Chroniques des lettres Chronique de lAn VIII (4) par Gérard-Georges Lemaire Du passé faisons table rase
| Comment lart devient lArt dans lItalie de la Renaissance, Edouard Pommier, «Bibliothèque illustrée des histoires», Gallimard. | Je dois le dire dentrée de jeu : lessai dEdouard Pommier, Comment lart devient lArt, est indubitablement le meilleur ouvrage sur la Renaissance qui ait été publié depuis longtemps. Il ne nous apporte rien de nouveau et ne se lance pas dans une interprétation audacieuse et risquée, pour ne pas dire acrobatique. De facto, il sest emparé des connaissances accumulées sur la question et parvient à les orchestrer et, par conséquent, à les disposer dans un ordre tel quil nous donne la possibilité de comprendre de quelle manière les artistes ont pu sortir de leur condition subalterne pour devenir les grands acteurs de la Renaissance italienne, en particulier à Florence. Dans le premier chapitre, il explique très bien (et très clairement) que ce sont les poètes (Dante, Boccace et Pétrarque) qui ont modifié le statut de lartiste. Parallèlement des « triomphes » sont organisés pour célébrer laccomplissement dune oeuvre dart, comme ce fut le cas pour la translation du retable de Cimabue en 1240. Avec une patience de bénédictin et aussi beaucoup de talent, Pommier remonte le puzzle du Rinascimento pour en donner le mouvement densemble, tout en éclairant dune manière originale la surenchère culturelle qui a lieu pendant cette période de retour à lAntique pour jeter les fondements dune modernité politique, économique et intellectuelle. Et ce nest pas la moindre de ses qualités, cet ouvrage ne concerne pas que les seuls spécialistes. | Mondes lointains et imaginaires, Francesca Pellegrino «Guide des arts», Hazan. | Peut-être eût-il mieux valu séparer complètement ces deux domaines, même si, de lAntiquité classique à la Renaissance, ils sinterpénétraient à loisir. Mais il est tout de même déroutant de voir des articles concernant Les Indiens précolombiens, Marco Polo, les volcans, les Juifs, les dangers de la mer, lorientalisme, le japonisme, les chinoiseries, et que sais-je encore, avec les Argonautes, lenlèvement dEurope et la Jérusalem céleste. Bien sûr, on peut considérer cet ouvrage comme un grand puzzle. Cest le meilleur parti à prendre. Mais on a tout de même limpression de nager le plus souvent en eau trouble. Il nen reste pas moins une documentation tout à fait utile et parfois passionnante pour comprendre lart du voyage dans ces temps révolus. | La Galerie des glaces, Jacques Thuillier, «Découvertes», Gallimard. | Cet ouvrage de Jacques Thuillier paraît alors que la galerie des Glaces du château de Versailles vient dêtre rendue au public. Fruit de la collaboration de Mansart et de Charles Le Brun, ce vaste programme décoratif achevé en 1674 avait pour but de présenter au monde une création spectaculaire avec pas moins de 357 miroirs. Et cétait aussi un plafond comportant un programme iconographique. A lorigine, le peintre voulait exalter le Roi-Soleil. Mais son rival Mignard réalisa un projet de ce genre avant lui à Saint-Cloud et Le Brun dut penser à autre chose : il opta pour les grandes batailles ayant marqué le règne de Louis XIV. Ce superbe ensemble a repris vie au terme dune restauration longue et complexe. Peut-être finira-t-on par réhabiliter Le Brun ? | Odilon Redon et le Messie féminin, Suzy Lévy, Editions du Cercle dArt. | Odilon Redon a eu une place particulière dans lart de la fin du XIXe siècle. Suzy Lévy le considère comme un marginal. Cest peut-être là porter un jugement excessif et simplificateur, car il a pleinement participé à lart de son temps. Elle souligne dailleurs quil a très tôt attrapé la maladie du japonisme et subi aussi linfluence dEmile Bernard, si bien que le mysticisme devient un peu son pain quotidien. Mais Edgar Poe a aussi pris pied dans son univers intérieur et le modèle. À mesure que les années passent, il séloigne de plus en plus des préoccupations de ses contemporains. Il a aussi pris le virus de la gravure et du dessin en noir et blanc. Cest le noir qui guide ses pas et tout ce quil crée de puissant en sort. Lauteur de cette monographie a eu le mérite rare de montrer toutes ces influences ; il sest forgé un objectif qui se situe à mi-chemin entre le visible et lindicible. Suzy Lévy a mis laccent sur sa fascination pour loccultisme et les milieux qui se sont passionnés pour la question. Peut-être trop. Mais il nen est pas moins vrai que son étude est un bon moyen pour mieux connaître cet artiste qui transformait en oeil un ballon dirigeable. | A la recherche de la modernité perdue | Max Ernst, vie et oeuvre, Werner Spies, Centre Pompidou. | Werner Spies a choisi dêtre le spécialiste universel de Max Ernst. Il a déjà organisé des expositions et écrit des livres à son sujet. Il vient de produire un bel ouvrage qui concerne la vie de Max Ernst, une sorte de biographie à travers de très nombreux documents, des lettres, des autographes et des textes de lartiste, mais aussi des photographies et des reproductions doeuvres. Comme toujours, cest la période dadaïste de Cologne qui se révèle la plus passionnante. Il suffit de lire le bref pamphlet quil a commis sur Cézanne. Cest le moment où il montre le plus doriginalité et de liberté, mais aussi de mordant. Ses dessins et ses collages sont construits avec une curieuse méticulosité qui renforce leur charge critique et blasphématoire (enfin, par rapport à la sainteté de lart entretenue par les symbolistes). Le surréalisme va lui offrir de déployer un univers onirique que, parfois, il a décliné de manière abusive. Ses forêts enchantées finissent par devenir des gouffres de répétition. Quoi quil en soit, ce volume offre au chercheur comme à lamateur une somptueuse source dinformation. | De la mélancolie, Gallimard. | La mélancolie est désormais un sujet à la mode. Le succès de lexposition de Jean Clair ny est sans doute pas pour rien. Cest dailleurs lui, avec Robert Kopp, qui a réuni les différents spécialistes qui ont participé à ce colloque qui a eu lieu à la Fondation des Treilles. Lintérêt des intervention est très divers. A commencer par celle de Kopp sur le spleen baudelairien, qui napporte pas des éclaircissements fondamentaux sur le sujet. En revanche, on peut lire