Chroniques des lettres Chronique de lan VI (3) par Gérard-Georges Lemaire Eloge de la mémoire | Les Classiques de lart, Flammarion, 192 p., 9,95 ¤ | Flammarion poursuit la publication des monographies dartistes du passé dans la collection baptisée « Les Classiques de lart ». On y trouvera un Piero della Francesca, présenté par Pietro Allegretti, un Titien, introduit par Sylvie Béguin, Caravage, qui offre une surprise : cest le peintre Renato Guttuso apôtre du réalisme dans lItalie de laprès guerre, qui est lauteur de la préface. Enfin, un Cézanne est doté dun très beau texte du poète Alfonso Gatto. Sans doute cette collection ne peut pas remplacer les « Classiques de lart » quavait créés Rizzoli, que Flammarion avait repris, et qui se singularisaient par dexcellents et utiles catalogues raisonnés en fin de volume. Mais elle offre un ensemble de monographies soignées, intelligentes, offrant lessentiel des informations utiles à la découverte de ces artistes. | Histoires de peintures, Daniel Arasse, Folio essais, Gallimard | La série de vingt-cinq émissions que le regretté Daniel Arasse avait réalisée pour France Culture vient dêtre rééditée en livre de poche. Cest sans doute lune des meilleures initiations que lon puisse trouver à la peinture ancienne : Arasse était non seulement un historien dart compétent, mais aussi un narrateur hors pair. On y retrouve des considérations sur la relation entre Manet et le Titien, une histoire raccourcie mais révélatrice du maniérisme, une digression sur le rapport paradoxal de Léonard de Vinci avec la perspective, un commentaire sur linterprétation des Ménines de Vélasquez par Michel Foucault, etc. En dehors de sa valeur pédagogique, ce livre est aussi un plaidoyer en faveur dune histoire de lart débarrassée de toute sortes de préjugés et de médiocrités. | LInvention du corps, Nadeije Laneyre-Dagen, Tout lart, Flammarion | Toujours chez Flammarion, il faut signaler la réédition de lexcellente Invention du corps de Nadeije Laneyre-Dagen. Cette étude très poussée traite de nombreuses questions que pose la représentation de la figure humaine dans lart occidental. Le premier chapitre est déterminant dans cette optique car il traite de lintroduction de lombre, ce qui ne correspond pas seulement à un problème technique, mais à une conception de la corporéité. Si le sujet nest pas épuisé (comment le serait-il), louvrage a le mérite de délimiter un vaste champ dinvestigation, de lexpression des émotions à la figuration de la finitude. En somme, il doit faire partie de la bibliothèque de tout honnête homme. | Hautes et basses modernités | LArt contemporain, histoire et géographie, Champs, Flammarion | Catherine Millet est bien décidée à nous enseigner la vérité sur lart contemporain. Louvrage quelle vient de rééditer, passablement augmenté, est dailleurs tout à fait recevable et représente une excellente introduction à la question. Mais elle évite bien de répondre à la question fondamentale, la notion d « art contemporain » peut-elle perdurer indéfiniment? La notion dart moderne a duré bien trop elle aussi. Mais elle avait une excuse historique sous la forme dun précédent la modernité est une attitude par rapport à la revendication dun modèle classique (il y a en fait eu plusieurs querelles des anciens et des modernes, le romantisme étant lune de ses dernières manifestations. Mais dans le cas présent, le qualificatif de « contemporain » évite de devoir cataloguer ce quon ne peut cataloguer. En réalité, la perte du principe doeuvre dart (sauf, étrangement, dans la sphère de la spéculation) et même de lexistence de lart empêche toute possibilité de trouver de nouveaux termes. Et si lart contemporain donne le sentiment de « coller » à la réalité, il échoue à sy inscrire. Avec Millet, ne sommes-nous pas en train dassister à lheure vespérale de cette idéologie vieillissante dans un recueillement religieux et inquiet. | Le Mouvement des images, Philippe Alain Michaud, Centre Georges Pompidou | Lheure semble être aux comparaisons, aux bilans, aux mises en perspective. Le catalogue de lexposition Le Mouvement des images qui sest tenue aux Centre Georges Pompidou en est bien la confirmation. Ce que Philippe Alain Michaud a entendu démontrer méchappe un peu et je néprouve guère lenvie de le découvrir. Je me contente de constater que les oeuvres dart servant à sa démonstration sont réduites à la dimension réductrice de limage. Il est vrai que Warhol est parti de clichés il nest que trop logique que ses oeuvres retournent à leur origine. En dehors de cela, lintérêt de cette publication est de comprendre comment le mouvement (celui des corps, mais aussi celui de lesprit et de la narration) sest traduit dans les arts plastiques. Mais là, je dois dire que labsence des futuristes italiens est consternant: toute leur révolution esthétique reposait sur le dynamisme plastique
