Chroniques des lettres

Chronique de l’an VI (4)
par Gérard-Georges Lemaire

Outils de travail
Arts premiers,
le temps de la reconnaissance,
Marine Degli
& Marie Mauzé, "Découvertes", Gallimard/RMN
Marine Degli et Marie Mauzé nous offrent une introduction à cette nouvelle catégorie de l’art, politiquement correcte : les arts premiers. Les arts primitifs paraissaient trop péjoratifs (et pourquoi donc ? On parlait bien de primitifs à propos de Simone Martini et de Giotto ! On peut vraiment s’interroger sur cette notion qui ne s’applique qu’aux sociétés non occidentales. Certes, les auteurs s’efforcent plus ou moins de raconter l’histoire de la découverte de ces expressions culturelles sous d’autres cieux. Mais s’agit-il d’art au sens ou nous l’entendons ? Et doit-on séparer ces oeuvres hypothétique d’une connaissance ethnographique ? Enfin, ce terme passe partout nous pousse à imaginer ce que pourraient bien être les arts derniers. A utiliser avec beaucoup de prudence !
Les Arts de l’Islam, itinéraire d’une redécouverte, "Découvertes", Gallimard/RMN


Même réserve vis à vis des Arts de l’Islam de Christine Peltre. Il est vrai que ce terme s’applique depuis longtemps à l’architecture et aux arts appliqués des pays islamiques et il est aussi vrai que bien des points communs les unissent. Mais cette manière de traiter le sujet met à l’écart des expressions passionnantes comme la calligraphie figurative turque (par exemple). Mais l’auteur relate l’histoire du regard occidental sur le monde islamique et cela se révèle passionnant.
Écrire sur la peinture, Charlotte Maurisson & Agnès Verlet, "Folioplus/classiques", Gallimard

Une anthologie à caractère pédagogique compilée par Charlotte Maurisson permet de s’initier à la littérature artistique. Le reproche que nous pourrions lui faire est l’absence d’une quelconque perspective. Des Anciens (Homère, Virgile) jusqu’aux modernes (Gracq, Simon), on peut comprendre l’évolution de la critique d’art apparue avec Diderot, de la relations des écrivains avec les oeuvres et même de la réflexion de certains artistes (ici, on aurait préféré lire Odilon Redon, Severini ou Chirico plutôt que Sophie Calle !). Mais il s’agit d’un ouvrage qui n’a d’autre ambition que la pédagogie.
Le Corps, anatomie et symboles, Marco Bussagli, Hazan

De tous les ouvrages publiés dans la collection " Guide des Arts " chez Hazan, est sans doute le plus problématique. C’est sans doute le découpage qu’a choisi l’auteur qui rend le rend assez singulier. Les premiers chapitres montrent une certaines cohérence (le cosmos, les proportions, les modèles), ceux sur l’homme et la femme ne semblent pas bien conçus et le " voyage des pieds à la tête " frise l’absurde. C’est donc une question de conception globale de l’ouvrage qui est ici en cause. L’annexe a le mérite de présenter un choix de planches anatomiques à travers les âges qui auraient dû trouver leur place dans le corps principal du livre.
Le Musée de l’orangerie, La Collection Jean Walter et Paul Guillaume, Les Nymphéas, Pierre Georgel, ÇDécouvertes/Hors sérieÈ, Gallimard/RMN

La réouverture du musée de l’Orangerie a provoqué la publication de trois ouvrages, le premier consacré à l’histoire de l’institution, le second au marchand de tableaux Paul Guillaume qui avait désiré donner à l’État une collection magnifique de quelques six cents tableaux (elle ne fut achetée que sous le ministère d’André Malraux, malheureusement dénaturé par sa veuve) et, enfin, le troisième étant consacré aux Nymphéas de Claude Monet, ce dernier ayant jeté son dévolu sur ce bâtiment édifié sous Napoléon III. Ces petits livres sont plus des objets que des livres et leur lecture est assez difficile à cause de toutes ces pages qui se déplient et du changement permanent de corps. Toutefois, ils constituent une bonne introduction à la connaissance de cette institution.
Quentin Blake et les demoiselles des bords de Seine, Gallimard jeunesse

Quentin Blake a réalisé, à l’intention des enfants, un charmant volume sur le thème des demoiselles des bords de Seine. C’est une invitation à un voyage dans le temps avec des tableaux de la grande période française du dernier tiers du XIXe siècle avec des oeuvres de femmes (Mary Cassatt, Berthe Morisot) et de grands peintres comme Renoir, J.-E. Blanche, Steinlein, Redon, Degas, Denis. C’est un livre bien conçu et qui a le grand mérite d’être esthétique avant d’être pédagogique. Quentin Blake et les demoiselles des bords de Seine, Gallimard jeunesse.
A rebours
Maestri del’600
et del'700
nella collezione Koelliker, Mazzotta
La présentation au Palais Royal de Milan de la collection de Luigi Koelliker a été un événement important puisqu’il s’est attaché à sauver le riche patrimoine de la peinture lombarde du XVIIe et du XVIIIe siècle. Elle ne contient pas de grands noms, et c’est là que réside tout son intérêt : on y trouve les tableaux de Giuseppe Vermiglio (dont son remarquable Caïn et Abel), du Cerano, de Daniele Crespi (de nombreux portraits, mais aussi la Prédication de Jean-Baptiste et le superbe David apaise Saul), le surprenant Zoppo da Lugano (avec une très curieuse Sainte famille), Salomon Adler (un grand portraitiste), Paolo Pagani (auteur d’un beau Saint Sébastien), G. A. Petrini, Vittore Ghirlandi, dit Frère Calgario (encore un portraitiste, mais du XVIIIe siècle, qui montre une grand liberté dans le traitement de ses sujets). Il est fascinant de constater que le Siècle d’Or, en dehors des artistes de réputation internationale, nous demeure si peu connu. C’est donc là une véritable révélation puisque ces oeuvres ne concernent que la petite province lombarde.
The Metropolitan Museum of Art, New York, chefs d’œuvre de la peinture européenne, Fondation Pierre Gianadda.