avec profit létude dHélène Prigent qui compare la mélancolie païenne et lacédie chrétienne au Moyen-âge. Quant à Jean Clair, il nous surprend une fois de plus en comparant les visages sculptés de Giacometti avec la représentation de la face humaine selon Emmanuel Lévinas.Toujours retors et subtil, il réussit à entortiller un raisonnement théorique dune belle efficacité. | Yves Tanguy, lunivers surréaliste, sous la direction dAndré Cariou, Somogy. | De quoi se souvient-on le plus quand on évoque le peintre Yves Tanguy ? Du jeune homme coiffé à la diable qui place toute son originalité dans un rôle comique (cest ce quon peut penser en voyant la photographie de Man Ray) ou de lauteur de tableaux où, dans un espace désolé, se dressent de très étranges volumes biomorphiques ? Limportante exposition présentée au musée de Quimper aura sans doute permis de faire un bilan de cette oeuvre. Après la période fervente des dessins automatiques, il sessaie à différents styles puis sengage dans une voie qui ne conserve presque plus aucun lien avec la réalité : cest LAnneau dinvisibilité (1926). Cest sans doute le moment le plus heureux de son histoire picturale. Après quoi, il senferme, dès 1929, dans un type de représentation abstraite (cest presque un paradoxe), avec une ligne dhorizon pour donner un volume précis à lespace où ont lieu des relations bizarres entre des objets improbables. Bien sûr, il va évoluer au fil des années, mais sans jamais modifier le dispositif régissant son univers. Il faut attendre les années cinquante pour que ses paysages prennent une vague mais profonde connotation minérale (je pense par exemple à Multiplication des arcs, 1954). Breton, dans le texte quil lui consacre en 1942 souligne, en espérant dissiper un malentendu : « Et dabord coupons court à toute équivoque en précisant que nous sommes avec elles non pas dans labstrait mais au coeur même du concret ». Le catalogue qui accompagne cette exposition est une véritable somme et donc un instrument de travail utile et aussi une belle réalisation éditoriale. | | En 2005, Gerard Verdijk sest éteint à La Haye. Un hommage est alors organisé au musée de Dordrecht aux Pays-Bas. Et puis une belle monographie est publiée pour remémorer son parcours un parcours qui nest pas ordinaire puisquil ne semble entrer dans aucune catégorie établie ces dernières décennies. Verdijk a beaucoup dessiné. Cétait peut-être même la basse continue de sa démarche. Ses dessins nétaient pas des esquisses préparatoires, mais des oeuvres qui valaient en elles-mêmes. Il ne suivait pas un fil rouge, mais des intuitions et des émotions, des pensées fugaces quil saisissait au vol. Ils prenaient parfois laspect de pages décriture, quelque chose entre la peinture chinoise et lécriture automatique, entre Michaux et Tobey. Dezeuze en a apprécié la « démarche vigoureuse » de dessinateur. Dans des compositions antérieures, il avait déjà utilisé les lettres comme éléments principaux de la composition, à légal de Giacomo Balla, mais dans une tout autre perspective. Sans doute y a-t-il réglé des comptes compliqués avec lécriture. A la fin de sa vie, ses peintures avaient pris un caractère évanescent, avec figures vagues ou des couleurs qui sévanouissent, aussi avec une relation tendue, douloureuse au noir. Quant à la sculpture, elle saffirma surtout comme un jeu entre différents éléments empruntés. Mais ses oeuvres en trois dimensions ne sont pas des assemblages, mais bien plutôt des compositions qui ont beaucoup affaire avec les jardins zen et, plus généralement, avec lart du paysage extrême-oriental. Toutefois, ces objets réunis, arrachés à la nature ou dérobés à lactivité des hommes, avaient à la fois une dimension dérisoire et une dimension critique, une once de poésie et un pouce de philosophie. Car aucune delles nentretenait avec le monde une relation simple ou même contradictoire. Elles possédaient un ton ludique, un rien dérivé de dada, avec un humour tragique, réalisées avec des matériaux pauvres, surannés ou mis au rebut. Leur gravité navait dégal que leur refus de lesprit de sérieux. | Jean Luc Parent, Collectif, Actes Sud. | La messe est dite : Jean de Loisy cite Héraclite pour nous rappeler la particularité de Jean-Luc Parant (comme si on avait besoin quil le fasse lintéressé se débrouille très bien tout seul) : « Car, sur la circonférence, le commencement et la fin sont communs ». Certes. Lartiste sest engouffré dans un filon rentable : la propension insupportable de lart de ces derniers temps à litération (le sous-titre de louvrage est éloquent : « de linfime à linfini, et retour »). Parent a choisi de boucler la bouche en manufacturant des boules, des boules sans fin, aussi absurdes que les roulements à bille des usines de lère soviétique. Ses premiers travaux avaient leur intérêt, mais trente ans plus tard, il nous fait perdre la boule (pardonnez-moi, mais devant ce radotage, on ne peut sempêcher de se prémunir dune certaine angoisse par lhumour, même le plus pauvre). Parant nest pas dépourvu de talent. Il a pu écrire des livres qui ont leur dignité (la plupart chez Christian Bourgois) et il a même su recycler les invendus en les incrustant dans ses boules, comme si elles les dévoraient.Ce qui est insupportable, cest que lartiste joue le naïf, le « brut », le péquenot, lignare. Cest un comédien incomparable, je le reconnais. Il a su rouler dans la farine son petit monde, quil doit mépriser hautement. Il reconnaît même avoir exécuté des faux, de Beuys en particulier. Tout est bon à ses yeux pour remplir ses bourses. Quil continue à rouler sa boule comme le scarabée. Le bousier passe et nous, nous ferons mine de rien. Lintelligentsia bon chic bon genre a volé à son secours. Mais je ne suis pas certain que cette industrie parallèle à celle des boules fut un acte de pure provocation. La manufacture très soviétique dinspiration quil a fondée depuis quelques décennies est devenue un holding pour berner le nigaud. De là a lui faire avaler des couleuvres et de lui faire prendre la proie pour lombre
