramené à la surface luvre dHélène Bessette. De quel grand plaisir nous nous sommes privé en laissant tomber dans loubli cette femme exceptionnelle ! Elle a inventé une façon vraiment originale de concevoir la relation romanesque. Dans Le Bonheur de la nuit (écrit entre 1967 et 1968 et inédit jusquici), cest avec des phrases courtes, une impression dannotations rapides, un enchaînement elliptique, un effet de synopsis qui raconte comment le roman aurait pu être envisagé (tout en laccomplissant en même temps), on se trouve nez à nez avec quelque chose que même le Nouveau Roman ne nous avait pas habitué à faire lexpérience. Cette fiction est dépouillée de toutes les scories du récit tel quon lavait conçu jusquà une date récente. A la place, lécrivain a introduit, le rythme, le tempo de la pensée, en somme, une dynamique de la relation qui rappelle la poésie américaine des années 50 et 60, mais qui ne sen inspire pas. Cela ne lempêcha daucune manière de bâtir sa trame arachnéenne et de dépeindre avec force le malentendu qui sinstaure entre les hommes et les femmes dautant plus que le monde moderne souffle sur les braises du désir pour le ranger dans des catégories subordonnées à la réussite sociale, au pouvoir et à largent. Cest un livre magistral, qui se lit presque dans un seul souffle, mais toujours à perdre haleine. Cest à la fois une uvre tonique et angoisse, dune vitalité enthousiasmante et dune mélancolie épuisante. A ne manquer sous aucun prétexte. | Le voyage à jupiter et au-delà. Peut-être, Jean Ristat, Gallimard. | Dans sa dernière création poétique, Jean Ristat savère au sommet de son art. La forme est classique (du moins cest leffet quelle donne), mais les images sont surréalistes, ou triviales ou que sais-je encore, mais jamais ordonnée par un principe souverain et étroit. La construction des parties de luvre repose sur le sentiment dune respiration : parfois on les lit dun seul souffle, parfois les strophes permettent de fugaces pauses. Mais quoi quil en soit, le poème passe des désirs les plus impérieux à la conscience dun effondrement du désir dun autre monde. Alors le voyage commence chez les dieux de lOlympe pour retomber sur la Terre où nous tentons dexister hic et nunc, pour repartir dans lespace de la poésie où Mallarmé et Rimbaud figurent. Tout nest que paradoxes, dans la forme et dans lesprit. Jean Ristat est le Cyrano de Bergerac de notre temps. Son invitation au voyage est un mélange de sublime et damertume, de rêves et de brutal réveil devant létat des lieux. Il joue avec les règles de la poésie et sen joue, il joue avec la pensée qui se dérobe, il se divertit des illusions perdues et retrouvées, alors quil pourrait en pleurer. Dépassement, transgression des clauses de cet art ? Je ne crois pas que ces termes lui plairaient. Je parlerais plutôt dun baroquisme de sa démarche dans le sens étymologique une irrégularité qui dévoie la poésie et lui donne un mauvais genre. Belle à en mourir et pourtant défaite et un peu dépravée. Sa rédemption ? Lamour de la collusion sensuelle des mots, un phrasé sensuel, une connivence spirituelle par lusage dévoyé et labus de langage. | Linvisible des pierres, Valère-Marie Marchand, Édition Le Pli. | Valère-Marie Marchand fait montre dune rare qualité : celle de faire parler les pierres. Son dernier ouvrage est le fruit dune curieuse démarche : façonner des récits sur la vapeur deau, le galet, la brique de thé ou le galet comme autant de poèmes sans jamais prétendre sinsinuer dans le territoire interdit de lart poétique. Son voyage dans lunivers minéral englobe beaucoup de ses à-côtés et lui donne ainsi toute sa profondeur. Chaque pierre examinée, chaque élément ou objet envisagé est loccasion pour elle de jouer et de méditer sur leur nature propre ou impropre. Elle ne se fait pas tout à fait peintre pour restituer la surface des choses, mais elle ne se fait pas non plus métaphysicienne pour en percer lessence. Son style dépouillé et pourtant riche et subtil suffit à nous offrir son sentiment profond sur ce qui lémeut, la touche, la provoque, linterroge. Chacun de ses petits textes est un récit sur ce qui la sollicité. Prenons par exemple ce quelle écrit de la pierre de lune: un homme voyage avec un caillou arrondi et se rend