La Fondation Gianadda vient de présenter un choix d’oeuvres appartenant à la collection du Metropolitan Museum de New York. On a pu y contempler environ cinquante tableaux de cette impressionnante institution, de l’Adoration des bergers du Greco à la rencontre de Longhi, du Porte-étendard de Rembrandt à l’Autoportrait de Van Dyck. Les pièces représentant l’art français au XIXe siècle sont loin d’être insignifiantes : la Femme ramassant des fagots de Corot, les Meules de foin de Millet, la Source de Courbet, les Peupliers de Pissarro, le Guitariste de Manet, le Portrait d’une femme en gris de Degas, la Vue de Marly-le-Roi de Sisley, le Bouquet de tournesols de Monet, Dans le pré de Renoir, Une ferme en Bretagne de Gauguin sont autant de merveilles. Et il faut souligner la richesse des tableaux de l’école anglais, de Reynolds à Gainsborough, de Stubbs à Lawrence, de Constable à Leighton. L’essai de Katharine Baejter nous apprend que le musée voit le jour en 1872 grâce à une souscription (il compte alors 174 peintures) et que la majeure partie des oeuvres qui y sont entrées ultérieurement sont des dons de grands amateurs.
Auguste Rodin
/ Eugène Carrière, Flammarion
/ Musée d'Orsay


Une exposition conjointe d’Auguste Rodin et d’Eugène Carrière au musée d’Orsay a pu sembler un curieux mariage. Depuis son arrivée à la direction de cet établissement, Serge Lemoine nous a habitué à des manifestations de caractère didactique, souvent agaçantes, mais toujours intéressantes. Celle-ci est vraiment une réussite car elle nous apprend la puissante amitié qui liait les deux hommes, mais aussi l’ascendant qu’avait le style et l’esprit de Carrière sur Rodin. Cette exposition et ce beau catalogue ont le mérite insigne de favoriser la redécouverte de Carrière, artiste injustement tombé dans l’oubli à cause de la cécité et de la raideur des historiens d’art français incapables de procéder autrement que par grands mouvements et par la sacralisation abusive de quelques oeuvres au détriment d’autres. Lemoine, en réhabilitant Puvis de Chavannes et maintenant en exhumant Carrière casse pas mal d’idées reçues en les rendant irrecevables.
Cézanne en Provence, Musée Granet, Aix-en-Provence/RMN.

Cézanne, John Rewald, Flammarion.
Paul Cézanne, La Peinture
couillarde,
édition établie et présentée par Jean- Paul Morel, Mille et une nuits


Alors que l’on a célébré religieusement Cézanne au Musée Granet d’Aix-en-Provence, qui a été doté d’un imposant catalogue qui fait le point sur l’entreprise quasi solitaire du peintre dans son atelier à la sortie de sa ville natale, deux livres ont encore paru à la faveur de ces commémorations en grande pompe. Le premier est la réédition de l’étude John Rewald, publiée en France en 1986. Rewald est sans nul doute l’un des meilleurs spécialistes de Cézanne et cet ouvrage a fait date. Cette nouvelle édition, revue et corrigée par ce dernier avant sa mort survenue en 1996, est également pourvue d’une splendide iconographie. Spécialisé dans la peinture française de la seconde moitié du XIXe siècle, il ne s’est pas lancé dans une interprétation révolutionnaire. Mais son travail de fourmi est un socle sur lequel peut se construire une réflexion, une architecture théorique. Ce n’est pas le moindre de ses mérites. Le second est une anthologie habilement conçue par Jean-Paul Morel avec des textes de l’artiste, mais aussi des jugements de ses contemporains, dont certains sont pour le moins surprenants.
La modernité, envers et contre tout
Lempicka,
Musée des Années 30
Flammarion
Etrange, unique, curieuse, mystérieuse : voilà quelques uns des qualificatifs liés à la personne et à l’oeuvre de Tamara de Lempicka déjà de son temps. C’est vrai : la femme était belle et fascinante et ses tableaux avaient quelque chose de singulier. Mais est-ce bien là la manière de les envisager ? Bruno Foucard est parti de ces considérations au lieu de mieux expliquer en quoi elle exprime son temps. Quoi qu’il en soit, cet ouvrage nous fournit l’opportunité de connaître des aspects mal connus de son travail, en particulier les natures mortes et les peintures religieuses qui correspondent à la crise mystique qui a suivi la dépression dont elle a souffert pendant les années 1934 et 1935. En sorte qu’on peut découvrir de nouveaux aspects de cette artiste si singulière, mais aussi si profondément inscrite dans l’esthétique de l’entre deux guerres. On se rend compte par exemple qu’elle n’a pas été qu’un portraitiste mondain: elle a par exemple peint deux toiles qui traduisent les douleurs de l’exil et de la guerre – Les Réfugiés et La Fuite. C’est donc une seconde réévaluation de son oeuvre qui est en jeu ici et cela mérite d’être souligné.
Yves Bonnefoy,
penseur de l’image, Patrick Née, Gallimard