| Champion-Métadier, Catherine Millet, Gallimard. | Gilbert Perlein met à juste titre laccent sur le biomorphisme dans loeuvre récente de Champion- Métadier.Cest un peu en contradiction avec ce quil énonce ensuite sur le caractère désincarné de ce travail. Cest encore plus en contradiction avec ce quavance Catherine Millet (bien sûr elle aussi elle nous sort les violons accompagnant le déroulement du tapis rouge de lhistoire de lart contemporain, vue depuis la côte Est des Etats- Unis Pollock, minimalisme comme un chant liturgique). Elle, évoque surtout les « réjouissances chromatiques » et y décèle un espace paradoxal (planéité et corporéité se conjuguant ici). La comparaison avec Michel-Ange me paraît mal venue. Mais cest la conclusion qui nous intéresse le plus car, ne nous y trompons pas, ce peintre est une femme donc : un couplet sur les pulsions du sexe faible péché dans un livre dAnne Decerf : « la pulsion vaginale reste enfouie dans les profondeurs du féminin, comme bruissement sans objet, sans forme, sans figure ». Eh bien, nous voilà prévenus. Par chance, les Timetrackers de Champion-Métadier en disent plus sur la peinture dans son abstraction conflictuelle (aporétique) que sur les humeurs de la gent féminine. | Franco Passalacqua, oeuvres de 1998 à 2007, Skira. | Le nom de Franco Passalacqua ne dira pas grand-chose aux amateurs dart français, et cest bien dommage. Il a pourtant apporté une conception du paysage radicalement nouvelle. Il a choisi de peindre des forêts comme sil les voyait du haut dun avion. Avec la distance, la forêt nest plus quun nombre incommensurable de cimes feuillues dune grande densité. Au point de produire un monochrome vert. Seule la lumière introduit un mouvement et une imperceptible diversité dans ces étendues quasiment uniformes, suggérant linfluence du rayonnement solaire, bien sûr, mais aussi lidée du souffle du vent dans les branchages. Une double vision sinstaure : dune part, le triomphe de la couleur verte, en soi et pour soi (et pourtant vaguement déjouée), de lautre, celle dune nature qui se déploie à linfini. Le système obsessionnel et itératif quil emploie nexclue pas la poésie. Plus encore, il lui attribue une puissance inattendue. Lhumour nest jamais loin non plus : dans ses compositions récentes, il construit des labyrinthes de verdure avec des formes dhabitations. On ne sait trop sil fait une allusion ironique à Magritte ou sil engendre une métaphore critique de la présence humaine. Quoi quil en soit, cest toujours la peinture qui lemporte sur un éventuel discours. | LAmour de lart, musée des Beaux-arts, Agen. | Jean-Louis Pradel a présenté au musée des Beaux-arts dAgen une sélection personnelle des collectionneurs privés du sud-ouest de notre beau pays. On aurait pu sen douter : le critique aura privilégié les artistes de la figuration narrative. Mais, en fin de compte, il a considérablement élargi cette notion puisquil a présenté des tableaux de Pincemin et de Yan Ping- Mei, qui nont rien à voir avec cette histoire. En tout cas, ce que démontre cette manifestation, cest quil existe encore des collectionneurs en France qui, contre vents et marées, continuent à élire des peintres vivant en France (une grande partie, comme toujours, sont étrangers ou dorigine étrangère), non par esprit nationaliste, mais par conviction que lhexagone demeure un territoire délection de la création picturale. | Métis, Vincent Barré, Hôtel des Arts, Toulon. Catalogue: 18 euros. | Vincent Barré fait partie de ces artistes qui tentent de trouver une issue à la sculpture. La question est complexe puisquune fois aboli le rapport établi depuis lAntiquité entre loeuvre, larchitecture, la circulation du regard dans lespace et le déplacement physique du spectateur dans lespace, la spécificité de cet art est devenu hautement problématique. Barré, comme dautres (je pense à Tony Grant, à Bernard Pagès, pour ne parler que des Français), cherche des solutions par rapport à la notion de volume dans lespace, un volume qui peut assumer plusieurs identités simultanément. Ses objets semblent souvent de grands fruits tombés dun jardin dEden postmoderne. Ses créations « monumentales » sont (en général) moins convaincantes parce quelles ne sont pas la résultante dune pensée sur lespace ouvert du monde. La plupart des sculpteurs daujourdhui ségarent comme lui car ils font un travail dintérieur. En somme, la critique sadresse plus à une génération quà une personne : Vincent Barré fait une recherche qui est digne de retenir notre intérêt et parfois plus. | Céramique contemporaine, Un autre regard, Musées de Châteauroux, Editions du Garde-Temps. | La Biennale organisée par le musée de Châteauroux en est à sa quatorzième édition. Cest devenu un événement qui « fait référence » pour employer le langage de notre temps. Installée dans lancienne église des Cordeliers (une splendeur architecturale), elle permet de découvrir des créations récentes dans ce domaine bien spécifique réalisées par des artistes et des architectes (ou designers) connus, comme Alechinsky, Jézéquel, Sottsass, Jan Voss, Eric Dietman, Vincent Barré, pour ne citer queux. Parmi les choses les plus intéressantes, je citerai Claude Bouchard, pour sa simplicité, sa subtilité et son efficacité plastique, et Skall, pour son extravagance baroque (cest un jeu sur lidée des chinoiseries). Les Suédois sont un peu décevants. Mais sans doute sont-ils trop muselés par une tradition de la céramique très ancré dans leur pays. Si vous avez manqué cet événement préparé par Michèle Naturel, vous pouvez toujours en retrouver la trace dans un beau catalogue mis en page avec beaucoup de classe. | Les formes et les couleurs, Centre dart contemporain Bouvet-Ladubay, Saumur. Catalogue | La couleur a-t-elle pu être un thème ? La monochromie a-t-elle pu être une fin en soi ? La belle exposition présentée au Centre dart contemporain Bouvet- Ladubay pose ces questions sans y apporter de réponses, laissant le soin aux visiteurs de juger sur pièces. Les monochromes rouges sur fond blanc de Kees Visser ont des connivences avec loeuvre dAurélie Nemours et toutes nous renvoient à lâge du suprématisme. Nicolas Chardon, avec ses rectangles et parallélépipèdes noirs sur fond blanc nous ramène lui aussi à Malévitch. Tout cela est très scolastique ! Mais Sam Francis, Claude Viallat, Benoît Lemercier, par exemple, nous entraînent vers de toutes autres directions. Cette exposition fait un bilan, partiel, partial, dune certaine abstraction. Elle a le mérite de montrer à quel point nous