Chroniques des lettres Chronique de lAn VII (3) par Gérard-Georges Lemaire Outils de travail | Jardins, potagers et labyrinthes, Lucia Imppelluso, «Guide des Arts», Hazan | Lucia Impelluso a condensé dans une petite encyclopédie jardinière tout ce qui concerne les plantes dans le monde artistique ancien. Elle sest intéressée tout autant à la représentation des jardins quaux jardins comme représentations. Les labyrinthes révèlent leurs secrets, tout comme les jardins de pierre, comme celui de Bomarzo (il y est question de celui de Bomarzo, et celui de Pratolino, mais hélas pas de celui de Kuks imaginé parle grand sculpteur Braun).Toutes les formes de jardin dans le temps y sont analysées, du jardin royal au jardin public, du jardin peint au jardin paysager. Tout ce qui peut y figurer est également examiné comme lart topaire, les fleurs et leur langage, les jeux de leau. Enfin louvrage se termine par une topologie allant du jardin de Jésus au jardin de Pétrarque. Ce travail est passionnant de bout en bout. | LAge dor de lInde classique, Amida Okada & Thierry Zéphir, Découvertes, Gallimard | Soumis à des influences multiples, métamorphosés par de grandes révolutions religieuses, les états composant lInde ancienne ont vu se développer des expressions artistiques dune richesse inouïe, parfois marqués par lart perse, parfois par lart grec avec lentreprise dAlexandre. Tout lintérêt de louvrage dAmida Okada et de Thierry Zéphir repose sur le fait quils ne se sont pas borné à constituer un catalogue formel sur le curseur de lhistoire. Ils abordent également la littérature et même le développement des sciences, en particulier des mathématiques. Cet ouvrage nous dévoile les merveilles de la sculpture gupta par lesquelles passe la culture indienne aux IVe et Ve siècles de notre ère. Cest une introduction très juste à une civilisation considérable à lépoque où naît une peinture murale (comme celles des grottes du site bouddhique dAjantà) qui est dune incroyable beauté. | Le Design fait école, Gilles de Bure, Découvertes, Gallimard | Gilles de Bure a écrit une très intéressante histoire de lEcole nationale supérieure de création industrielle. Celle-ci relate au fond une autre histoire : celle du monde de la production et des institutions face au design. Après les grands moments de création à lâge de lArt Nouveau puis pendant les Années Folles, la relation entre lindustrie et ceux qui pourraient donner aux objets manufacturés un aspect artistique. Cette école, qui voit finalement le jour en 1983, exprime aussi toutes les ambiguïtés qui sous-tendent ce genre de relation. Le créateur doit-il se soumettre aux impératifs de la production ou, au contraire, imposer sa vision ? Lauteur présente avec discernement le sens de cette manière nouvelle de concevoir lapprentissage de ces arts qui ne sont plus un artisanat de grande volée, ni même une pensée expérimentale, mais une réflexion sur le monde actuel qui exige une parfaite adéquation de la fonction et de lesthétique en fonction de critères très précis tant pour ce qui regarde léconomie que le goût du temps. Cest vraiment un outil pédagogique pour découvrir cet univers. | LInvention des musées, Roland Schaer, « Découvertes », RMN/Gallimard | A vant que soit établie linstitution moderne du musée, les cabinets de curiosités rassemblaient des objets en tout genre. Mais lidée du musée remonte à lAntiquité classique. Et, cest que nous apprend Roland Schaer, les monastères et les églises du Moyen Age en ont tenu lieu. Cest la définition même du musée et sa spécialisation à partir de la fin du XVIIIe siècle qui ont permis de jeter les bases dune muséographie qui na cependant jamais cessé dévoluer. Cette étude est remarquable pour sa capacité de synthèse, sa faculté daborder toutes les