Patrick Née a consacrée un important essai à Yves Bonnefoy. C’est un exercice d’admiration pure par un spécialiste du " poète-penseur ", qui se déploie en faisant usage d’une phraséologie exténuante (il parle, par exemple, d’"athéologie négative", du "démarcatif", de " solution archiropoïetique ", et j’en passe) alors que ses notions en histoire de l’art paraissent modestes (sa référence théorique est Gaetan Picon car il s’agit de la naissance de l’art moderne !) et que ses concepts fleurent bon les années 70. On trouvera des réflexions pertinentes au fil de ces pièces, mais l’ensemble de l’ouvrage n’est franchement pas appétible. Cette prose superlative est trop amphigourique. A force d’être couvert d’éloges, l’objet de ses attentions semble étouffé.
Garache face au modèle, La Dogana

Claude Garache fait partie de ces peintres mus par un mobile obsessionnel. C’est ce qui a frappé et curieusement séduit ses contemporains. En premier lieu Raoul Ubac, qui écrit lors de son exposition à la galerie Maeght : " C’étaient sans exception des torses féminins: nus d’un rose à la fois subtil, agressif et déroutant. J’étais intrigué, puis captivé par cette peinture qui sans se lasser reprenait le même thème pour le réaliser dans le même ton rose, invariablement. " Des poèmes, et non des moindres, comme Jaccottet, Bonnefoy, Dupin, des hommes de pensée comme Starobinski (je ne cite là que les plus connus) ont subi une fascination tout aussi puissante. Les oeuvres de Garache qui font songer à des sanguines parvenues d’une époque lointaine n’exercent pas sur moi un tel pouvoir. Mais le beau livre édité par Florian Rodari et ses amis est une belle réussite qui est aussi un beau plaidoyer en faveur d’une entreprise artistique méritant d’être discutée.
Baselitz,
Fondation de l'Hermitage
La Bibliothèque des Arts


Certaines gloires peuvent paraître usurpées. Le catalogue de l’exposition de Hans Georg Baselitz à la Fondation de l’Hermitage à Lausanne me fournit l’occasion rêvée pour poser le problème d’une oeuvre reposant sur un seul et même principe répété à l’infini. Baselitz, on le sait, a renversé le tableau si bien que tous les éléments figuratifs se retrouvent à l’envers. Bien. Il le fait en 1969 avec le Portrait d’Elke et il le fait encore en 2004 avec Zéro. Voici une réflexion plastique qui est conduite pendant plus de trois décennies sur une base identique. De nombreuses variations stylistiques apparaissent au fil du temps, mais il faut toujours voir ses figures la tête en bas. Cela ne semble pas probant. C’est une pure et simple marque de fabrique qui n’apporte pas grand chose à l’intelligence de sa peinture. Elle sert en fait à masquer une indigence dans la facture de ses tableaux. Bad Painting direz-vous ? Oui, de la mauvaise peinture qui, par un jeu pervers d’ultra modernisme (le sacro-saint renversement des valeurs) est élevée au rang de bonne peinture. Et cela fonctionne. Très bien même. Trop bien.
Germaine Richier,
Valéria De Costa, Norma Éditions


Germaine Richier fait partie de ces artistes que l’on évoque souvent et que, en fin de compte, on connaît bien mal. Disparue en 1959, elle incarne la transition entre l’héritage de Rodin et de Bourdelle et la nouvelle sculpture (celle qui s’affirme au sein du Nouveau Réalisme). Valéria Da Costa brosse un portait concis mais précis de cette femme d’exception et nous introduit à son oeuvre. Elle met également l’accent sur ses relations littéraires et sur ses écrits, chose souvent évitée au nom de l’apartheid des disciplines. C’est une bonne monographie, sérieuse et bien documentée.
L’œil, la main,
Françoise Janicot, Al Dante


Dans le domaine de la performance, Françoise Janicot a taillé sa place avec ses Encoconages auxquels elles a donné d’ultérieurs développements. Dans l’ouvrage publié par Al Dante, elle présente une petite anthologie de ses photographies, en substance des portraits de Burroughs, Ginsberg, Gysin, Anne Waldmann, Bernard Heidsieck, John Cage et ben d’autres figures des avant-gardes des deux côtés de l’Atlantique. C’est une introduction à sa démarche qui aurait dû voir le jour il y a bien longtemps. Au moins Laurent Cauwet a eu le courage de pallier à ce manque.
Bye-bye la perf.,
Julien Blaine, Al Dante & Adriano Parise.