en sommes dans ce domaine. | Michel de Montaigne en sa librairie | Les Essais, édition établie par J. Basalmo, M. Magnien & C. Magnien-Simonin, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard. Les Essais de Montaigne, Alexandre Tarrête, Foliothèque, Gallimard Album Montaigne, Jean Lacouture, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard | Comme le souligne très justement A. Tarrête, les Essais de Montaigne ne sont pas des mémoires et encore moins un journal, comme nous lentendons. Ce ne sont pas non plus une somme à caractère encyclopédique. Ce livre ne ressemble à rien de ce qui la précédé (même sil doit beaucoup aux auteurs de lAntiquité qui lont nourri), pas plus quil ne ressemble à quoi que ce soit qui a suivi. Montaigne est dailleurs conscient davoir entrepris quelque chose dunique. Nécrit-il pas : « Cest le seul livre au monde de son espèce, dun dessein farouche et extravagant » ? Il précise quun tel ouvrage repose sur une forme dintrospection ou plutôt de dialogue avec soi : « Je me suis présenté à moi-même, pour argument et pour sujet ». Toutefois, tel quil formule les choses, il aurait fait son autoportrait à travers différents domaines de la connaissance et de lexpérience. Mais il ne fait rien de manière systématique. Il aborde de grandes questions en en laissant des multitudes dautres dans lombre. Sa démarche est purement idiosyncrasique. Il traite du pédantisme et de la cruauté, de la vanité et de la présomption. Aurait-il eu en vue la conception dun grand traité de morale ? Si cela avait été le cas, il serait resté inachevé. Il aborde des points qui lui tiennent le plus à coeur comme, par exemple, les livres. Plus que des livres, il parle de leur usage, des auteurs quil y fréquente et de ce quils lui ont apporté. Enfin, il se plaît à commenter Virgile, montrant ainsi sa méthode de travail et sa manière de penser. Pour mieux comprendre Montaigne et son temps, il faut alors sen remettre à lexcellent album commenté par Jean Lacouture. Ce dernier montre comment Montaigne a organisé sa « librairie » pour y réfléchir et y écrire : sa table de travail faisait face à ses petites bibliothèques contenant pas moins de mille volumes. Mon rêve, disait-il : « une maison qui parle ». Cest dans cette pièce délection de la tour du château dont il a fait graver de sentences tirées de LEcclésiaste, des pyrrhoniens ou des auteurs sceptiques sur les poutres et les solives quil nous a légué en héritage un livre qui ne sépuise jamais au fil du temps de sa lecture. | En français dans le texte | Albert Cohen, Franck Médioni, «biographies», Folio. | La biographie dAlbert Cohen qua écrite Franck Médioni a la grande qualité de ne pas verser dans lhagiographie. Cet écrivain est entouré dune sorte de culte (cest un peu léquivalent de Char pour la prose) et cela le rend demblée antipathique. Je préfère les hommes de lettres un peu moins propres sur eux par exemple Proust, qui a donné les meubles de sa mère à une maison de tolérance. Médioni nous montre le cheminement de son oeuvre et nous éclaire sur sa relation étrange à la culture hébraïque, plus complexe quil ne semble de prime abord. Son livre se révèle une belle introduction à cet univers que ladulation pour lauteur de Belle du Seigneur nous avait fait prendre en dégoût. Bien sûr lauteur se perd parfois dans des digressions dun intérêt secondaire, en particulier sur la maîtresse de lécrivain qui aurait pu servir de modèle au personnage dAriane. Que de temps perdu pour si peu de choses ! | Voyage dans le cristal, George Sand, présenté par Francis Lacassin, Motifs. | Nous nous sommes forgés un certaine idée de la littérature de George Sand, en dehors de sa personnalité extravagante : celle dun auteur régionaliste quon ne lit plus que par curiosité. Francis Lacassin présente trois récits qui doivent nous faire changer didée puisquils ont pour trait commun de traiter des thèmes fantastiques. Lhistoire baptisée Laura (1865) offre au lecteur le plaisir dune étrange pérégrination dans les glaces polaires, au cours dun voyage extraordinaire quaurait envié Jules Verne à la recherche des mystères du monde physique, car cest ce monde dont lécrivain voulait révéler les mystères. | Une enfance lingère, Guy Goffette, Folio. | Guy Goffette, en plus dêtre un poète, se révèle un prosateur intéressant. Une enfance lingère est une petite oeuvre délicieuse, écrite avec un raffinement extrême et pourtant avec une telle légèreté et une telle finesse quelle procure le sentiment de la facilité. Il nous ramène un demi-siècle en arrière pour nous présenter un enfant nommé Simon. Ayant grandi à la campagne, Simon fait un apprentissage du monde des plus particuliers. Et aussi curieux que cela puisse paraître lenfant se découvre de petites manies perverses et un goût prononcé pour le fétichisme un fétichisme aussi véniel que ses péchés avec la petite Jeannine, sa voisine dont il est amoureux. Les scènes dépeintes dans léglise du village sont délicieuses. Goffette a écrit une fiction qui sort du lot, à traits légers et, surtout, avec une très belle écriture. | Poésies 1, Mohammed Dib, édition établie et préfacée par Habib Tangour, Editions de la Différence Qui se souvient de la mer, Mohammed Dib, présenté par Mourad Djebel, «Minos », La Différence | L oeuvre poétique de Mohammed Dib est considérable. Un premier tome vient de paraître à la Diffférence. Elle se caractérise par une simplicité dans son écriture qui est un délice. Cest là le trait commun qui unit ces textes au fil du temps. Ombre gardienne, son premier recueil, a paru en 1961 avec une préface de Louis Aragon. Ce dernier souligne : « De la douleur naît le chant. Dabord étonné de soi-même. Puis on dirait que pour mieux se reconnaître lhomme assure mieux dans sa main le miroir. Ayant comparé le monde et sa parole, sil poursuit, sur cet instrument donné, cest comme au premier moment pour ne retrouver que ce qui est de sa gorge. Longtemps il écoutera mourir cet écho des profondeurs. » Et cest vrai. Quand on lit LAube Ismaël, ce chant si pur se fait complexe dans ses articulations, dans les mouvements de lesprit transposés. Dun livre à lautre, lauteur fait alterner deux modes oratoires, le premier en utilisant des vers courts, le second, avec un phrasé long. Cette alternance met en relief