| Sean Scully, Laure Beaumont Maillet, Découvrons lart, Cercle dArt | Lartiste irlandais Sean Scully est sans doute, avec Aurélie Nemours (qui appartient à une toute autre génération) lun des derniers grandes peintres abstraits dans la tradition moderne). Ce qui fascine chez lui, cest le mélange subtil de rigueur dans la construction de lespace et la sensibilité quil introduit dans ses plages colorées, une sorte de vibration et de tremblement infime qui transpose une émotion absente a priori de ses architectures formelles. Cet album constitue une belle initiation à ce travail. | Moralès, 50 ans de peinture, Aubel Art Foundation | Le Musée du Montparnasse a présenté une exposition rétrospective de lartiste espagnol José Morales Tejero. Il est né dans la région de Cordoba en 1933. Son oeuvre est intéressante car elle présente différents aspects qui résument lhistoire de lart espagnol, passant de la figuration la plus acide à labstraction. Son oeuvre récente tente une conciliation entre les deux domaines avec une indéniable dimension parodique et auto parodique et par conséquent une relative tension intérieure. Un important catalogue avec des écrits de Sylvie Buisson, Angel Luis Pérez Villén et Luciano Caramel restituent ces riches et complexes cinquante années de peinture menées dans une solitude soigneusement cultivée. | Guerres du milieu, Ipoustéguy, La Différence Ipoustéguy - Chirurgie, Françoise Monnin, La Différence | Disparu voici peu à lâge de quatre-vingt-six ans, le sculpteur Ipoustéguy a laissé derrière lui quelques surprises. La première est livresque puisquil a écrit trois nouvelles au milieu des années quarante qui ont pour dénominateur commun de parler de la dernière guerre ou, plus généralement des malheurs de la guerre. Ce livre sintitule Les Guerres du milieu et est frappant pour son mélange gênant de surréalisme et de réalisme cru. Et puis, on découvre que cet artiste a également été peintre et un peintre tout à fait original. A la fin des années soixante, il a réalisé une importante suite de tableaux à lhuile (mais ce sont dabord des assemblages) baptisée Chirurgie. Pourquoi diable ce titre ? Déjà parce que le blanc est la couleur dominante un blanc qui évoque les hôpitaux. Et puis Ipoustéguy sest servi du blanc pour faire apparaître un monde de mutilés et de gueules cassées, un monde effroyable avec une grande quantité de portraits dhommes les yeux bandés et dont les membres sont parfois mutilés. Françoise Monnin a écrit une préface bien documentée et très vivifiante qui fait découvrir toutes sortes de facettes méconnues de ce créateur. | LExcès et le reste, tome 3, Régis Durand, Les Essais, Editions de la Différence | Régis Durand vient de publier le troisième tome de lénorme somme quil a écrite sur la photographie, LExcès et le reste. Dun côté, il a rassemblé des écrits quil a consacrés à des artistes contemporains (Jean-Luc Tartarin, Orlan, entre autres). Dautre part, il poursuit une interrogation passionnante sur ce médium qui est entré de force dans le domaine de lart au début du XX e siècle et a même tendance aujourdhui à détrôner les genres anciens. Ces essais bien conçus et bien écrits, sont incontournables pour tous ceux qui souhaitent étudier ces mutations dont la photographie a été lobjet. Son étude sur la relation entre la peinture et la photographie est indispensable pour se pénétrer des enjeux actuels, quon y adhère ou non. | Mikio Watanabé, Manière noire, Gilbert Lascault, Fragments Editions | Les gravures du japonais Mikio Watanabé sont se situées au-delà du temps. Quand il représente des insectes, de petits animaux des