facettes du problème. Elle constitue les prolégomènes à toute connaissance du musée de notre époque. | N.d.T. | Perdu le paradis, Cees Nooteboom, tr. du néerlandais par Philippe Noble, Actes Sud | Perdu le Paradis : les personnages de Cees Nooteboom semblent parcourir le monde comme si ce nétait plus quun mince territoire quon peut atteindre rapidement en tous points. Cest dailleurs ce que nous vivons au quotidien. LAustralie nest plus un continent à découvrir. Mais il nen est pas moins vrai que ce continent recèle encore bien des mystères et quil peut transformer le cours dune vie. Cest bien ce qui arrive à lune des deux jeunes Brésiliennes venues passer un moment de loisir et qui se trouvent confrontées à une autre dimension, celle dun espace magique et impénétrable, et celui de lart des aborigènes. Lauteur se divertit à développer son récit à Innsbrück, à Adélaïde, ou à São Paulo,avec la perfide intention de dérouter le lecteur (au sens littéral), car lespace ne signifie plus un réelle mesure du temps. Cest un très beau roman. Rien que le premier chapitre mérite de figurer dans une anthologie, même si Nooteboom la écrit sur un ton mineur. | Le Livre de lamour, Paul Nizon, postface de Wends Kässens, tr. par Diane Meur, Actes Sud. | Le Livre de lamour de Paul Nizon pose bien des questions. En premier lieu celle de la valeur intrinsèque des journaux littéraires écrits pendant la seconde moitié du XXe siècle. Dans celui de cet écrivain suisse alémanique qui a cherché refuge à Paris, rédigé entre 1973 et 1979, on tombe sur des passages qui ont été rédigés pour un lecteur futur. Il ne sagit donc pas dun journal intime, mais plutôt dune forme dautobiographie mise de côté pour lépoque future où lauteur serait plus connu. Le livre quon a entre les mains sonne donc faux. Nizon sinterroge longuement sur ses projets de livre et médite sur le modèle que vient de lui fournir Tom Wolfe. Ses réflexions sur ses romans en cours ne sont vraiment pas convaincantes. Cest laborieux et trop élaboré pour être crédible. Sans compter que cest scolaire en diable. Nizon est un élève appliqué qui veut faire croire quil fait partie des hommes de lettres qui comptent et qui fait tout pour entrer dans cette caste prestigieuse. A-t-il atteint ses fins ? A voir. | La Plus grande baleine morte de Lombardie, Aldo Nove, tr par M. Véron, Actes Sud. | Aldo Nove na certainement pas posé les bases dun renouvellement conséquent de la littérature italienne. Son roman, paru dabord chez Einaudi, fait partie de cette étrange tendance consistant à traiter par-dessus la jambe les belles lettres tout en pensant sy frayer un chemin grâce à cet artifice. Voilà un stratagème vieux comme le monde. Mais voilà, ça ne fonctionne pas. Et cette histoire qui se déroule dans le fin fond de la Lombardie avec pour personnages principaux Enzo Tortora, Toni Negri, la Cicciolina, Superman et la baleine morte ne nous nous fournit pas une description assez profonde et burlesque de lItalie actuelle. Dans la foulée de la maigre révolte des Cannibales, déjà plus ou moins oubliés, Aldo Nove ne ma pas charmé. Loin sen faut. | La Jeune mariée juive, Luigi Guarnieri, tr. par Marguerite Pozzoli, Actes Sud. | Luigi Guarnieri mavait profondément intéressé quand il a écrit La Double vie de Vermeer (Actes Sud). Et mieux encore. Cette fois, avec La Jeune mariée juive, cest la déception qui a remplacé lenthousiasme. Pourquoi donc ? Simplement parce que le passage continu dune époque à lautre (cest-à-dire de lépoque de Rembrandt à celle où le jeune narrateur lauteur en personne, sans aucun doute - passe un certain temps à Paris) ne fonctionne pas vraiment. Ou plutôt : il est difficile de sintéresser à lamour de Rebecca Lopez, une petite juive passionnée par lauteur de la Ronde de nuit, pour cet