Julien Blaine incarne à lui seul une vision de l’art français (et pas exclusivement français) qui se manifeste sous les formes les plus variées (du moment qu’elles ne répondent plus aux critères et aux valeurs de l’art ancien) : la performance est pour lui son mode d’expression de prédilection. Alors un livre n’est plus que la trace d’événements éphémère, leur chronique. A mes yeux, Byebye la perf., qui vent de paraître chez Al Dante et Adriano Parise, est une sorte d’autobiographie par l’image, cela va de soi, mais aussi par le texte : le livre contient des photographies de l’artiste en pleine action, mais aussi des écrits, des témoignages, des documents. On découvre Blaine acteur d’une forme de théâtre bouffe qui est fait pour être une oeuvre photographique, et poète d’un art qui est l’exercice pur de la dérision et qui se change en une poésie visuelle ou concrète. Post-dada, Blaine ? C’est indubitable. Mais c’est mieux que ça : c’est un jeu continuel entre les différents genres qui coulissent les uns dans les autres, avec une jubilation féroce. Toutes ses créations sont récentes. Elles résument et condensent un art du comportement qui n’accepte pas le grand sérieux et l’ennui abyssal du post-néo-conceptuel. Nous devrions lui en être reconnaissant, n’est-ce pas ?
N.d.T.
Théâtre de l’Inde ancienne,
sous la direction de Lyne Bansat-Bourdon,
Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard
Au fond, nous sommes bien incapables de nous faire une idée précise du théâtre indien. Il faut bien le reconnaître, à moindre d’être un habitué des éditions Maisonneuve & Larose ou un spécialiste des langues du subcontinent, ce théâtre est une pure chimère. Le volume préparée par les soins de Lyne Bansat-Bourdon peut nous aider à combler ce vide vertigineux. Loin de moi l’ambition de rendre compte de ces pièces anciennes. L’un des auteurs dramatiques les plus réputés, Kâlidâsa, a vécu au IVe siècle et le première traité sur le théâtre remontait au IIe siècle ! Et comment ne pas se perdre dans ce dédale de dieux et de références au rituel bouddhiste ou hindouiste ? Mais il n’en demeure pas moins que les textes de ce Kâlidâsa sont d’une poésie très pure et que les traducteurs ont fait des efforts pour réduire au minimum les référence ésotériques qui en entraveraient la lecture. L’auteur de cet ouvrage nous fournit les clefs principales de cette forme d’art dramatique : l’alliance du chant, de la musique, de la mimique et de la danse ; l’absence de tragédie ; le mélange des textes en prose et des textes en vers dans la même pièce; le mélange de la langue sacrée (sanskrit) et des langues vernaculaires (prâkrits). Autant de raisons de croire (et il y en a d’autres) que ce théâtre est à cent coudées du nôtre. Mais cela ne signifie pas qu’il ne puisse pas résonner dans nos coeurs car sa structure et son mélange délibéré des genres le rapprocheraient de la théâtralité contemporaine.
Les Livres de ma vie,
Henry Miller, tr. Jean Rosenthal,
L'Imaginaire, Gallimard.


J’ai eu entre les mains, pendant mes études, l’autobiographie de Henry Miller. Elle ne m’avait pas laissé un grand souvenir. Comme elle vient d’être rééditée, j’ai voulu vérifier si ma mémoire oublieuse ne m’avait pas joué un mauvais tour. Force m’a été de constater que le style de l’écrivain américain est si peu consistant, que sa phrase épouse les courbes interminable d’un bavardage qui ne se termine jamais avec cette manie du " parler vrai " et de la souveraineté de la langue parlée sur la langue écrite. Miller paraissait devoir s’émerveiller de tout – enfin, de tout ce qu’il pouvait, sentir, penser et dire – qu’il était capable de disserter sur de menus détails d’un intérêt très relatif. Et, en dépit du caractère résolument révolutionnaire qu’il veut donner à ses idées – cela se traduit par ce chapitre intitulé " Lire aux cabinet " qui est une apologie de la lecture somme toute classique avec cette note d’humour d’outre- Atlantique qui me laisse de marbre. Quand on tente de s’avancer au coeur du livre, j’ai été consterné d’y retrouver l’ardent éloge de Jean Giono, apôtre de la liberté et du "chant du monde". Et laissons de côté ses élucubrations sur Krishnamurti – c’était un effet de mode chez les intellectuels de sa génération. Et laissons aussi de côté son étude sur Rider Haggard, bien plus pertinente, mais qui est une question qui reste résolument marginale. Le seul essai de longue haleine est celui qu’il consacre à Blaise Cendrars. Et là, il ne nous apprend rien, ne nous surprend en rien. Miller est un autodidacte (rien de plus honorable jusque là) mais très complexé et qui veut montrer qu’il n’est pas un mauvais sujet en littérature. Avec Cendrars, on touche aux confins de la mythologie imbécile – de quoi vous dégoûter de lire l’auteur de L’Or. Voilà donc un pavé en fin de compte bien mince où Miller met en oeuvre toute l’hypocrisie d’une naïveté à la Mark Twain pour démontrer quel grand lecteur il a été. Quand on referme le volume, on ne peut pas en être convaincu tant il a débité de lieux communs et de gentilles petites banalités sur ses grands aînés.
Le Genre féminin,
Joseph Roth, traduit de l'allemand et présenté par Nicole Casanova, Liana Levi.