étangs ou encore des oeufs en train déclore, on éprouve la sensation singulière quil détourne des planches scientifiques du XVIII e siècle. Ses nus féminins sont encore plus déroutants car ils paraissent être, à première vue, des photographies en noir et blanc avant quon ne les découvre avec plus dattention et quon comprenne quil sagit toujours de gravures. Ce travail qui nest pas dépourvu de qualités (je veux dire : de savoir faire) joue malgré tout sur des ambiguïtés un peu forcées. | Shingu, Peter Buchanan, Editions Cercle dArt | Autre artiste japonais de notre temps, Shingu, est sculpteur. Son esthétique est en accord parfait avec lesthétique industrielle. Il se sert essentiellement de lames dacier découpées pour construire son langage qui sinspire dune part des voilures des navires dautrefois et, de lautre, des moulins à vents ou à eau. Cest donc une vision plutôt aérienne et en tout cas liée aux éléments que Shingu a développé au fil du temps. Sa grammaire se rapproche de ce quon a pu appeler ici les structures frêles et en tout cas de la phase ultime du constructivisme russe des années vingt. Cest à la fois conceptuellement habile et techniquement très au point. Quant à sa portée esthétique, disons quelle sinscrit de manière littérale dans lair du temps. | Doucet, Jean-Clarence Lambert, Fragments Editions | Ami des peintres de Cobra, Jacques Doucet fait partie de ces peintres qui se sont affirmés dans laprès-guerre. Il a choisi de tourner le dos à labstraction lyrique pour une abstraction qui sancre plus dans la matière. On est frappé quà ses débuts il ait eu un parcours somme tout un peu parallèle à celui de Jean Dubuffet avec lemprunt de figures enfantines ou dune esthétique dérivée de celle des graffitis. Ses huiles et ses collages jouent pour lessentiel sur le fil du rasoir entre la forme et linforme, nayant jamais pour mobile une conception rigide de labstraction. Cest ce qui fait la singularité et le charme de cette oeuvre que Jean-Clarence Lambert défend avec conviction. | Une vie pour l'art, Patrice Trigano, La différence | Depuis Ambroise Vollard, les marchand de tableaux ont souvent écrits leurs mémoires avec des résultats bien divers. Pierre Nahon a laissé une trace profonde ces dernières années (toujours publié par La Différence). Le livre de Patrice Trigano raconte avec beaucoup de simplicité et sans trop de mégalomanie (un mal professionnel) ses relations avec les artistes sans aller au-delà de sa position, ce dont on lui sera reconnaissant. On croise dans son ouvrage Max Ernst et Beuys, Malaval et Pommereule, en somme une foule de figures plus ou moins illustres que le marchand a croisé au gré de sa carrière. En dehors de ces anecdotes, il évoque aussi les collaborations quil a pu envisager avec dautres confrères, ce qui nous permet de pénétrer dans un univers assez confidentiel. Le seul regret que jai eu en lisant cet ouvrage cest quil parle aussi peu de Catherine Lopès-Curval, peut-être que cest sans doute la benjamine de sa galerie
| Albert Camus versus Franz Kafka | uvres complètes, tome 1 & tome 2, sous la direction de Jacqueline Lévi-Valensi, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard | La parution des OEuvres complètes dAlbert Camus dans la Bibliothèque de la Pléiade a le mérite de nous faire relire des écrits dont on avait oublié lexistence ou dont lexistence était devenue relative, sinon labile. En ce qui concerne le petit essai dont je veux vous entretenir, jen avais relu des bribes à la faveur dun petit colloque sur Kafka que javais organisé avec Jean Blot et qui eut lieu au musée du Montparnasse en 2002. Et puis, le temps passant, je lavais de nouveau oublié, ou presque. Alors le voici de nouveau sous mes yeux. Japprends que Camus lavais retiré dès la première édition du Mythe de Sisyphe en 1942 pour le remplacer par une méditation sur Dostoïevski. Quest-ce qui a bien pu pousser lécrivain ? On sait que laprès guerre a été marquée en France par un véritable engouement pour Kafka qui sest traduit par des débats ou des enquêtes ; comme celle publiée en 1945 dans la revue Action (cf Métamorphoses de Kafka, Éric Koehler éditeur). Camus, comme Breton, Bataille, Blanchot et autres penseurs et écrivains éminents, sest emparé de lécrivain pragois pour sen servir comme dun cheval de Troie pour véhiculer sa conception du monde. Et ce texte repose sur une dialectique bizarre : celle de labsurde et de lespoir. Il explique à son lecteur quil y a « dans la condition humaine, cest le lieu commun de toutes les littératures, une absurdité fondamentale