Italien peu plaisant qui pose à lécrivain, car tout cela paraît un pur prétexte à la mise en place du récit de la vie du docteur Paradies, ami du grand peintre. A la mort de ce dernier, le docte médecin entreprend de récupérer le portrait inachevé le représentant. Les destins de la famille dont est issue Rebecca, celui de lami de Rembrandt et celui de notre auteur en herbe sentrecroisent. Tout cela nest pas assez convaincant pour procurer une émotion aussi grande que celle procurée par son livre précédent. Jai même limpression dérangeante quil aurait été écrit bien avant Vermeer. Mais, tout de même, jai savouré quelques moments intenses et une fantaisie dans le récit qui est la marque dun écrivain digne de ce nom. | En français dans le texte | Le Roman français contemporain, collectif, culturesfrance | La littérature française ne change peut être pas (fondamentalement), mais la vision quon peut en avoir, oui. Cest en tout cas ce que prouve louvrage publié par Culturesfrance (ex-AFAA). Bien sûr, il y a un essai consacré à nos écrivains connus et reconnus, sous une forme narrative, assez curieuse, parce que chacun est caractérisé par un trait distinctif (Echenoz, cest la mélancolie, Quignard, la persistance du roman envers et contre tout, Claude-Louis Combet, lobsession de la sainteté
). Voilà donc un panorama plus ou moins objectif traité de manière purement subjective, qui ne nous apprend pas grand chose en définitive. Quant aux « mutations du roman », le ton employé laisse pantois (« Lannée 1960 accouche dune décennie fleurie et, aux bras de la littérature, la politique semble laisser place à lidéologie. Cest le joyeux temps de Tel Quel, du structuralisme
»). Ne sauraiton rien imaginer de plus cavalier et de plus kitsch ? Mais cest un essai plutôt rassurant puisque lauteur peut affirmer de manière péremptoire : « François Salvaing nest pas un romancier : il est un enchanteur. » On peut en conclure quun romancier, par définition, nest pas un enchanteur. Soit. Dautres surprises nous attendent, en particulier la partie dédiée au roman populaire sujet épineux sil en est. La théorie est au rendez- vous : « Quest-ce quun roman populaire aujourdhui en France ? Un livre qui parle des classes populaires. Non ». Nous voilà rassurés
Pauvre France ! | Autres seins, Jean Guerreschi, Gallimard | Quelle terrible déception ! Ces Autres seins de Jean Guerreschi ne tiennent pas une seconde la comparaison avec louvrage superbe de Ramón Gómez de la Serna qui, lui ; sintitule Seins. On ne peut même pas parler de pastiche. Ce sont des digressions égrenées sous forme de nouvelles, dans un style morne avec beaucoup de concessions aux tics de lépoque actuelle (cest un travers parfaitement détestable de lauteur). Quand on songe ne serait-ce quun instant, aux blasons du corps féminin, on en vient à se convaincre que la littérature française du temps présent file un mauvais coton en tout cas une certaine littérature. Je me rends compte, en lisant la bibliographie de lauteur quil avait commis un assez mauvais essai sur Kafka chez Marval en 1990 (en tout cas, pas aussi mauvais que les clichés qui laccompagnaient, mal imprimés de surcroît !) En somme, tout sexplique. Nayant rien lu dautre de lui, je ne peux donc rien ajouter. Sa Montée en première ligne (Gallimard, 1988) avait connu un grand succès. Sans doute faudrait-il plutôt se replier sur cette ligne-là ! | Reverdy, Jean-Baptiste Para, culturesfrance | Jean-Baptise Para a composé une intéressante monographie consacrée à loeuvre de Pierre Reverdy. Il brosse un portrait plus un portrait littéraire que strictement biographique de cet homme venu de Carcassonne et qui arrive à Paris à lautomne 1910. Sa première déception passée, il entre en relation avec les hommes de lettres et les artistes