la capacité de Dib de renouveler son écriture, qui tire profit de son talent de conteur, comme on le remarque dans L. A. Trip. Sa concision na dégale que sa profondeur. A cette occasion, vient dêtre réédité Qui se souvient de la mer. Il sagit dune superbe métaphore de la guerre dans une ville qui a pris laspect dun labyrinthe. Il ny a pas de personnages, mais un narrateur confronté à des foules dangereuses, électriques, changeantes. Cest un livre fascinant et mystérieux, intense et bouleversant. | Parij, Eric Faye, Motifs. | Imaginons-nous que Paris ait connu le sort de Berlin au sortir de la Deuxième guerre mondiale : que se serait-il passé ? Eric Faye la imaginé dans un étrange et beau roman intitulé Parij (le nom de la capitale a été slavisé). Pour rendre le climat dune époque et dune situation, il en a fait une sorte de roman despionnage où un écrivain dissident, Roman Morvan est expulsé dans la zone occidentale. Un agent des services de renseignement de lEst, Bernard Neuvil, sintéresse beaucoup à son cas et fait tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher que son dernier manuscrit puisse passer dans le camp adverse. Tandis que les autorités communistes prévoient de reconstruire à lidentique la zone des Occidentaux dans la grande banlieue, Neuvil poursuit son enquête. Il découvre, en interceptant les lettres qui lui sont adressées, quil a une relation intime avec une jeune violoniste, Clara Banine. Les choses sont plus compliquées quon le pense car on ne comprend plus ce que veut faire lagent de ce régime totalitaire : veut-il semparer de ce document ou veut-il le sauver ? Peut-être a-t-il le sentiment de servir la cause supérieure de la littérature. Quoi quil en soit, ce livre représente labsurdité folle des luttes idéologiques et la manière dont la littérature doit et peut être vécue en ces circonstances. | Les Exilés de larchipel, Christophe Mory, Editions du Rocher. Molière, Christophe Mory, «Biographies», Folio. | Christophe Mory a imaginé un archipel dit de A qui aurait été une ancienne colonie portugaise devenue indépendante au milieu du XIXe siècle. Une élection sy déroule et le Conducator est élu. Ses adversaires sexilent, en particulier leur leader, Pedro del Poder, qui sinstalle à Paris. Eduardo, notre héros, devient le conseiller du nouveau président. Mais il doit bientôt rejoindre lEurope avec son frère Adolfo. Dans un perpétuel sentiment dimbroglio politique, nous suivons les destinées de ces deux hommes. Adolfo, qui est un homosexuel fier de lêtre, décide de commettre un suicide étrange : il veut être dévoré par son amant. Cette affaire extraordinaire danthropophagie intervient au moment où le chef de lopposition est assassiné. Ce roman est baroque en diable, allant de rebondissement en rebondissement, touffu, toujours sur la ligne ténue entre le réel et limaginaire, entre ce qui est moralement acceptable et ce qui ne lest pas. Christophe Mory a également écrit un Molière qui possède une qualité rare : celle de ne pas extrapoler à partir de renseignements très lacunaires. En effet, beaucoup de mystères entourent la vie de Jean-Baptiste Poquelin, ne serait-ce que celui de son mariage. Lauteur sait nous replonger dans lesprit de lépoque, dans lhistoire du règne du jeune Roi-Soleil, dans la vie du théâtre dalors, non en spéculant sur sa légende, mais en se fondant sur son économie il suffit, pour sen rendre compte, de suivre les péripéties de lIllustre-Théâtre - car Molière a aussi été, à sa manière, un homme daffaires. Bien sûr, C. Mory ne donne pas de réponse aux nombreuses questions quon se pose non seulement sur lhomme et lacteur, mais aussi sur lécrivain (on a de nouveau avancé que Corneille, avec qui Molière a collaboré, aurait été lauteur de plusieurs de ses pièces). Cest en tout cas un livre écrit de manière enlevée sans jamais tomber dans la vulgarité ou la facilité et qui nous restitue un homme, pas une marionnette fabriquée par léducation nationale. | Les Enfants se défont par les oreilles, Fata Morgana. | Régine Detambel est un écrivain qui mérite des éloges. Son oeuvre souvent est marquée par la hantise du corps, par les relations organiques, par lobsession des lignées organiques. Dans son dernier livre, Les Enfants se défont par les oreilles, elle dresse un très curieux arbre généalogique puisquelle narre lexistence de huit arrière-grandsparents. Diane, Olympe, Joachim, Donatien
autant de figures pittoresques dont elle fait le portrait fantasmatique, mais sans concession, terribles et drôles à la fois. Ce sont des figures tutélaires quelle saisit dans des moments où triomphe le ridicule, comme si elle voulait démystifier cette grande lignée quon imagine toujours fondatrice. Ces huit récits, saturés de scènes tellement bouffonnes sont des sortes de jeux où la langue fourche et où lhumour noir triomphe dans une épiphanie littéraire. | Avec vue sur le royaume, Jean-Pierre Gattégno, Actes Sud. | Le roman de Jean-Pierre Gattégno, sil navait pas été si pléthorique, aurait pu être un petit bijou. Lauteur y fait preuve desprit, dhumour, dinvention. Son héros se trouve dans un jet du dernier cri et fend les airs avec délectation dans le plus grand confort. Mais son voyage na pas que des aspects délectables : en fait, il est passé de vie à trépas. Sa vie se recompose alors dans une sorte de bousculade baroque et grotesque. Sil est né dans une modeste bourgade (Sambre-et-Meuse !), il est un de ces djidios, de ces Juifs dEspagne qui se sont retrouvés à Salonique quand Isabelle les a chassés de son royaume très catholique. Dans des concours de circonstances toujours extravagants (lauteur nous plonge dans un monde très chimérique), il rencontre Paula dont il tombe amoureux, mais qui ne se donne à lui que le soir où il lui lit La Femme fantôme. En recomposant les derniers jours de son existence, il découvre que cest son vieil ami André qui la tué. Mais, comme tout ce qui se déroule dans cet enchaînement dhistoires sans queue ni tête, on perd le fil et surtout on ne sait plus ce qui appartient au rêve ou à la réalité (ou peut-être encore aux deux à la fois), cette version est remise en question. Tout repose en fait sur la rivalité qui lavait opposé à André pour la possession de Paula quand ils étaient gamins. Paula de toute façon népouse ni