L’oeuvre de Joseph Roth paraît être en proie à une contradiction criante. D’un côté, il écrit des romans qui évoquent avec une ironie mordante le déclin de l’Empire austro-hongrois, non sans une profonde et paradoxale nostalgie. C’est ce qui émane de La Marche de Radetzky, de La Crypte des capucins et du Conte de la 1002e nuit. De l’autre, il y a une perception politique de ce qui fut son présent, avec une incroyable prescience, du danger qui menaçait l’Europe, en particulier Hôtel Savoy et surtout La Toile d’araignée. Et puis il y a un troisième volet, disons " religieux " où se joue une autre contradiction : ses origines juives et sa conversion au catholicisme. La Légende du saint buveur en est la plus belle expression. Au-delà ce qui est le coeur de son oeuvre, il faut prendre en compte son énorme production journalistique. Vienne a inventé une authentique littérature de l’immédiat souvent véhiculée par les périodiques. Elle a pris des formes très diverses avec Peter Altenberg, Anton Kuh, Karl Kraus et Alfred Polgar, pour ne citer qu’eux. Roth a commencé sa carrière dans la presse en 1918, par accident et c’est d’ailleurs par ce biais qu’il est devenu écrivain. Toute excitait sa curiosité, même ce qui donnait l’impression d’être insignifiant car il savait faire parler ces choses de rien. Il a laissé ses carnets de voyages à travers toute l’Europe, de la Russie à l’Italie fasciste et son extraordinaire exploration du monde juif (Juifs en errance). Aujourd’hui ses écrits sur la femme viennent d’être traduits. Qu’on ne s’attende pas à une vision de l’éternel féminin ou une quelconque théorie idéale. Il n’y a ni système ni même la volonté de mettre en avant sa stratégie dans la guerre des sexes. Non. Il nous livre des portraits de femmes, toutes différentes, qu’il croque dans la rue ou au cabaret, dans un campement tsigane, lors de concours de beauté, dans les bouges sordides de Berlin, beaucoup au music hall, mais au cours de réceptions comme dans sa très belle et très caustique " Lettre à une belle femme en robe longue". Roth a passé son temps à épier ces femmes avec un feint détachement mais toujours avec une pointe d’humour grinçant. Il s’est plu à dépeindre aussi bien les orchestres de dames, égratignant au passage les " abominables suffragettes ". Malgré tout, il a été le témoin une réalité indéniable : la naissance de l’émancipation féminine. Il n’a pu s’empêcher d’être fasciné (même s’il en restait amusé) par l’image de la femme ultramoderne, qu’incarne l’aviatrice qui a pour contrepoint un peu ridicule la classique diva. Cet homme si laid, vieilli avant l’âge, ravagé par l’alcool, mais qui a eu tant d’attrait pour les femmes (c’est ce qu’une de ses maîtresses affirme), a voulu faire oeuvre d’ethnologue en la matière. Une science purement idiosyncrasique, certes, mais ô combien efficace. Le jeune Josephus (c’est ainsi qu’il signe ses premiers articles) ne trahit pas ce qu’il pense de ses innombrables modèles. Il leur donne un sens. Quand il fait le récit d’un défilé de mode en 1920, il ne fait pas le portrait des mannequins, mais parle des vêtements qu’ils endossent et des accessoires qu’ils portent. Ici, il se limite à décrire leur attitude hiératique qu’il saisit : " Les visages des dames sont étrangement impassibles. Elles sont là comme des procurateurs. " Chez la loueuse de lit, c’était l’odeur d’oignons et les yeux rougis de larmes qui ressortent. Quant à Anna Witte, la fade employée de la papeterie, elle est le prétexte à prolonger une philosophie du vêtement, appliquée à une femme réservée et soupçonneuse. Au fond, Roth a aussi entrepris de cerner la nature de l’érotisme de son temps, qui ne passe pas nécessairement à ses yeux par les mauvais lieux ou par le libertinage, mais par le truchement des magasins de confection, des vitrines de mode et par ces femmes qui ont les activités les plus innocentes et les plus banales. C’est peut-être le désir de la femme, plus que la femme elle-même, qui l’occupe, car la femme n’existerait à l’en croire que sublimée par les inventions et les artifices selon les lois communes d’un fétichisme bien tempéré.
Walter Benjamin,
Tilla Rudel, “Destins” Mengès


Walter Benjamin a été l’un de ces intellectuels allemands ou du centre de l’Europe qui, faute d’obtenir un visa au consulat américain, alors qu’il est émigré depuis plusieurs années, ballotté entre plusieurs exils hypothétiques, se voyant refuser la nationalité française en dépit de l’appui de nombreux intellectuels renommés dont Louis Aragon, n’a d’autre choix que de franchir les Pyrénées à pied. Il se retrouve à Lourdes avec d’autres personnes qui se trouvent dans la même situation, comme Franz Werfel et sa femme, Alma Malher. Werfel fait un voeu: s’il peut passer les montagnes et rejoindre Lisbonne sans encombre pour prendre le paquebot qui l’emmènera en Amérique, il a juré de se convertir au catholicisme et d’écrire un livre sur Bernadette Soubirous (il le fera puisqu’il arrivera à bon port). Benjamin préfère se suicider à Port Bou où la douane espagnole veut le renvoyer en France. Tilla Rudel raconte quelle fut l’existence de cet homme exceptionnel, né à Berlin et amoureux de la culture française (il a écrit sur Baudelaire et sur Paris). Merveilleusement illustré, cette biographie attendue rend justice à l’auteur de Sens unique et de l’Origine du drame baroque allemand.
Stefan Zweig,
Catherine Sauvat, ÇFolio/biographieÈ,
Gallimard


Catherine Sauvat, il faut le souligner, a écrit une excellente biographie de Stefan Zweig. Le récit qu’elle fait de son existence est remarquable. Elle parvient à faire vivre le grand écrivain autrichien sous nos yeux. Je regrette seulement qu’elle n’ait pas tenté de fournir des éclaircissements sur différents points cruciaux de sa pensée : son aveuglement devant la montée du nazisme, sa volonté de se tenir à l’écart du débat politique (tout le contraire de Joseph Roth qui a plongé sa plume dans l’acide à partir de 1924 pour pourfendre les partisans d’Hitler) et surtout les causes de son suicide. En dehors de cela, son Zweig est un travail remarquable et qui nous fait aimer cet homme d’exception qui a été un écrivain qui a éprouvé une passion pour les grands destins du passé.
Le Gardien des rêves,
Paolo Maurensig,
traduit par Gérard-Julien Salvy,
Éditions du Rocher