de Montmartre. Il se lie entre autres avec Max Jacob, avec lequel il se brouille en 1915 : le poète laccuse de plagiat. Reverdy va encore se brouiller avec les surréalistes et avec Vincente Huidobro, avec qui il a fondé le Créationnisme (au passage, je note que Para a fait lui aussi limpasse sur ce grand écrivain chilien). Mais son étude sur loeuvre de Reverdy est aussi passionnante que pertinente, faisant de cet ouvrage un excellent moyen de le découvrir. | Pays de René Char, Marie-Claude Char, Flammarion René Char, Eric Marty, «monographie/Points» René Char, Laurent Greilsamer & Paul Veyne, culturesfrance. René Char, Collectif, BNF/Gallimard. | Je nai pas besoin dinsister sur la question : René Char est devenu lobjet dun véritable culte en France, dun culte quasiment mystique. On ne critique pas Char, on le vénère. Lalbum de Marie-Claude Char se place dans cette optique en une période de célébration. Char calligraphiait ses manuscrits en pensant quun jour quils seront placés sous vitrine à la Bibliothèque nationale. Voilà qui est fait. En tout cas, ce livre rassemble un grand nombre de documents : des fac-similés des manuscrits, de dessins, des photographies (cela va de la Résistance aux portraits damis de Pasternak à Eluard, de Scutenaire à Breton), de portraits signés par Valentine Hugo, Victor Brauner ou Man Ray et aussi des photos de famille. Voilà de quoi alimenter cette nouvelle religion monomaniaque qui veut que la poésie soit pure, nouvelle, désincarnée et sublimissime. Eric Marty, dans la foulée de ces commémorations sans fin, a publié une monographie qui mérite lattention. Sans doute sest-il lui aussi laissé piéger par la « ligne hermétique » et lidée de nuit dans les poèmes du grand homme (il a recours aussi bien aux mystiques chrétiens et puis à Heidegger pour faire bonne mesure). Mais il nen reste pas moins que cest une excellente étude, qui explore cet univers dans tous ses recoins. Mais attention : pour les âmes convaincues davance exclusivement. Parmi les innombrables exercices dadmiration qui entourent la célébration du poète, il faut relever celui de Laurent Greilsamer et de Paul Veyne. Rien ne nous est épargné : le Poête qui rêve en marchant et qui marche en rêvant lobsession de lécriture, et jen passe. On peut lire cette perle : « Char avait vite compris la nature du nazisme parce quil était de ceux qui ont un idéal plus poétique, religieux ou éthique, que strictement politique ». Evidemment, sil avait eu lâme politique, alors
Enfin, le lecteur se consolera en consultant lexcellent catalogue de la Bibliothèque Nationale, bien conçu et bien documenté. | Pour une Dona avec mandoline, Daniel Dezeuze, Rivière (Sète) | Une leçon de poésie, aussi curieux que cela puisse sembler, cest un artiste qui nous la donne. Je veux parler de Daniel Dezeuze lun des fondateurs du groupe Supports/Surfaces et lun des rares à être resté fidèle à lesprit de cette époque tout en se renouvelant sans cesse. Son dernier recueil, Pour une Dona, avec mandoline (il ne craint pas de jouer sur le registre de lironie), est une superbe pérégrination verbale sur le thème des blasons féminins, des joutes amoureuses et des cartes du tendre. Dezeuze joue cela va sans dire sur les mots. Cest le jeu qui prédomine dans ces poèmes, qui semble associer marivaudage et canailleries à la Villon. Cest magnifiquement illustré (avec une sobriété remarquable, mais avec un esprit assez similaire à celui du texte). Depuis des années Dezeuze publie discrètement ses compositions poétiques. Peut-être serait-il bien de les rassembler en un premier volume , dans lattente des suivantes. | Les Sept Psaumes de la Pénitence, Paul Claudel, « Poésie », Seuil | Etrange affaire que ces Sept Psaumes de la Pénitence. Paul Claudel sest ingénié à traduire de la Vulgate des passages qui lui semblaient mériter une certaine attention. Ce nest pas aussi absurde que cela pourrait sembler puisque Jérôme avait voulu retraduire la Bible en latin pour remplacer la Septante, quil ne jugeait pas assez bien écrite. Il avait convaincu le pape de lui donner toute latitude en avançant un argument irréfutable : jamais Dieu naurait inspiré une oeuvre aussi mal écrite. Reste à savoir si Claudel est parvenu à ses fins. Jen suis à moitié convaincu