dans une île où lon collectionne les mots et elle y découvre quon a baptisé des « pierres issues de lautre monde ». Sa pierre lui permit de découvrir la beauté du monde et lui apporta le bonheur. Par le biais de cette pierre, elle traduit ce quelle lui a inspiré. Cest par conséquent une idée de lunivers quelle dévoile par fragments et par touches intuitives. Et cest aussi une idée de la beauté qui se dégage par le sentiment et lécriture. | Petit éloge de la peau, Régine Detambel, «Folio », Gallimard. | Régine Détambel fait partie de ces écrivains qui aiment jouer avec les sens et les contresens que leur procurent les mots. Dans son Petit éloge de la peau, elle digresse sur le thème, en explore tous les aspects, fait remonter à la surface des points de vue inattendus et des enchaînements analogiques vertigineux. Une partie de son histoire personnelle avec la peau tient dans le rapport qui a pu exister avec le parchemin et la kyrielle de métaphores qui sen sont suivies. Il faut prendre ce petit livre comme une exploration épidermique qui nous force à savourer ce que chaque moment du langage offre comme surprise et comme curiosité, offrant au lecteur un micro encyclopédie sur ce thème des plus fantasques et extravagantes. | Moments perdus, Robert Davreu, José Corti. | «Splendeur du gris prêté de proche en proche à toutes les couleurs»: ce vers est pour moi lesprit même de la poésie subtile et raffinée de Robert Davreu qui, dans ce nouveau recueil, retrouve les résonances du grand classicisme sans pour autant rien abolir de sa démarche si singulière. Il y poursuit cette quête obscure avec cette tonalité mélancolique (il y fait état de ces eaux noires à traverser) qui sous-tend chacune des lignes quil trace, avec cette hantise désabusée du temps, avec ce regard qui se pose sur «le ciel au passé simple ». Dans ce mince ouvrage mais ô combien intense, lauteur nous convie à le suivre dans cette enquête inépuisable du sens qui oscille entre latonal et les couleurs qui ne se disent pas mais qui sont distribuées dans lespace dune peinture qui nait que de mots. Un poème plus que tous mes autres ma comblé: «Ivre de lor des livres/Tu changeas ton or en papier / Et nourris dencre ta lumière / Mais sur le support jaunissant /Ta lumière en or ne changeas/Si dor pour tous fut ta parole/Et limpression que tu laissas/Dans linquiétude de ton erre. » Nest-ce pas par ce biais que nous pouvons nous réconcilier avec la poésie de notre temps qui, cette fois, a été loin de se perdre? | Pound caractère chinois, Claude Minière, LInfini, Gallimard. | Claude Minière nous offre un petit voyage en Chine. Mais la Chine dont il nous entretient est celle de sa culture insondable didéogrammes. Et, encore plus précisément, de la façon dont certains poètes sen sont emparés tout particulièrement Ezra Pound. Les Cantos, on le sait, sont à la fois le journal dune grande partie de sa vie décrivain (le journal intérieur) et le fruit de sa pensée poétique. La Chine y est entrée comme pour donner la véritable clef de sa démarche. Minière en commente les arcanes, les fait apprécier. Mas quon ne simagine pas un très savant et austère mémoire : cest plutôt une lecture poétique dune plus ancienne histoire poétique. Cest pourquoi il se lit avec délice tout en nous faisant apparaître ce qui a mobilisé le fougueux poète américain venu ségarer en Europe. Il nous fait comprendre comment ces caractères chinois «jouent » dans le flux des Cantos et dans les termes de sa connaissance et de sa passion conjointes. Cela donne un assez beau résultat. | Gustave Flaubert, un monde de livres, Eric le Calvez, Textuel. | Les éditions Textuel présentent un volumineux album iconographique consacré à Gustave Flaubert dans la collection « Passion ». Lauteur de La Tentation de saint Antoine est remémoré à travers les lieux où il a vécu, ses portraits, ceux de ses amis et relations, ses manuscrits, ses livres. De page en page, son univers se reconstitue. Lauteur a écrit une courte préface pour chaque période de lexistence du romancier et de courtes notes explicatives pour donner un sens et une profondeur aux documents recueillis. Sans doute aurait-on aimé que le texte soit plus étoffé et que ce voyage dans le microcosme flaubertien soit plus étoffé. Quoi