» : que loeuvre de Kafka est « absurde dans ses principes » ne paraît plus insensé. Soit. Mais quand il affirme que «plus tragique [
] est la condition rapportée par Kafka, plus tragique et provoquant devient cet espoir », là, on touche vraiment à labsurde. Il comprend pourtant que cette oeuvre échappe a toute interprétation, il comprend aussi que tout échappe à une saine logique dans la démarche de Joseph K. et enfin il comprend quil ny a souvent pas de commencement et de fin dans ses histoires, il senferre dans un paradoxe lui aussi absurde, pour de bon. | En français dans le texte | Albany, Des pommes et des oranges, Californie II, Christophe Lamiot Enos, Flammarion | La poésie de Christophe Lamiot Enos, telle quelle se présente dans son recueil baptisé Albany joue sur un double registre : dune part, cest le journal dun voyage entrepris en Amérique à la fin des années 80, de lautre, cest un carnet de notes où il consigne les traits les plus saillants de sa relation poétique au monde. Lensemble sorganise au sein dun champ magnétique dont les deux pôles constituent les extrêmes de sa pensée, du plus matériel au plus abstrait. Ce qui frappe le plus ici, cest la volonté de lauteur demployer les modes formels les plus différents possibles il ne veut pas senfermer dans une formule restrictive car chaque poème doit inventer sa concrétisation dans lespace de la page selon les intentions quil véhicule. Le monde que lauteur représente au gré de ses pérégrinations est un monde qui ne cesse de proposer de nouvelles visions et de nouvelles manières denvisager le langage comme outil pour lui restituer toute sa complexité. | N.d.T. | Petits texte poétiques, Robert Walser, trad. Nicole Taube, Du monde entier, Gallimard | Franz Kafka aimait beaucoup Robert Walser parce quil le faisait rire. Et cétait dans sa bouche un immense compliment car il tentait dintroduire une forme dhumour très noir dans une prose sous-tendue par de noires visons. Quand Walser parle de « poème» comme il le fait à propos de courts textes en prose, cest quil imagine quils sont les dépositaires dun ars poetis qui lui est propre et qui est lémanation de son style de vie. Dans sa « Lettre dun poète à un monsieur » qui désire faire sa connaissance, il lui répond quil nen vaut pas la peine, nayant ni la politesse, ni les manières, ni même le vêtement. Et puis, il ne se voit pas dans un salon, alors quil nest lui-même que dans les bois, les champs ou à lauberge. Le véritable héros est ici lhomme des randonnées pédestres, le vagabond qui se met à rêver en toutes occasions, quil soit éveillé ou endormi. Ses rêves prennent les apparences les plus diverses, extrapolées le plus souvent de lexpérience la plus commune. Lui qui se veut un «promeneur aux semelles de vent», il fait du gyrovague le vates moderne, toujours le regard assez perçant pour déchirer le voile opaque de la réalité. Et la « Lettre dun père à son fils » a tout ce qui peut enchanter lauteur du Procès : alors que son fils, entre autres griefs, lui reproche la médiocrité de son éducation, le père rétorque quil a au fond beaucoup de chance car il ne lui demandera pas dêtre excellent en tout. Walser est un maître dans le conte miniature et la métamorphose car, à partir de presque rien, il compose un tableau intense et vibrant. | Etudes, Thomas Mann, tr. Philippe Jaccottet, Le Cabinet du lettré, Gallimard | Bien curieux titre que ces « Improvisations sur Goethe » de Thomas Mann. Rien de moins improvisé et surtout rien de plus conventionnel : une biographie, un portrait physique et moral, le commentaire succinct des ouvrages principaux et lexamen de leur valeur universelle. Mann sest livré à un véritable exercice académique (dommage que Philippe Jaccottet ne nous enseigne ni la date de parution de cet essai, ni les raisons de sa mise en chantier) un exercice dadulation où il démontre bien du talent. Il faut dire que Goethe sy prête aisément, à cause