lun, ni lautre, mais Alejandro Waldheim. On découvre peu à peu que le jeune homme était le fils dun officier SS qui avait tourmenté son père pianiste quand il avait été déporté dans la forteresse de Terèzin. La vengeance serait la seule raison de ce mariage. Touffu, foisonnant, étourdissant, le roman de Gattégno ne peut se résumer aussi simplement car cest un tourbillon infernal de vérités et de mensonges dans un sentiment de folle course-poursuite avec le temps et la mémoire. | Le Corps, le sens, collectif, Centre Roland Barthes/Seuil. | Il existe une kafkalogie depuis bien longtemps. La barthologie, bien que de fondation plus récente, na pas moins la peau dure. Le Corps, le sens, recueil de conférences sur lauteur du Discours amoureux est un étrange cérémoniel puisquil sagit de fabriquer du métalangage à propos de quelquun qui sétait donné pour mission dobserver les signes du monde et de les interpréter. Nous avons ici des considérations sur la négation en psychanalyse (André Green), sur le corps des femmes (Françoise Héritier), et sur les « états latents du réel » [sic]. Ces personnalités glosent sur des sujets pour le moins surprenants et Barthes ne semble quun mince prétexte pour des dissertations ou plutôt sur des conversations qui glissent du dermier film à la mode à la pulsion de mort freudienne. Comme quoi rien ne change en ce bas monde parisien. | Le Surréalisme contre la révolution, Roger Vailland, préface de Franck Delorieux, Editions Delga. Critique des romans, Cahiers Roger Vailland, n°24-25, Le Temps des cerises. | Au lendemain de la Libération, bien des comptes se sont réglés. Péret publie en 1945 Le Déshonneur des poètes (en réponse à LHonneur des poètes publié par les Editions de Minuit en 1943) et Roger Vaillant réplique dans un pamphlet intitulé Le Surréalisme contre la Révolution (1947). Dans sa riche préface, Franck Delorieux explique avec beaucoup de pertinence et en suivant pas à pas textes et déclarations, les relations compliquées et finalement malheureuses de Vailland avec le groupe surréaliste. Le discrédit que Breton a jeté sur le jeune homme est dû à un motif futile, conséquence de son hostilité à toute activité journalistique (ce fut aussi le cas pour son plus vieux « compagnon darme », Philippe Soupault). Cette préface demeurera une référence pour comprendre les polémiques qui ont animé le cercle surréaliste et qui feront toujours planer un doute sur leurs visées. Quant à lopuscule de Vailland, il demeure touchant car il y dévoile ses péchés de jeunesse, un doux mélange de romantisme et de libertinage, de goût pour le merveilleux et un penchant pour la provocation. Dans leur dernière livraison, Les Cahiers Roger Vailland publient une passionnante anthologie des articles qui ont été écrits à propos de ses romans entre 1945 et 1955. Par ses nombreux critiques, on croise Claude Mauriac, Claude Roy, Kléber Haedens, Antoine Blondin, Emile Henriot, Maurice Nadeau, Roger Nimier et même Eugène Ionesco. Cestà- dire que lintérêt suscité par son oeuvre avait largement excédé le cercle des lecteurs des Lettres françaises. Ce numéro est précieux pour la connaissance de lécrivain en son temps et aussi pour se faire une idée précise de la critique littéraire de laprès-guerre qui, de toute évidence, avait le moyen de sexprimer plus largement quelle ne peut le faire aujourdhui. | Les Extravagants, Paul Morand, préface de Vincent Giroud, «LImaginaire», Gallimard. | Ce nest quen 1986 que sont publiés Les Extravagants. Cest le premier roman de Paul Morand écrit entre 1910 et 1911. Lauteur en parla de loin en loin, mais ne chercha jamais à le faire paraître. Ce nest pas « Morand avant Morand » comme laffirme le préfacier. Cest déjà du roman pur et dur, avec ses thèmes, ses qualités et ses défauts. Bien entendu, cest une sorte dapprentissage (du monde, de la mondanité et de lesthétique) qui se déroule dans de grandes « capitales » de la culture, de Londres à Venise, en passant par Paris. Il en profite pour faire un éloge de la « bohème cosmopolite » et de tous ces extravagants quil rencontre dans les salons, les grands hôtels et les palais. Cest à la fois séduisant et exaspérant. Comme la plupart des livres de Morand ! | Le Déjeuner des bords de Loire, Philippe Le Guillou, Folio. | Il est des écrivains qui ont voulu créer autour deux un cercle magique où seuls quelques élus peuvent entrer. Cest le cas pour Julien Gracq qui sest toujours voulu en marge du monde littéraire. Sa réserve est louable. Mais elle a son revers. Ce sont des admirateurs inconditionnels qui lapprochent, comme Philippe Le Guillou. Son essai est un exercice dadulation superlatif. Ses séjours à Saint-Florent se traduisent par des accès de zélote. On découvre chemin faisant quelques traits de lunivers livresque de Gracq. Mais, en fin de compte, pas grand chose. | Serviles servants, Tarik Noui, «Laureli», Léo Scheer. | Le roman de Tarik Noui, Serviles servants, est une bizarre extrapolation autour de la figure de Marlon Brando. Mais sagit-il du véritable acteur américain ou de sa transposition mythique ? Un acteur, surnommé Willard, est engagé par une femme désaxée, Nunca Vélàsquez, pour devenir sa doublure ou, peut-être, son remplaçant. Car il sagit du Brando dApocalypse Now qui est en cause et quil sagit déliminer dans un monde où les images de la guerre en Irak font irruption partout dans lintimité des foyer de cette tragique année 2003. | N.d.T. | OEuvres complètes 2, Virgile, tr. J.