quil en soit, cest un ouvrage utile, nécessaire même, pour tous ceux qui désirent mieux connaître Flaubert alors quon célèbre le 150e anniversaire de la parution de Madame Bovary. | Marguerite Duras, Jean Vallier, «Passion», Textuel. | La fiction de Bastien Gallet ne saurait laisser indifférent. Une longue forme complètement rouge doit être regardé comme un singulier mélange de roman traditionnel et de roman expérimental, lun ne cessant dailleurs de renvoyer à lautre dans un jeu de miroir troublant. Tout repose ici sur un drame à tiroirs secrets ; comme si la hantise de la mort était le déclencheur de cette écriture. Il y a au moins une unité de lieu le château. Mais il ny a pas dunité de temps puisque plusieurs générations interfèrent les unes sur les autres, comme le présent avait aussi le pouvoir denvahir le passé. Une mère qui se meurt, un grand-père ancien combattant (il était monté dans un des premiers chars dassaut de lhistoire et, comme Cendrars, avait perdu un bras). Et dès que ce dernier est évoqué, ce sont les guerres puniques revues par Gustave Flaubert dans Salammbô qui permettent de ressentir lhorreur des champs de bataille. Cest un poème de mort que lauteur a transformé en un parcours de la mémoire capable de triompher par lécriture à leffroi de la perte des personnes aimées. Voilà un livre qui ne ressemble à aucun autre et qui mérite quon sy arrête. | Baraliptons, Philippe Barthelet, Éditions du Rocher | Baraliptons de Philippe Barthelet est un livre surprenant : comme son titre peut lindiquer, cest dabord sur la langue, sur lesprit de la langue, que se porte sa réflexion. Alors, comme tous les livres qui reposent sur une idiosyncrasie, des jugements, souvent lapidaires et dautres fois partiaux, heurtent et suscitent des réactions violentes. Mais beaucoup de ceux-ci provoquent létonnement et la réflexion et font, que tout bien pesé ce périple dans lusage et dans lesprit des mots reste attachant. Lintelligence est une grande et belle chose. Philippe Barthelet fait preuve ici dune intelligence aiguisée. Le baralipton, cette cocasserie logique peu recommandable, dont Louis Aragon sétait fait le héraut dans son Traité de style, est ici linstrument dune vaste enquête au sein des lettres anciennes et modernes, mais aussi dans les langages modernes et le langage vernaculaire. Il fait parler létymologie et les dictionnaires, il montre du doigt des passages incongrus au sein de lhistoire, traque linsolite linguistique, met à nu la folie des encyclopédies. Quiconque voudrait comprendre dans quel univers sémantique il vit pourra y puiser matière à penser et surtout à ne pas prendre tout au pied de la lettre. | Les Arbres noirs, Henri Deluy, «Poésie», Flammarion. | La poésie dHenri Deluy, dans son dernier recueil baptisé Les Arbres noirs, semble être une course haletante, vibrante, passionnée et pourtant désabusée. Il faudrait peut-être lenvisager comme une autobiographie qui se construit de manière elliptique, mais aussi par recoupements, croisements (comme on le dit pour les espèces animales), associations de mille sortes (qui ne sont pourtant pas liées au pur hasard). Lauteur nous invite à un voyage dans les temps et les espaces de son imaginaire en se servant dun langage épuré, comme sil tenait à capturer ce qui représente lessentiel de lexistence non par condensation de son essence, mais par laccentuation de ses accidents et de ces vicissitudes. Les Arbres noirs se lisent comme un roman (quon ne se méprenne pas: je ne fais pas une comparaison hâtive et superficielle), dans une tradition paradoxale de la poésie narrative qui nous fait remonter à ses origines. Et je ne peux pas mempêcher de le voir comme tel, un grand roman écrit avec les outils de la poésie moderne. | Chants populaires, Philippe Beck, Poésie, Flammarion. | Philippe Beck, dans ses Chants populaires, en revient à la problématique du conte populaire. Dans son introduction, il revient sur lhistoire des frères Grimm : ceux-ci nont pas recueils ces récits auprès de gens du peuple, mais de personnes cultivées de la bonne société. Cela, nous le savions. Cette mise au point lui sert à jeter les fondements théoriques de sa propre entreprise et dexpliquer le titre quil a donné à ce recueil. Sans doute est-ce enfin