de ses innombrables contradictions. Le portrait quen fait lauteur de la Mort à Venise est celui dun génie, mais dun génie aux apparences bourgeoises, au spinozisme qui sait ménager la chèvre et le chou de la tension religieuse entre catholicisme et protestantisme. Réincarnation dErasme, Goethe peint par Mann est franchement ennuyeux, calculateur, sans grandeur aucune. Il nest pas capable de nous restituer lhomme du XVIII e siècle, lélève de Herder, lhomme des Lumières version principauté allemande. Il nest pas capable non plus de faire découvrir le Goethe romain, le néoclassique, en somme lami de Winckelmann, de Mengs et dAngelika Kauffmann. En revanche, il insiste sur le thème du « génie », un thème qui implique une filiation : quand il vante Whilhelm Meister, il en fait un classique du roman déducation et vante sa postérité : « elle va, en passant par Stifter et Keller, jusquà la Montagne sacrée. » Comme quoi, à génie, génie et demi ! | La Danseuse, Mori Ogai, tr. Jean-Jacques Tschudin, Editions du Rocher | Le récit de Mori Ogai La Danseuse mérite toute notre attention. Il relate lhistoire dun jeune Japonais qui fait la connaissance à Berlin, à la fin du XIX e siècle, dune jeune femme prénommée Élise. Elle travaille dans un théâtre et connaît un grand dénuement. Notre héros tombe amoureux et il vit avec elle. Elle tombe enceinte. Le jeune homme doit suivre un ministre en Russie et il doit laisser Élise derrière lui. Quand il rentre après quelques mois dabsence, elle est méconnaissable et a sombré dans la folie. La mort dans lâme il retourne au Japon
Avec ce petit texte paru en 1890 commence lessor du roman moderne au Japon dont Mori Ogai a été un des grands précurseurs. | Roman policier, Imre Kertész, tr. N. Zaremba-Huzsvai & C. Zaremba, Actes Sud | Roman policier : sous ce titre générique, passe partout, neutre en somme, Imre Kertész sest employé à fournir sa propre vison de la vie policière et de la logique qui y préside. Il a situé laction en Amérique latine, mais on comprend très bien où cela se passe. Les hommes qui entourent le héros de cette sombre affaire finissent par prendre consistance et presque une normalité quand la logique absurde qui les régit est érigée en système. Antonio Rojas Martens, notre policier qui fait ses premières armes, devient sous nos yeux un homme acharné à la perte dun suspect qui va user de tous les moyens (les plus illégaux comme les plus obscènes) pour parvenir à ses fins. Comme un jeu prolongé dans la réalité. Voilà une histoire terrible et qui fait rire pourtant, malgré tout ce quelle recèle deffroyable. Voilà une histoire qui met à nu des mécanisme mentaux (entre autres, ludiques) plus que des mécanismes politiques ou idéologiques. | Le Cygne, Gregor von Rezzori, tr. Jacques Lajarrige, Editions du Rocher | Le Cygne de Gregor von Rezzori est une petite oeuvre troublante: un frère et une soeur (Tania) se retrouvent devant le cadavre de leur oncle (Sergueï). Lexpérience de cette mort est associée dans lesprit du jeune garçon avec sa première expérience amoureuse qui se traduit par le massacre dun cygne sur le lac. Cet insolite jeu dassociations est sans aucun doute une mise à mal dun genre le roman dinitiation. Ce qui est vécu ici est âpre et sans concession et il faut toute la rondeur du style de lauteur pour quon accepte cette «déconstruction» dans loptique de Cézanne. Tout ici est sous lemprise de la décadence et de la corruption. Linitiation est pour lui la découverte de ce qui inéluctablement est voué au pourrissement que ce soit un empire, un idéal, un amour, et le corps enfin. | Les Témoins, Cesare Greppi, tr. M.