Chroniques des lettres Chronique de lan VI (4) par Gérard-Georges Lemaire Outils de travail | Arts premiers, le temps de la reconnaissance, Marine Degli & Marie Mauzé, "Découvertes", Gallimard/RMN | Marine Degli et Marie Mauzé nous offrent une introduction à cette nouvelle catégorie de lart, politiquement correcte : les arts premiers. Les arts primitifs paraissaient trop péjoratifs (et pourquoi donc ? On parlait bien de primitifs à propos de Simone Martini et de Giotto ! On peut vraiment sinterroger sur cette notion qui ne sapplique quaux sociétés non occidentales. Certes, les auteurs sefforcent plus ou moins de raconter lhistoire de la découverte de ces expressions culturelles sous dautres cieux. Mais sagit-il dart au sens ou nous lentendons ? Et doit-on séparer ces oeuvres hypothétique dune connaissance ethnographique ? Enfin, ce terme passe partout nous pousse à imaginer ce que pourraient bien être les arts derniers. A utiliser avec beaucoup de prudence ! | Les Arts de lIslam, itinéraire dune redécouverte, "Découvertes", Gallimard/RMN | Même réserve vis à vis des Arts de lIslam de Christine Peltre. Il est vrai que ce terme sapplique depuis longtemps à larchitecture et aux arts appliqués des pays islamiques et il est aussi vrai que bien des points communs les unissent. Mais cette manière de traiter le sujet met à lécart des expressions passionnantes comme la calligraphie figurative turque (par exemple). Mais lauteur relate lhistoire du regard occidental sur le monde islamique et cela se révèle passionnant. | Écrire sur la peinture, Charlotte Maurisson & Agnès Verlet, "Folioplus/classiques", Gallimard | Une anthologie à caractère pédagogique compilée par Charlotte Maurisson permet de sinitier à la littérature artistique. Le reproche que nous pourrions lui faire est labsence dune quelconque perspective. Des Anciens (Homère, Virgile) jusquaux modernes (Gracq, Simon), on peut comprendre lévolution de la critique dart apparue avec Diderot, de la relations des écrivains avec les oeuvres et même de la réflexion de certains artistes (ici, on aurait préféré lire Odilon Redon, Severini ou Chirico plutôt que Sophie Calle !). Mais il sagit dun ouvrage qui na dautre ambition que la pédagogie. | Le Corps, anatomie et symboles, Marco Bussagli, Hazan | De tous les ouvrages publiés dans la collection " Guide des Arts " chez Hazan, est sans doute le plus problématique. Cest sans doute le découpage qua choisi lauteur qui rend le rend assez singulier. Les premiers chapitres montrent une certaines cohérence (le cosmos, les proportions, les modèles), ceux sur lhomme et la femme ne semblent pas bien conçus et le " voyage des pieds à la tête " frise labsurde. Cest donc une question de conception globale de louvrage qui est ici en cause. Lannexe a le mérite de présenter un choix de planches anatomiques à travers les âges qui auraient dû trouver leur place dans le corps principal du livre. | Le Musée de lorangerie, La Collection Jean Walter et Paul Guillaume, Les Nymphéas, Pierre Georgel, ÇDécouvertes/Hors sérieÈ, Gallimard/RMN | La réouverture du musée de lOrangerie a provoqué la publication de trois ouvrages, le premier consacré à lhistoire de linstitution, le second au marchand de tableaux Paul Guillaume qui avait désiré donner à lÉtat une collection magnifique de quelques six cents tableaux (elle ne fut achetée que sous le ministère dAndré Malraux, malheureusement dénaturé par sa veuve) et, enfin, le troisième étant consacré aux Nymphéas de Claude Monet, ce dernier ayant jeté son dévolu sur ce bâtiment édifié sous Napoléon III. Ces petits livres sont plus des objets que des livres et leur lecture est assez difficile à cause de toutes ces pages qui se déplient et du changement permanent de corps. Toutefois, ils constituent une bonne introduction à la connaissance de cette institution. | Quentin Blake et les demoiselles des bords de Seine, Gallimard jeunesse | Quentin Blake a réalisé, à lintention des enfants, un charmant volume sur le thème des demoiselles des bords de Seine. Cest une invitation à un voyage dans le temps avec des tableaux de la grande période française du dernier tiers du XIXe siècle avec des oeuvres de femmes (Mary Cassatt, Berthe Morisot) et de grands peintres comme Renoir, J.