Le Gardien des rêves de Paolo Maurensig est un roman fascinant. Le narrateur est un journaliste qui assiste à la Mostra. Il est victime d’une crise cardiaque et se retrouve à l’hôpital. Il a pour voisin de lit un homme curieux. Ce dernier lui apprend qu’il est polonais qu’il s’appelle le comte Stanislaw Augusto Dunin et qu’il serait par sa mère descendant de Jan Potocki. Il prétend aussi posséder un petit palais. Quand le narrateur se met à sa recherche, il le retrouve dans un hospice. Ce qui l’avait poussé à renouer avec lui, c’est sa fabuleuse capacité à entrer dans les rêves des autres. Il lui narre sa quête folle qui le mène jusqu’à un palais qu’il appelle le Royaume. Et puis il disparaît de nouveau. Notre héros songe le revoir. En fin de compte, il apprend que le prétendu comte n’était que le frère adultérin du véritable aristocrate, Wittek, et il lui explique le rôle admirable qu’il a joué dans sa vie, le sauvant, entre autres choses, des désagréments d’un duel et de la honte de l’endettement. Magnifique hommage à l’auteur du Manuscrit trouvé à Saragosse, ce livre est une petite merveille de l’art picaresque.
Poésie verticale,
Roberto Juarroz,
traduit par Roger Munier,
Points/Poésie


Je dois avouer à ma grande honte que je ne savais rien de Roberto Juarroz, grand poète argentin (1925-1995). Dans le choix de poèmes extrait de Poésie verticale (c’est le seul livre en quinze volumes qu’il ait écrit), j’ai découvert une écriture tranchante et des perspectives abruptes : leur auteur a voulu provoquer une vision radicalement neuve. Sans être un avant-gardiste déclaré, il s’est montré un grand novateur dans la manière de considérer l’art poétique. Chacune de ses strophes est un cristal dur et intense, lumineux et pourtant il y a quelque chose de mystérieux et d’impénétrable : c’est le grand paradoxe cultivé par Juarroz, qui se sert d’une écriture limpide pour décrire une posture complexe de l’esprit.
Elfriede Jelinek,
Yasmin Hofmann,
Éditions Jacqueline Chambon.
Bambiland,

Elfriede Jelinek,
traduit par Patrick Démerin
Éditions Jacqueline Chambon


Je ne suis pas tout à fait sûr qu’Yasmin Hoffmann ait vraiment rendu justice à Elfriede Jelinek en écrivant une biographie un peu superficielle et lacunaire. On comprend que le prix Nobel a été une personne révoltée. Soit. On ne comprend pas dans ces pages de quelle façon son univers littéraire s’est constitué. Qu’elle est un produit de 68 est indéniable. Mais est-ce là tout ? Toutefois, cet ouvrage est précieux car on n’a rien d’autre à se mettre sous la dent. Quand elle a écrit Bambiland en 2004, elle réagi face à la guerre en Irak, à la formidable machinerie militaire qu’elle suppose, mais aussi à l’invraisemblable artifice médiatique qui la donne en représentation. D’une certaine façon, elle exprime l’impuissance de l’intellectuelle et de l’artiste devant l’histoire en train de se faire, du monde en train de se construire. Mauvaise conscience de l’Autriche moderne, mais aussi du monde occidental, elle dénonce l’absurdité de cette guerre et l’absurdité de la politique américaine. Mais elle ne peut que traiter cette question que par l’absurde - preuve que la parole d’un écrivain ne pèse plus lourd de nos jours.
Le Vendeur de sang, Yu Hua, traduit par Nadine Perront, Actes Sud/Babel

Le roman de Yu Hua, Le Vendeur de sang, est tout à fait étonnant. Il relate l’histoire d’un homme qui vend son sang à un hôpital pour pouvoir se marier. A chaque fois qu’il rencontre un problème dans son existence, il réitère ce geste. A travers ces épisodes, c’est l’histoire de la Chine moderne qui est mise en scène et subtilement dénoncée: la misère entraînée par le Grand Bond (l’un des principaux objectifs de la Révolution), la survivance tenace des coutumes (par exemple, le mariage est toujours l’objet de tractations financières). Avec la Révolution culturelle, le héros est stigmatisé, tout comme la femme avec laquelle il a eu une liaison. C’est drôle, féroce et tragique à la fois. Et c’est vraiment un livre qui mérite le détour.
Bâtards du soleil,
Urbano Tavares Rodrigues, "Minos",
La Différence.

Violetta et la nuit,
Urbano Tavares Rodrigues, traduit par
Marie-Hélène Piwnik, La Différence.


Urbano Tavares Rodrigues est un auteur encore peu connu en France. Et pourtant, son oeuvre a marqué de son empreinte la littérature portugaise. Bâtards du soleil vient d’être réédité et ce roman féroce mérite le détour car il narre l’histoire d’une violente relation entre un frère et une soeur dans un village d’Alentejo (la région natale de l’auteur), qui a la solennité d’une tragédie grecque et la sourde brutalité des nouvelles paysannes de Verga. En même temps paraît Violetta et la nuit, roman désabusé où les êtres et les sentiments se délitent, où l’écrivain se confronte à une modernité qui use les êtres autant que le langage.
Paysans du Danube,
Marin Sorescu, “Métro”,
Éditions Jacqueline Chambo