-P. Géraud, La Différence | Bien singulière prose que celle de Cesare Greppi, ou plutôt bien singulière manière de raconter une histoire qui fuit sans cesse comme sil avait désirer que le lecteur ne sintéresse pas tant au développement du récit quaux visions et évocations quil provoque. Laffaire se présente comme une sorte de procès où les témoignages saccumulent mais où la nature du délit est dissimulée. Latmosphère du couvent, le secret dont on tente dentourer toute choses contribuent à faire de cette fiction la quintessence de lart romanesque dont tous les éléments sont exposés et dont le mouvement densemble reste inaccessible. | La Poésie arménienne, Vahé Godel, La Différence | La Différence vient de publier une remarquable anthologie de la poésie arménienne préparée par Vahé Godel. Javoue ma totale ignorance en la matière. Jai été ravi de découvrir une chanson de geste du VIII e siècle, David de Sassoun, à lépoque où lArménie devait se défendre du califat de Bagdad et la poésie mystique du Moyen Âge. Ce genre de poésie va dailleurs perdurer au moins jusquau XVIII e siècle. Je regrette seulement que les notices ne soient pas plus développées : par exemple, le poème «LAnnée rouge» de Djivani demeure énigmatique il se réfère à un événement historique particulièrement dramatique, mais on ignore de quoi il sagit. Tout ce qui concerne le siècle passé est passionnant, dautant plus que lArménie a été une République soviétique. En définitive, lauteur de ce volume nous introduit à un monde inconnu et nous devons lui en être reconnaissant. | Chère nuit gris-bleu, Wolfgang Borchert, trad. Jean-Pierre Vallotton, Chambon / Le Rouergue | Les nouvelles de Wolfgang Borchert ont pour dénominateur commun de transcrire lexpérience de la guerre qui la si profondément marqué. Si le ton est sincère et si sa vision est sans la moindre concession, lauteur abuse de certaines formules de manière trop systématique, comme par exemple la répétition. A force daccentuer lhorreur ou lextrême violence de ce quil a pu vivre, sa prose perd de son efficacité et aussi | Bourlinguer | Jardins secrets de Venise, Mariagrazia Dammico & Marianne Majerus, Flammarion | On compulsera avec délectation les Jardins secrets de Venise Mariagrazia Dammico (auteur) et Marianne Majerus (photographe) pour la bonne raison que ce nest jamais sous cet angle quon envisage la vieille République maritime. On aurait plutôt tendance, comme le fit John Ruskin, de ne se passionner que pour ses pierres. On peut ainsi pénétrer dans ces lieux secrets si lon fait par exemple abstraction du jardin de sculpture de la fondation Peggy Guggenheim ou la cour de la galleria Giorgo Franchetti à Cannaregio. Cest ainsi que lon ne se retrouve pas dans de délicieux jardins anglais mais dans de somptueux parcs comme celui du palais Soranzo Cappello à Santa Croce. Ensuite, ce sont les jardins des couvents qui se découvrent comme le merveilleux hortus conclusus du couvent de San Francesco de la Vigna à Castello. Et puis nous prenons une embarcation pour aller visiter les îles. En somme cet album révèle des mystères souvent invisibles car il sont souvent volontairement cachés. | Les Maletres de l'eau, Editions Artlys | Georgia Santangelo a eu lexcellente idée de célébrer lincroyable entreprise technologique qua représenté la construction la machine de Marly. Lalimentation en eau des jardins et des fontaines de Versailles posait des problèmes considérables. Il fallait affronter un dénivelé important (entre 100 et 150 m.) et cétait alors un véritable gageure dautant plus que la captation des eaux de lEure se révélait impossible. Ce fut ainsi quon construisit la machine de Marly, avec ses 259 pompes, conçue par Arnold de Ville et Rennequin Sualem. Véritable merveille du génie industriel de lépoque, elle suffit pourtant à peine à alimenter ce domaine si vaste et si gourmand en eau. De plus, sa grande complexité posait des problèmes loin dêtre insignifiants. Voilà une façon passionnante denvisager la théâtralité de Versailles. Le beau catalogue qui a été imprimé à loccasion de lexposition à Marly-le-Roi/Louveciennes a permis de développer une réflexion sur lart hydraulique depuis ses origines et depuis les théories dArchimède. | Les Etoiles à l'envers, Pierrette Fleuriaux / JS Cartier, Actes Sud | Dans Les Étoiles à lenvers, Pierrette Fleutiaux commente les photographies que JS Cartier a prises à New York. Exercice classique sil en est, mais qui donne ici quelques fruits amers, car je ne trouve pas la prose de lécrivain particulièrement passionnante. En revanche, certains clichés feraient plutôt rêver et donneraient lenvie de prendre lavion sur le champ pour traverser lAtlantique : ils sont à la fois déroutants et poétiques. | Gérard-Georges Lemaire © visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé - |
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