| Bienvenue Monsieur Gutenberg, Jean-François Bory, Editions de lAttente. Jean-François Bory, incessante lettura, unintervista di Sarenco, Nomadnomad Jean-François Bory, A life made with words, Jacques Donguy, Archivio F. Conz | Entre deux ouvrages dune ambition affirmée, Jean-François Bory aime faire paraître des opuscules où se manifeste la sua inventiva. Ce sont souvent de purs divertissements graphiques, quil utilise pour ruer dans les brancards et afficher tout le mal quil pense de lordre littéraire de notre temps. Bienvenue Monsieur Gutenberg est une pochage irrévérencieuse où le créateur de limprimerie est loué pour avoir aboli la censure que suppose la quasi unicité du livre avant lui.Mais cette démocratie sest changée aujourdhui en une duplication à linfini aboutissant à leffet contraire : lillisibilité . Lexcès numérique a fini par être plus coercitif que la rareté induite par lincunable. Alors fautil vouer Gutenberg aux gémonies ? En même temps quil avait une grande exposition à la Villa Ramaris (La Seynesur- Mer), Bory publiait deux ouvrages permettant de découvrir dautres aspects de son oeuvre : le premier consiste en un entretien avec Sarenco, abondamment illustré de ses oeuvres plastiques (appartenant à la collection Beradelli), le second, en un parcours monographique élaboré par Jacques Donguy, avec beaucoup de documents anciens. Ces deux ouvrages se révèlent incontournables pour qui veut cerner la personnalité de lauteur de LAuteur. | Poésies 1, Mohammed Dib, édition établie et préfacée par Habib Tangour, Editions de la Différence Qui se souvient de la mer, Mohammed Dib, présenté par Mourad Djebel, «Minos », La Différence | L oeuvre poétique de Mohammed Dib est considérable. Un premier tome vient de paraître à la Diffférence. Elle se caractérise par une simplicité dans son écriture qui est un délice. Cest là le trait commun qui unit ces textes au fil du temps. Ombre gardienne, son premier recueil, a paru en 1961 avec une préface de Louis Aragon. Ce dernier souligne : « De la douleur naît le chant. Dabord étonné de soi-même. Puis on dirait que pour mieux se reconnaître lhomme assure mieux dans sa main le miroir. Ayant comparé le monde et sa parole, sil poursuit, sur cet instrument donné, cest comme au premier moment pour ne retrouver que ce qui est de sa gorge. Longtemps il écoutera mourir cet écho des profondeurs. » Et cest vrai. Quand on lit LAube Ismaël, ce chant si pur se fait complexe dans ses articulations, dans les mouvements de lesprit transposés. Dun livre à lautre, lauteur fait alterner deux modes oratoires, le premier en utilisant des vers courts, le second, avec un phrasé long. Cette alternance met en relief la capacité de Dib de renouveler son écriture, qui tire profit de son talent de conteur, comme on le remarque dans L. A. Trip. Sa concision na dégale que sa profondeur. A cette occasion, vient dêtre réédité Qui se souvient de la mer. Il sagit dune superbe métaphore de la guerre dans une ville qui a pris laspect dun labyrinthe. Il ny a pas de personnages, mais un narrateur confronté à des foules dangereuses, électriques, changeantes. Cest un livre fascinant et mystérieux, intense et bouleversant. | Genèse 0, Isabelle Nicou, Editions de la Différence. | La fiction dIsabelle Nicou dépeint lAnnonciation comme