le moyen de rendre compte du paradoxe qui traverse ces textes qui ont la forme fluide dun récit, mais se construisent en fait par juxtaposition elliptique dimages souvent disjointes. Tradition et moderne sy conjuguent. Ce qui donne à ce livre une saveur particulière. | Les Dieux nus, LInvention du temps V, Claude Michel Cluny, Éditions de la Différence. | Claude Michel Cluny poursuit la publication de son journal littéraire. Dans son nouveau volume, il aborde les années 78-79. Il nous propose une curieuse plongée dans les milieux littéraires de cette période, avec un grand nombre de considérations sur le petit milieu poétique. Ce nest pas tendre et cest même cinglant par moments. Lauteur nous convie au grand banquet de la dévoration des écrivains qui sévissaient alors, de la mise à mal des revues spécialisées, etc. ; mais il nous convie aussi à un autre banquet, celui de lamitié. Et là, il nous donne une leçon exemplaire. | BOURLINGUER | Ruines italiennes, Vincent Jolivet, Gallimard | Les trois frères Alinari, Leopoldo, Giuseppe et Romualdo ont créé leur studio photographique en 1852. A partir de cette date, ils ont accumulé une archive considérable surtout sur lItalie. Cet album rassemble un choix de clichés intéressant toutes les régions de ce pays. Il sagit exclusivement de monuments qui ont été photographiés de la manière la plus dépouillée possible. Si lon fait exception dun groupe de voyageurs à Agrigente, il ny a guère que quelques paysans du cru qui sont entrés dans le champ de leur appareil. Du temple de Trajan à Ancône aux rues de Pompéi, du forum à la villa Adriana à Rome, des sanctuaires dHéra à Paestum au théâtre de Ségeste, les frères Alinarina nous fournissent loccasion de voir ces ruines antiques telles que les ont vues les peintres qui sont venus de toute lEurope pour sen inspirer. Ce sont là des documents exceptionnels non seulement pour leur valeur documentaire mais aussi pour leur grande inscription symbolique désormais disparue. | Poussières de Paris, Jean Lorrain, cadratin, Klincksieck | Entre 1896 et 1902, Jean Lorrain a tenu un journal, qui na rien dintime, où il relate ses voyages dans le Midi et surtout sa vie parisienne. Dune plume alerte, il dépeint ou mieux, il esquisse les bals, les fêtes, les cirques, les courses, avec un ballet étourdissant de danseuses espagnoles, de danseuses des Folies Bergères, de chanteuses. Mais lécrivain nous fait aussitôt les expositions présentées par les galeries de son temps, lExposition universelle et tout ce que Paris peut offrir de curieux ou dexotique. Plus quune chronique (même sil nous introduit chez de grands personnages dalors, tels que la belle Otero, le marchand dart Bing ou laffichiste Jules Chéret), cest un état desprit quil nous fait ressentir, avec une forme denthousiasme inépuisable, de griserie de linstant brûlé au nom de plaisirs qui vont du music hall au legs Gustave Moreau. Cest mieux quun document: cest une véritable radiographie de la Belle Époque. | Les Exilés de Montparnasse, Jean-Paul Caracalla, Gallimard. | Paris, entre les deux guerres, a été la capitale de plusieurs genres dexilés. Les premiers sont des exilés volontaires et ce sont ceux-là qui intéressent Jean-Paul Caracalla. Ce sont surtout des citoyens américains, comme Gertrude Stein, Ezra Pound, Scott Fitzgerald, Helena Rubinstein, Hemingway, autant dAméricains attirés par la ville lumière et sa liberté de murs. Il y a aussi des Britanniques et des Irlandais, comme James Joyce et la libraire Sylvia Beach, D. H. Lawrence. Le point de ralliement de cette colonie? Montparnasse pour la plupart et ses cafés devenus la plaque tournante dun cosmopolitisme étourdissant. Cette étude des murs littéraires et artistiques des étrangers à Paris demeure un peu superficielle et ne nous apprend rien de bien nouveau. Mais elle constitue une introduction honorable aux moments les plus intenses et aussi les plus chargés de nuages obscurs de notre capitale. Dommage tout de même quil nait pas élargi sa perspective pour parler des autres exilés, venus de lEurope centrale et orientale, emportés par le vent de lhistoire. | Gérard-Georges Lemaire © visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé - |
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