-P. Chausserie-Laprée, préface de Claude Michel Cluny, Editions de la Différence. | Faut-il lire Virgile ? Nous vivons à une époque où lon considère que lenseignement du latin et que lapprentissage de la littérature dans cette langue ne semblent plus utiles. Le monde que les Romains nous ont légué est le socle sur lequel nous avons fondé notre civilisation. Quand on lit les Bucoliques ou les Géorgiques, cest vrai, les faits et les gestes des dieux de lantique mythologie donnent le sentiment dappartenir à un univers éloigné de nous sinon inaccessible. En revanche, le poète nous offre de véritables traités sur la nature et sur sa domestication par lhomme qui sont magnifiques. « Le Chant de la vigne » (Géorgiques, II) dépeint de manière superbe la culture des ceps (« Vois le surgeon stérile en basse souche né ; /Plantele libre, aux champs, en ligne : il fait de même »). Et de brosser alors le tableau dun monde qui se transforme et dune Nature qui se plie à la volonté de lhomme. Ce faisant, il embrasse les paysages et les beautés de la campagne. Cest lessence même de la culture latine que Virgile véhicule. Ces vers sont splendides. Sachons-les goûter comme le vin issu de cette terre conquise. | Anthologie de lépigramme, édition de Pierre Laurence, «Poésie», Gallimard. | Lanthologie bilingue dépigrammes que nous propose Pierre Laurence nous montre comment lart de lellipse poétique a pu se développer en Grèce depuis le VIe siècle avant J. C. Lauteur nous apprend que la littérature grecque ancienne a touché son terme avec une grande anthologie, qui a été le modèle absolu du genre. Il a voulu inclure les poètes latins qui ont excellé dans ce genre (Catulle, Martial, entre autres) et surtout des auteurs de la Renaissance. Il nous montre que des poètes aussi différents que Joachim du Bellay, Théodore de Bèze et Agrippa dAubigné et même des penseurs comme Thomas Moore ont aimé employer cette forme concise, expression vive de la pensée qui se condense dans une forme lapidaire. Lépigramme est devenu le modèle de lesprit français, dans ses meilleurs et ses pires aspects car le mot desprit, qui en est la manifestation dans lart de la conversation, a souvent pris le pas sur la pertinence de lidée quil véhicule. | LOrigine, Thomas Bernhard, tr. A.Kohn, «LImaginaire», Gallimard. Le Souffle, Thomas Bernhard, tr. A. Kohn, LImaginaire», Gallimard. | Quest-ce qui rend loeuvre de Thomas Bernhard tellement fascinante ? Sans nul doute une posture radicale face à la question de lécriture. Ses livres autobiographiques qui viennent dêtre réédités, Lorigine et Le Souffle, montrent avec clarté en quoi a consisté son aventure littéraire : ce nest pas le contenu de ses souvenirs qui est remarquable (quel que soir leur intérêt, qui est considérable), mais la façon de les déployer dans lespace du livre. Labolition des chapitres et des paragraphes, limpression de continuum haletant, de phrases portées par une seule respiration malade, constituent les bases matérielles de son entreprise. Salzbourg sous les bombes ou lhôpital où il se retrouve adolescent victime dune pleurésie donnent lieu à une forme de pensée qui se métamorphose en une forme décriture. Alors le monde change daspect, se pliant à la volonté de lauteur désireux den montrer les aspects grotesques ou calamiteux dans une magnificence stylique dont bien peu aujourdhui sont capables de relever le défi. | Dominique de Roux et Ezra Pound, Au signe de la Licorne, Exil (H) n°5. | On le sait : Dominique de Roux a consacré une partie de sa vie déditeur à faire connaître loeuvre dEzra Pound. Un opuscule réédite aujourdhui les textes quil a fait paraître dans des périodiques à lépoque où il avait réalisé les superbes Cahiers de lHerne consacrés à lauteur des Cantos. On ne peut quadmirer la passion et le courage de lécrivain français, mais aussi son intuition littéraire et son grand talent en la matière. | Les Hommes et les autres, Elio Vittorini, tr. Michel Arnaud, «Limaginaire», Gallimard. | Les Hommes et les autres est un livre vraiment étonnant dElio Vittorini. Publié immédiatement après la guerre (il paraît chez Gallimard en 1947), il relate la terrible bataille que se livrent les résistants dune part et les miliciens de la République sociale italienne appuyés par les troupes allemandes de lautre. Vittorini sinspire de sa propre expérience puisquil avait rejoint les communistes dans la clandestinité et avait dirigé LUnità. Il dépeint Milan en 1944, les coups de mains, la répression menée par les fascistes et les SS. Mais, au-delà, il campe des individus, raconte des destins. Et le fait en utilisant une forme qui a peu à voir avec lesprit du néoréalisme dominant alors en Italie. La modernité de lécriture avec des chapitres elliptiques, souvent des dialogues, le tranchant de lécriture semblent en contradiction avec lesprit du néoréalisme dont Vittorini est lun des plus fougueux représentants. Et pourtant, ce livre se distingue et sa réédition nous fait découvrir cet écrivain sous un nouvel éclairage. | Un premier amour, Maxime Gorki, préface de François Eychard, Le Temps des cerises. | Le recueil de nouvelles de Maxime Gorki Un premier amour que présente avec justesse François Eychard est passionnant car il nous fournit une autre image de lécrivain soviétique. Celui-ci démontre une volonté de sinterroger sur la féminité et tout ce quelle implique. « Un premier amour » est un récit où un homme (à la fois lamoureux transi et lauteur qui sinterroge) séprend dune jeune femme et parvient à la convaincre de vivre avec lui. Ce nest pas tant la relation amoureuse qui est ici importante, mais les mouvements secrets qui animent lhéroïne. Cest très beau et très subtil, dune incroyable finesse dobservation. Derrière les traits bourrus et ingrats de Gorki, derrière lauteur réaliste et engagé se cacherait-til une sorte de Flaubert russe fasciné par les mécanismes imprévisibles et imprescriptibles du sentiment de la femme ? | Anthologie des humanistes européens de la Renaissance, édition de Jean-Claude Margolin, «Folio classique», Gallimard. | L Anthologie des humanistes européens de la Renaissance que propose Jean-Claude Margolin est un outil de travail extrêmement précieux. Mais elle pose tout de même un problème important puisquon y trouve des écrits de Jean Calvin ou de Galilée qui ne me semblent pas des figures du Rinascimento, mais dune tout autre période. Il est vrai quil existe un décalage entre les pays dans loptique de cette énorme et perfide manufacture de la pensée. La Renaissance française commence à peu près quand sachève la Renaissance italienne. Même chose pour les regroupements par nationalité Jean Lemaire de Belges, tout flamand quil est devient un auteur français ! Cest dailleurs ce point de vue français qui est le plus gênant : notre compilateur est persuadé que lhumanisme est chose gallicane. Chacun peut cultiver ses fantasmes à son aise. Mais, dans ce cas, il aurait dû abandonner la notion de Renaissance, surtout quand on veut défendre lidée aberrante de suprématie française. Si lon ne conserve plus que loptique de lhumanisme, que diable vient faire Thérèse