Marin Sorescu est un écrivain surprenant. Il a voulu consigner dans un grand livre, Les Lilas, ce qui a constitué l’esprit, la vérité, la culture des paysages roumains avant l’ère communiste. Avec la venue au pouvoir du couple Ceaucescu, cette culture rurale a été mise à mal et a succombé sous le poids d’une violente modernisation. Le poète disparu depuis dix ans, a laissé en héritages ces courts récits qui forment une riche fresque de la vie des campagnards de son pays. C’est souvent drôle, parfois poignant et toujours révélateur de leurs moeurs, de leurs coutumes et surtout de leur manière de penser. Sans doute l’aberration de ce régime communiste lui a fait excessivement valoriser le monde des champs contre le monde des villes. Mais ce livre n’en demeure pas moins un passionnant réquisitoire contre une volonté fanatique voulant faire table rase du passé.
En français dans le texte
L’Opéra et la cuisine,
Charles Fourier, Le Promeneur
Difficile de considérer le Phalanstère de Charles Fourier autrement que sous l’espèce d’une pure vue de l’esprit, comme une fiction, en somme. Il y a même une forme d’humour dans les écrits du philosophe, qui transparaît dans ce petit traité publié en annexe de ses OEuvres complètes. Fourier complète ses principes d’éducation de l’" enfant harmonien ". Il préconise l’enseignement et l’apprentissage de l’opéra : " Si l’on veut l’unité composée et la justesse composée, ou justesse matérielle et spirituelle il faut recourir à l’opéra pour former les enfants à la justesse matérielle. " L’opéra qui allie sept branches (la danse, la musique, le chant, la gymnastique, la poésie, le geste et la peinture) est une oeuvre totale qui touche à de nombreux domaines de la création. Il veut lui allier la cuisine "dédaignée des philosophes" et préconise l’art de la gastronomie dans l’optique d’une science gastropophique. Les lecteurs se délecteront des descriptions de menus dans un phalanstère du futur.
Suite française,
Irène Némirovsky, “Folio”,
Gallimard


" Tombée dans les oubliettes " : l’expression n’est pas exagérée quand on songe à Irène Némirovsky. Elle n’a eu que le tort de disparaître dans un nuage de fumée un beau jour de 1942 à Auschwitz. Célébrée par quelques uns des piliers de notre bonne littérature (dont Paul Morand – comme quoi l’histoire est pleine d’ironie), elle a laissé bon nombre de romans. Enfin, Myriam Anissimov relate tout cela dans la préface qu’elle a rédigée pour la réédition de la Suite française, qui est le grand livre de la honte française, de la débâcle et de l’exode du printemps 40. Cette fresque d’une incroyable vivacité et d’une humanité bouleversante est également le témoignage d’un des moments les plus incroyables de l’histoire de notre pays. Avec elle, en dépit de son style posé et fluide et d’une forme d’objectivité teintée d’une douce ironie (douce, mais aussi amère), elle fait se croiser le destin de plusieurs familles et de quelques êtres emportés par la tourmente. A lire séance tenante.
La Chose noire,
Marc Rombaut,
Éditions du Rocher


Avec son nouveau roman, La Chose noire, Marc Rombaut nous entraîne dans le paradis perdu de ses souvenirs. Grand connaisseur de la littérature africaine (il a fait une anthologie qui a fait date chez Seghers), il a passé des années dans l’Afrique dite noire. Dans ces pages, il s’attache plus particulièrement à nous faire connaître la Guinée de l’époque de Sekou Touré, sa corruption, ses complots (souvent inventés par le dictateur), la terreur engendrée par le régime. Mais Marc Rombaut n’a pas voulu faire oeuvre d’historien, ni même de journaliste : il a bâti son intrigue sur fond de décolonisation et de construction d’États africains marqués par la sauvagerie de leur classe dirigeante. Le héros de cette aventure est d’abord animé par des sentiments amoureux qu’il éprouve pour deux femmes. C’est de cette perspective que le roman tire toute sa substance. L’expérience vécue de l’auteur donne à ce livre un accent de vérité troublant, qui n’est pas dénué de nostalgie.
Jedda Blue,
Yves Buin,
Le Castor Astral


Dans son dernier roman, Yves Buin évoque la figure d’une jeune prostituée noire surnommée Jedda. Elle est originaire du Sierra Leone et porte le prénom d’origine Délivrance. Elle est belle et envoûtante. Le narrateur, Sanderman, se prend de passion pour elle, mais refuse d’avoir la moindre relation physique avec elle. Il est fasciné et profondément amoureux, il veut l’arracher à l’emprise de son souteneur, Khader, un personnage dangereux. Entre le héros, la jeune Noire et le malfrat se joue un drame fantasmatique. Comme il vient de perdre son emploi, Sanderman ne peut que trouver une solution provisoire à la situation de son amie. Et il échoue. Cette fiction est très prenante et séduisante. Placée à l’enseigne du jazz et de l’esprit du roman noir, elle constitue une tentative très originale dans notre microcosme littéraire.
Dancing,
Alain Veinstein, Seuil


Dancing est un roman troublant car Alain Veinstein joue simultanément sur deux registres : le premier est lié à la réalité, le second est de nature purement fantasmatique. Et c’est le second qui l’emporte. Son héros prend sa moto pour se rendre en un lieu qui est l’objet absolu de son désir : un night club nommé Le Lac Rose. Sa course folle est – c’est ce qui apparaît immédiatement – une poursuite intérieure. Il revoit passer les moments importants de son existence, la nature tourmentée de ses relations avec ses parents, éprouve sa difficulté à aimer, son enfermement mélancolique. Et puis il y a le rêve à partir de souvenirs de sa jeunesse quand il était figurant au Châtelet dans une opérette dont la vedette était Luis Mariano. Au terme de son périple, le narrateur arrive dans un cabaret nommé Eldorado, un cabaret à mi-chemin entre le cirque et la baraque foraine, un cabaret tel qu’on pourrait en voir dans un vieux film. Là, il se lie avec Lucia et Luca. Sa découverte de l’amour – un amour transportant, bouleversant – lui fait découvrir le dépassement de soi, avec la joie et les douleurs qu’il impose. C’est un beau roman, énigmatique et obsédant, qui détonne dans le triste panorama de notre littérature.
Sarah Bernhardt,
Henry Gidel,
Flammarion