lintrusion programmée dun monstre dévorant dans le corps de la narratrice. Dans un climat lourd et onirique, elle relate les événements mi-réels mi-fantasmés qui accompagnent l« heureux événement », qui lui apparaît comme un cauchemar qui ne peut prendre fin. Le sujet est fort et le rendu prégnant. Peut-être lauteur manque-t-il un peu de souffle. Mais son livre ne saurait laisser tout à fait indifférent - dans lattente du suivant. | Une tautologie, Guy Viarre, « Poésie », Flammarion | Guy Viarre sest donné la mort à trente ans. Avant de disparaître, il a terminé la rédaction de Tautologie une. Le volume présenté aujourdhui dans la collection dirigée par Yves di Manno contient ce recueil, dautres petits volumes et des fragments inédits. Le trait distinctif de tous ces écrits est sans aucun doute une inclination à raréfier lespace poétique en le rendant presque irrespirable et une expression toujours sur le fil du rasoir de la sensibilité. Son univers est mélancolique, angoissé, parfois plein de rage mais aussi teinté dun humour aussi noir que lacedia: « jéteins je ne veux pas me couper je ne veux/pas écrire que je me coupe je vois loin jusquà/linquiétude nue écrite je veux éteindre
» Cet ouvrage représente un voyage au-delà dune nuit saturée de menaces et mérite le détour. | BOURLINGUER I | Mondes lointains et imaginaires, Francesca Pellegrino, Guide des Arts, Hazan | Les Mondes lointains et imaginaires de Francesca Pellegrino nest pas seulement une belle machine à rêver. Cest un excellent instrument pour comprendre comment les maîtres dautrefois ont pu représenter les pays étrangers, les continents lointains, en fonction des connaissances de lépoque, mais aussi des modes, des goûts et des ressorts idéologiques. Dans ces pages, lauteur étudie comme les Chinois, les Noirs, les Indiens dAmérique, mais aussi les Juifs ont été traduits sur la toile ou sur le papier, mais il aborde aussi de grands thèmes comme lorientalisme, le japonisme, lexotisme, et des points plus précis comme les attractions pittoresques ou les figurants bibliques. Dans une seconde partie, ce sont les créatures étranges ou tout bonnement imaginaires qui sont répertoriées. Ensuite, cest lidée du voyage qui est analysée en détail et enfin les principales utopies, celle dAtlantide par exemple, purement fictive, mais aussi les Indes qui ont tant fait rêver ou la Tahiti du peintre Paul Gauguin. Bien sûr, Francesca Pellegrino a peut-être voulu trop embrasser de sujets dans un seul volume et lon reste parfois sur sa faim. Quoi quil en soit, cest un bon livre, qui ne peut que donner lenvie de poursuivre ce périple en approfondissant tel ou tel sujet. | Bains Douches, collectif, photographies de Jean Distel, Arcadia Editions | Belle idée que celle des Editions Arcadia de nous convier à faire le tour des bains douches de Paris ! De nombreux auteurs, dâges et de genres assez différents, nous rapportent leurs expériences de ces lieux qui peuvent aller de la plus stricte hygiène à la pure débauche. Comme toujours dans un ouvrage collectif, des choses plaisent et dautres bien moins. Par exemple, je ne suis soulevé denthousiasme par le texte de Woômanh (loin sen faut) alors que je suis assez séduit par celui de Régine Detambel, « La Petite sirène ». Quoi quil en soit chacun y trouvera son bonheur et son ravissement sensuel ou esthétique en tout cas un plaisir littéraire à voyager dans un décor quon croyait familier et qui se pare de toutes sortes de fantasmagories. | Terriens, Richard Kalvar, Flammarion | Le photographe Richard Kalvar sest mis en tête de faire une sorte de voyage dans le cocasse et le grotesque de la vie moderne. Le résultat de ses pérégrinations ? Une collection de portraits qui reposent toutes sur une anecdote humoristique assez peu convaincante. On