dAvila dans cette galère ? | Cent ans de littérature mexicaine, Philippe Ollé-Laprune, Editions de la Différence. | Philippe Ollé-Laprune a conçu une imposante anthologie de la littérature mexicaine du début du XXe siècle à nos jours. Le plus curieux est quen suivant un principe chronologique, nous voyons apparaître Octavio Paz presque au début de cet ouvrage. Avant lui, il y a un certain nombre dauteurs qui me sont presque tous inconnus, à lexception dAlfonso Reyes dont javais lu le journal parisien. La plus grande découverte dans la première partie de ce volume a certainement été le stridentisme, ce courant davant-garde du début des années 20 (qui conclue son manifeste en sexclamant : « Vive le mole de dindon ! ») et dont le principal protagoniste a été Manuel Maples Arce. Mais, je reste sur ma faim. Dautres poètes sont cités et lon ne sait rien de limpact de ce mouvement par définition éphémère sur la culture mexicaine. Lauteur a voulu malgré tout (et cest un défaut qui se propage comme la peste) mettre laccent sur les dernières décennies. Si bien que se bousculent une foule de noms dont on ignore tout de ce côté de lAtlantique. Jai été étonné de trouver parmi eux celui dAlvaro Mutis. Sans doute habite-t-il à Mexico depuis longtemps, mais son oeuvre, pour lessentiel, concerne la Colombie. Alors pourquoi ne pas y avoir inclus Garcia Marquez qui se trouve dans la même situation ? Bientôt, il faudra y ajouter Vallejo, qui vient de prendre la nationalité mexicaine ! En somme, le Mexique absorberait la quasitotalité de la littérature colombienne ! Il est indéniable que cette anthologie va permettre de faire des découvertes. Mais peut-être aurait-il fallu que son auteur fasse des efforts de présentation plus conséquents et, peut-être, de nous initier à lesprit de la modernité au Mexique qui paraît presque impalpable quand on suit ses traces. | La Brèche, Vladimir Makanine, «LImaginaire», Gallimard | Vladimir Makanine a représenté la nouvelle vague de la littérature russe, étant lun de cette génération dauteurs dite des « quarante ans ». La Brèche est un récit qui déploie une métaphore : celle dun monde inquiétant, frappé par la pénurie et peut-être par une sourde répression. Un homme, Klioutcharev sort acheter une pelle pour pouvoir se creuser un abri. Ses faits et gestes révèlent cet univers où il vaut mieux vivre caché. Entre Les Souterrains de Dostoïevski et « Le Terrier » de Kafka, cette histoire met en évidence les rouages dune terreur qui na plus besoin de se matérialiser. | Bourlinguer | Escales en Méditerranée, Henri de Régnier, préface de Marie de Laubier, Buchet/Chastel. | Belle idée que de rééditer Escales en Méditerranée dHenri de Régnier. Lauteur de La Double maîtresse, délaissé aujourdhui, a été de ces esthètes voyageurs. Il fut même lun des membres fondateurs de ce club des longues moustaches qui tenait ses assises au Caffè Florian à Venise. Il na pas cessé de naviguer sur le Mare Nostrum, avec ravissement, mais aussi avec un certain désabusement, ce qui donne à son récit un caractère mélancolique. Ce nest pas un voyageur fanatique comme ont pu lêtre Chateaubriand ou Lamartine. Il na pas la curiosité inlassable de Nerval ou de Gautier. Et encore moins le goût prononcé de lOrient comme Pierre Loti, quil rencontre à Istanbul. Non, il goûte à ces choses quil napprécie quen fonction dun désir éphémère et renonce à tant dautres par pur caprice. Il nen reste pas moins un livre attachant et qui nous donne le sentiment dun passage entre deux visions de lart du voyage. | LAventure en bottes de sept lieues, Francis Lacassin, Editions du Rocher | Francis Lacassin nous offre un délicieux manuel pour nous guider dans la sphère de laventure humaine. Chaque fois, il prend un auteur (écrivains à la recherche de sujets exotiques ou mémorialistes) pour traiter une question : nous suivons le Père Huc dans les confins de la Chine du milieu du XIXe siècle, nous traversons le Tibet avec Alexandra David Neel, nous découvrons les Cévennes avec Robert Louis Stevenson. Lacassin nous raconte, avec le talent dun oncle Paul, les 55 jours de Pékin ou la vie des flibustiers de lIle de la Tortue au XVIIe siècle. Il nous fait faire la connaissance de Jack London, dAlbert Londres ou de Joseph Kessel. Dans ce livre où lon ne peut jamais sennuyer il redonne à laventure ses lettres de noblesse et exalte sa littérature. Sans compter quil nous rappelle certains points dhistoire qui auraient pu nous échapper comme la fondation de Shanghai et le développement des concessions obtenues après la guerre de lopium. Un régal. | Le Dixième arrondissement, Thomas Clerc, LArbalète/Gallimard. | Thomas Clerc a sans doute éprouvé le désir de devenir le nouveau « piéton de Paris ». Mais ses promenades dans Paris sont dune tout autre nature que celles accomplies par Léon-Paul Fargue. En premier lieu, elles ne concernent que le Xe Arrondissement. Ensuite, elles se déroulent selon un protocole précis (selon les cas) et effectuent un quadrillage des quartiers (quadrillage qui na rien de systématique, ni même de logique). Rien à voir avec les errances aléatoires de lauteur de Refuges. Il effectue une sorte de décryptage des rues, des lieux, des noms, des histoires et aussi des êtres quil croise. Cest un livre curieux, surprenant et assez intrigant. Quelle que soit la bizarrerie de ses menées urbaines, Thomas Clerc nous fait redécouvrir un coin de Paris qui est sans doute le plus cosmopolite. | Desassossego, Lisbonne et Pessoa, Aldo Soares & Laurence Sarah Dubas, «Lieux et écrivains», Gallimard. | Aldo Soares et Laurence Sarah Dubas nous attirent dans la Lisbonne de Fernando Pessoa. Ils en révèlent lomniprésence par des vues de la ville, des coins de rue, des objets et aussi des compositions photographiques. A partir des très rares objets personnels ayant appartenu à lauteur aux multiples hétéronymes qui se trouvent dans son musée (une paire de lunettes, un carnet, etc), ses univers physique et mythique sont reconstitués page après page. Quelques citations viennent compléter ces clichés qui sont destinés à nous plonger dans la rêverie plus que dans la connaissance de loeuvre. | Gérard-Georges Lemaire © visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé - |
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