La biographie est un art ingrat. Il contraint l’auteur à évoluer entre le roman et la froide dissection d’une existence, dans parler du choix des éléments significatifs qui la composent ou qui gravitent autour d’elle. La biographie qu’Henry Gidel a consacré à Sarah Bernhardt pèche dans le sens du romanesque au détriment de l’information. On passe de pièce en pièce, d’auteur dramatique en auteur dramatique, de théâtre en théâtre sans qu’on sache trop bien les rapports que l’actrice a pu entretenir avec les uns et les autres. Quand elle joue La Ville morte en 1898, l’auteur ne nous dit rien ni de D’Annunzio, ni de la pièce. On sait seulement que c’est un échec. Les relations avec l’artiste Alfons Mucha se réduisent à une demi page et oublient que ce dernier a non seulement dessiné ses affiches, mais qu’il a aussi signé décors et costumes ! Bref, nous demeurons trop à la surface des choses. L’auteur s’appesantit volontiers sur le triomphe que l’artiste remporte avec L’Aiglon, épisode bien connu de sa carrière. Mais il oublie que les pièces représentées au théâtre de la Renaissance ont contribué à fonder sa légende même s’ils ne furent pas de grands succès commerciaux.
Paul Léautaud,
Martine Sagaert,
“Millésimes”, Castor Astral


La biographie de Paul Léautaud par Martine Sagaert est un petit joyau. Sa concision n’a de pair que la finesse de son analyse d’un homme qui a été profondément marqué par une enfance placée sous le signe de son abandon – sa mère disparaît et puis fait sa réapparition lorsqu’il est jeune homme. Il a avec elle une relation ambiguë et passionnée qui se traduit par un nouvel abandon. Au fil de ces pages intenses et bien documentées, nous voyons peu à peu se dessiner la silhouette de cet écrivain qui est passé surtout à la postérité pour son immense Journal littéraire. Martine Sagaert parvient à nous faire aimer ce personnage et à nous faire comprendre les principaux rouages de sa quête d’écrivain. C’est un modèle du genre. La modestie de l’auteur, qui se met en retrait par rapport à son sujet, se traduit par une remarquable description de cette existence peu commune et par une très subtile et pénétrante introduction à son oeuvre.
Une fleur dans la nuit
suivi de Sous le soleil et le clair de lune,
Mohamed Leftah, La Différence

Au bonheur des limbes,
Mohamed Leftah, La Différence

Ambre ou les métamorphoses de l’amour,
Mohamed Leftah, La Différence

Demoiselles de Numidie,
“Minos”, La Différence.


La Différence vient de publier trois livres et d’en rééditer un précédent de l’écrivain marocain Mohamed Leftah. Né à Settat en 1946, il s’impose comme l’une des révélations de cette dernière décennie. Dans ses romans comme dans son recueil de nouvelles, il fait partager son microcosme (qui est surtout celui de sa ville natale) avec le lecteur. Ce dernier est emporté dans un monde d’enchantement, dans une atmosphère de contes ambigus et des Mille et Une Nuits mêlant passé onirique et présent sordide alors que ses réminiscences s’attachent à un monde finalement assez désespérant. Le plus curieux de tous et sans aucun doute le plus prenant est Ambre. Il s’agit de souvenirs de l’enfance de l’auteur, quand, enfant, il a été fasciné par une jeune naine qui l’entraîne dans un royaume enchanté et désenchanté, en tout cas livré entièrement aux fantasmes. C’est un roman d’amour fou qui se métamorphose en un chant poétique. Dans les nouvelles réunies dans Une fleur dans la nuit et Sous le soleil et le clair de lune, l’auteur, met en scène des moments de la vie de ses tendres années et des personnages pittoresques qui passent souvent leur temps dans la geôle du commissariat. Il se termine par un long récit où il imagine un couple de Français qui prenne une chambre dans un hôtel minable de la place du Néant et qui finissent par s’accorder alors que tout paraissait devoir les séparer. Enfin, Au bonheur des limbes nous fait découvrir un lieu fantasmatique : "Le Don Quichotte". C’est un bar de Casablanca qui est une représentation du monde marocain à l’époque de l’Indépendance, un monde cocasse et douloureux, dont la plus grande richesse est son imaginaire. En somme, trois livres qui se dévorent avec passion parce qu’ils parlent d’un Maroc dont l’exotisme tient dans la verve, la douce folie et l’extraordinaire capacité d’affabuler de ses personnages.
Eté strident,
Ling Yi, Actes Sud


Ling Yi, bien que son livre soit écrit en français, demeure un auteur chinois. En effet, les récits qui le composent parlent de son pays d’origine, en en soulignant les contradictions et les aspects absurdes. " L’Homme aux lauriers roses" est sans doute le plus évocateur : il y est question d’un homme énigmatique dont la passion secrète est l’Opéra traditionnel. Peu à peu se reconstitue cette vie double avec tout ce qu’elle comporte de décalé, de dérisoire, de pathétique, de misérable et de beau. " L’Éleveur de cafards " est aussi une histoire contée sur un ton acide qui traite des métamorphoses de la politique de ce grand pays communiste converti au capitalisme. C’est en tout cas une oeuvre qui veut mettre en évidence les maux qui taraudent la société chinoise d’aujourd’hui avec humour et causticité, dans une optique plutôt sociologique.


Gérard-Georges Lemaire
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