peut se demander à quoi pensent les responsables de la Maison européenne de la photographie en choisissant ce travail qui nest ni révélateur de notre temps ni proprement fascinant sur le plan esthétique. A force de tout prendre à contre-pied, on en arrive à produire des travaux assez médiocres et auxquels manque lessentiel : le sens de la création. | Style et design en Asie, Michael Freeman, Flammarion | Bali, Bangkok, Pékin et Tokyo : voilà ce qui constitue le dénominateur commun de ces intérieurs privés ou publics qui est dallier lesprit et les traditions des cultures anciennes et un traitement moderne bien tempéré, en général réticent devant la radicalité de lart décoratif de notre époque. Une forte touche nationale caractérise toutes ces créations. Cette conjonction entre lancien et le nouveau est pensée de manière organique et donc pas comme un collage plus ou moins artificiel et forcé. Les exemples présentés par Michael Freeman donnent lespoir que cesse liconoclastie qui sest fait jour en Chine avec la Révolution culturelle, qui a laissé des traces plus profondes quon ne croit dans le monde où communisme et libéralisme se sont fondus en une seule et même entité. Bien sûr, on rencontre de-ci et de-là quelques soupçons de kitsch et parfois des intérieurs dun minimalisme absolu. Mais, dans lensemble, ce voyage en Orient peut faire croire en une rédemption par la grâce dune jeune divinité du goût. | Axel Vervoodt, intérieurs intemporels, Armelle Baron, photographies de Christian Sarramon, Flammarion | Le célèbre antiquaire Axel Vervoordt nous convie à visiter des demeures aussi bien en Europe quaux Etats-Unis. Quont-elles en commun ? En réalité peu de choses, en apparence, parce quon se retrouve devant de beaux bâtiments allant du château médiéval à la gentilhommière, du chalet à la villa au bord de mer. Et pourtant, un fil subtil relie tous ces intérieurs : un penchant pour lesprit « classique » (je ne parle pas ici de néoclassicisme, mais plutôt dun certain bon goût), un relatif dépouillement et des contrastes assez mesurés. Même le collectionneur de tableaux de Basquiat et dobjets « premiers » (on disait plus justement « primitifs », quon le veuille ou non) marie ces oeuvres avec un art certain au-delà de leurs connivences iconographiques. Voilà en tout cas une manière très intelligente de faire vivre des espaces intimes, sans excès, sans effets outranciers, avec délicatesse et subtilité. Il ny a chez Axel Vervoodt ni inclination pour le kitsch ni volonté de surenchère. Cest presque un miracle ! | BOURLINGUER II | La Destruction des Juifs dEurope, Tomes I, II et III, Tr. M.-F. de Paloméra, A. Charpentier et P.-E. Dauzat, « Folio histoire », Gallimard Arrêt sur le Ponte Vecchio, Boris Pahor, préface de Dominique Dussidor, tr. A. Lück-Gaye & C. Vincenot, 10/18 n° 3977 Derrière ces murs, Janina Bauman, tr. E. de Morati, Editions Jacqueline Chambon Trois wagons à bestiaux, Zila Rennert, préface et notes Annette et Jean-Claude Gorouben. | Il est des voyages sans retour. Mais quand il est question dun peuple entier qui a voyagé à travers toute lEurope jusquau bout de la mort, alors laffaire ne peut pas être si aisément classée. La réédition de lessai monumental de Raul Hilberg, La Destruction des Juifs dEurope, vient à point nommé rappeler que le génocide entrepris par lAllemagne nazie et ses alliés a été avant tout une organisation militaire, policière, logistique, technique, économique et industrielle dune complexité inouïe qui a nécessité la collaboration de presque toutes les forces armées et dune partie non négligeable de la société civile. Hilberg étudie dans cet ouvrage le moindre rouage de cette mécanique qui dépasse lentendement et aussi son histoire. De la définition des droits des Juifs dAllemagne