-E. Blanche, Steinlein, Redon, Degas, Denis. Cest un livre bien conçu et qui a le grand mérite dêtre esthétique avant dêtre pédagogique. Quentin Blake et les demoiselles des bords de Seine, Gallimard jeunesse. | A rebours | Maestri del600 et del'700 nella collezione Koelliker, Mazzotta | La présentation au Palais Royal de Milan de la collection de Luigi Koelliker a été un événement important puisquil sest attaché à sauver le riche patrimoine de la peinture lombarde du XVIIe et du XVIIIe siècle. Elle ne contient pas de grands noms, et cest là que réside tout son intérêt : on y trouve les tableaux de Giuseppe Vermiglio (dont son remarquable Caïn et Abel), du Cerano, de Daniele Crespi (de nombreux portraits, mais aussi la Prédication de Jean-Baptiste et le superbe David apaise Saul), le surprenant Zoppo da Lugano (avec une très curieuse Sainte famille), Salomon Adler (un grand portraitiste), Paolo Pagani (auteur dun beau Saint Sébastien), G. A. Petrini, Vittore Ghirlandi, dit Frère Calgario (encore un portraitiste, mais du XVIIIe siècle, qui montre une grand liberté dans le traitement de ses sujets). Il est fascinant de constater que le Siècle dOr, en dehors des artistes de réputation internationale, nous demeure si peu connu. Cest donc là une véritable révélation puisque ces oeuvres ne concernent que la petite province lombarde. | The Metropolitan Museum of Art, New York, chefs duvre de la peinture européenne, Fondation Pierre Gianadda. | La Fondation Gianadda vient de présenter un choix doeuvres appartenant à la collection du Metropolitan Museum de New York. On a pu y contempler environ cinquante tableaux de cette impressionnante institution, de lAdoration des bergers du Greco à la rencontre de Longhi, du Porte-étendard de Rembrandt à lAutoportrait de Van Dyck. Les pièces représentant lart français au XIXe siècle sont loin dêtre insignifiantes : la Femme ramassant des fagots de Corot, les Meules de foin de Millet, la Source de Courbet, les Peupliers de Pissarro, le Guitariste de Manet, le Portrait dune femme en gris de Degas, la Vue de Marly-le-Roi de Sisley, le Bouquet de tournesols de Monet, Dans le pré de Renoir, Une ferme en Bretagne de Gauguin sont autant de merveilles. Et il faut souligner la richesse des tableaux de lécole anglais, de Reynolds à Gainsborough, de Stubbs à Lawrence, de Constable à Leighton. Lessai de Katharine Baejter nous apprend que le musée voit le jour en 1872 grâce à une souscription (il compte alors 174 peintures) et que la majeure partie des oeuvres qui y sont entrées ultérieurement sont des dons de grands amateurs. | Auguste Rodin / Eugène Carrière, Flammarion / Musée d'Orsay | Une exposition conjointe dAuguste Rodin et dEugène Carrière au musée dOrsay a pu sembler un curieux mariage. Depuis son arrivée à la direction de cet établissement, Serge Lemoine nous a habitué à des manifestations de caractère didactique, souvent agaçantes, mais toujours intéressantes. Celle-ci est vraiment une réussite car elle nous apprend la puissante amitié qui liait les deux hommes, mais aussi lascendant quavait le style et lesprit de Carrière sur Rodin. Cette exposition et ce beau catalogue ont le mérite insigne de favoriser la redécouverte de Carrière, artiste injustement tombé dans loubli à cause de la cécité et de la raideur des historiens dart français incapables de procéder autrement que par grands mouvements et par la sacralisation abusive de quelques oeuvres au détriment dautres. Lemoine, en réhabilitant Puvis de Chavannes et maintenant en exhumant Carrière casse pas mal didées reçues en les rendant irrecevables. | Cézanne en Provence, Musée Granet, Aix-en-Provence/RMN. Cézanne, John Rewald, Flammarion. Paul Cézanne, La Peinture couillarde, édition établie et présentée par Jean- Paul Morel, Mille et une nuits | Alors que lon a célébré religieusement Cézanne au Musée Granet dAix-en-Provence, qui a été doté dun imposant catalogue qui fait le point sur lentreprise quasi solitaire du peintre dans son atelier à la sortie de sa ville natale, deux livres ont encore paru à la faveur de ces commémorations en grande pompe. Le premier est la réédition de létude John Rewald, publiée en France en 1986. Rewald est sans nul doute lun des meilleurs spécialistes de Cézanne et cet ouvrage a fait date. Cette nouvelle édition, revue et corrigée par ce dernier avant sa mort survenue en 1996, est également pourvue dune splendide iconographie. Spécialisé dans la peinture française de la seconde moitié du XIXe siècle, il ne sest pas lancé dans une interprétation révolutionnaire. Mais son travail de fourmi est un socle sur lequel peut se construire une réflexion, une architecture théorique. Ce nest pas le moindre de ses mérites. Le second est une anthologie habilement conçue par Jean-Paul Morel avec des textes de lartiste, mais aussi des jugements de ses contemporains, dont certains sont pour le moins surprenants. | La modernité, envers et contre tout | Lempicka, Musée des Années 30 Flammarion | Etrange, unique, curieuse, mystérieuse : voilà quelques uns des qualificatifs liés à la personne et à loeuvre de Tamara de Lempicka déjà de son temps. Cest vrai : la femme était belle et fascinante et ses tableaux avaient quelque chose de singulier. Mais est-ce bien là la manière de les envisager ? Bruno Foucard est parti de ces considérations au lieu de mieux expliquer en quoi elle exprime son temps. Quoi quil en soit, cet ouvrage nous fournit lopportunité de