puis des Juifs des zones annexées et occupées et de leur expropriation de plus en plus radicale à la concentration dans des ghettos pour aboutir à la fin de 1941 au projet dextermination totale, le processus a suivi des étapes allant crescendo, comme sil était mû par une logique interne. La « solution finale » nétait pas inscrite à lorigine de la pensée politique nazie. Elle sest développée dans le plus grand secret et sest appliquée de manière différente en Union soviétique, où lon organisa des tueries sur place dès lentrée en guerre, et ensuite, dans le reste de lEurope, par la création de camps dextermination. La pure description de ce mécanisme suffit à démontrer que cette opération à léchelle dun continent (et audelà avec lURSS) a été rapidement lun des enjeux majeurs de cette guerre. Les témoignages des hommes et des femmes qui ont été les victimes de ce grand dessein nous ont été connus assez tard ou font aujourdhui lobjet de rééditions. On connaît le remarquable ouvrage intitulé Pèlerins de lombre de lécrivain triestin de langue slovène, Boris Pahor. Son recueil de nouvelles baptisé Arrêt sur le Ponte Vecchio fait partie de cette dernière catégorie. Deux de ces nouvelles, « La Coupole de cendres » et « Ladresse sur la planche », évoquent ce que le camp alsacien de Natzweiler avait pu avoir dindicible : lécrivain a voulu rendre tangible cet indicible, lui restituant sa dimension physique, charnelle, olfactive, tactile et aussi sordide et parfois dune poésie à donner froid dans le dos (ces prisonniers triestins qui se disent que, sils étaient transférés à Dachau, ils seraient plus près de chez eux
). Pahor a voulu cerner ce qui dhumain a pu encore simposer dans un lieu destiné à tuer lhumain avant de tuer lhomme. Janina Bauman est lune des rares survivantes du ghetto de Varsovie. Avec sa mère et sa soeur, elle obtient des papiers pour pouvoir sinstaller en zone aryenne au moment où éclate linsurrection dudit ghetto préludant à sa destruction totale. Elle raconte son enfance dans un milieu juif bourgeois et assimilé dans la Varsovie de lentre-deux-guerres, lantisémitisme de plus en plus étouffant et linvasion par lAllemagne. Ensuite vient le récit de la concentration de 500.000 Juifs dans deux quartiers de la ville, les raids et la lutte quotidienne pour ne pas finir dans les longues cohortes de malheureux embarqués dans des wagons à bestiaux. Ecrits à partir de carnets que la jeune fille a tenu pendant cette période, ces souvenirs reconstituent cette tragédie à léchelle dune famille et surtout selon la sensibilité de lauteur qui, au milieu de cet enfer, a tenté de poursuivre ses études, daimer et de préserver sa dignité. Ce qui est relaté dans Trois wagons à bestiaux de Zila Rennert est lhistoire dune autre famille juive aisée. Son histoire commence à Vienne et se poursuit à Wilno et puis à Saint-Pétersbourg, où la guerre puis la Révolution doctobre la rend très tôt consciente de la fragilité de leur existence. Ses parents parviennent à lemmener en Pologne. Une nouvelle guerre les rattrape et ils se retrouvent en territoire occupé par les Soviétiques. La famille échappe de peu à la déportation en Sibérie et cest à Lwow quils voient arriver les forces allemandes. Tout de suite les rafles commencent. Lhéroïne de cette histoire et son mari se cachent à Varsovie. Ils mènent une vie clandestine, de cache en cache, aidés par des résistants, tandis que le ghetto se vidait pour nêtre plus enfin quun champ de ruines. Linsurrection de la ville la vida de ses habitants et Zila et ses proches ont pris la route de lexil. La Gestapo les arrêta et ils se retrouvèrent dans un wagon en partance pour Auschwitz. La chance voulu que ce train ne parvint jamais à destination
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