connaître des aspects mal connus de son travail, en particulier les natures mortes et les peintures religieuses qui correspondent à la crise mystique qui a suivi la dépression dont elle a souffert pendant les années 1934 et 1935. En sorte quon peut découvrir de nouveaux aspects de cette artiste si singulière, mais aussi si profondément inscrite dans lesthétique de lentre deux guerres. On se rend compte par exemple quelle na pas été quun portraitiste mondain: elle a par exemple peint deux toiles qui traduisent les douleurs de lexil et de la guerre Les Réfugiés et La Fuite. Cest donc une seconde réévaluation de son oeuvre qui est en jeu ici et cela mérite dêtre souligné. | Yves Bonnefoy, penseur de limage, Patrick Née, Gallimard | Patrick Née a consacrée un important essai à Yves Bonnefoy. Cest un exercice dadmiration pure par un spécialiste du " poète-penseur ", qui se déploie en faisant usage dune phraséologie exténuante (il parle, par exemple, d"athéologie négative", du "démarcatif", de " solution archiropoïetique ", et jen passe) alors que ses notions en histoire de lart paraissent modestes (sa référence théorique est Gaetan Picon car il sagit de la naissance de lart moderne !) et que ses concepts fleurent bon les années 70. On trouvera des réflexions pertinentes au fil de ces pièces, mais lensemble de louvrage nest franchement pas appétible. Cette prose superlative est trop amphigourique. A force dêtre couvert déloges, lobjet de ses attentions semble étouffé. | Garache face au modèle, La Dogana | Claude Garache fait partie de ces peintres mus par un mobile obsessionnel. Cest ce qui a frappé et curieusement séduit ses contemporains. En premier lieu Raoul Ubac, qui écrit lors de son exposition à la galerie Maeght : " Cétaient sans exception des torses féminins: nus dun rose à la fois subtil, agressif et déroutant. Jétais intrigué, puis captivé par cette peinture qui sans se lasser reprenait le même thème pour le réaliser dans le même ton rose, invariablement. " Des poèmes, et non des moindres, comme Jaccottet, Bonnefoy, Dupin, des hommes de pensée comme Starobinski (je ne cite là que les plus connus) ont subi une fascination tout aussi puissante. Les oeuvres de Garache qui font songer à des sanguines parvenues dune époque lointaine nexercent pas sur moi un tel pouvoir. Mais le beau livre édité par Florian Rodari et ses amis est une belle réussite qui est aussi un beau plaidoyer en faveur dune entreprise artistique méritant dêtre discutée. | Baselitz, Fondation de l'Hermitage La Bibliothèque des Arts | Certaines gloires peuvent paraître usurpées. Le catalogue de lexposition de Hans Georg Baselitz à la Fondation de lHermitage à Lausanne me fournit loccasion rêvée pour poser le problème dune oeuvre reposant sur un seul et même principe répété à linfini. Baselitz, on le sait, a renversé le tableau si bien que tous les éléments figuratifs se retrouvent à lenvers. Bien. Il le fait en 1969 avec le Portrait dElke et il le fait encore en 2004 avec Zéro. Voici une réflexion plastique qui est conduite pendant plus de trois décennies sur une base identique. De nombreuses variations stylistiques apparaissent au fil du temps, mais il faut toujours voir ses figures la tête en bas. Cela ne semble pas probant. Cest une pure et simple marque de fabrique qui napporte pas grand chose à lintelligence de sa peinture. Elle sert en fait à masquer une indigence dans la facture de ses tableaux. Bad Painting direz-vous ? Oui, de la mauvaise peinture qui, par un jeu pervers dultra modernisme (le sacro-saint renversement des valeurs) est élevée au rang de bonne peinture. Et cela fonctionne. Très bien même. Trop bien. | Germaine Richier, Valéria De Costa, Norma Éditions | Germaine Richier fait partie de ces artistes que lon évoque souvent et que, en fin de compte, on connaît bien mal. Disparue en 1959, elle incarne la transition entre lhéritage de Rodin et de Bourdelle et la nouvelle sculpture (celle qui saffirme au sein du Nouveau Réalisme). Valéria Da Costa brosse un portait concis mais précis de cette femme dexception et nous introduit à son oeuvre. Elle met également laccent sur ses relations littéraires et sur ses écrits, chose souvent évitée au nom de lapartheid des disciplines. Cest une bonne monographie, sérieuse et bien documentée. | Lil, la main, Françoise Janicot, Al Dante | Dans le domaine de la performance, Françoise Janicot a taillé sa place avec ses Encoconages auxquels elles a donné dultérieurs développements. Dans louvrage publié par Al Dante, elle présente une petite anthologie de ses photographies, en substance des portraits de Burroughs, Ginsberg, Gysin, Anne Waldmann, Bernard Heidsieck, John Cage et ben dautres figures des avant-gardes des deux côtés de lAtlantique. Cest une introduction à sa démarche qui aurait dû voir le jour il y a bien longtemps. Au moins Laurent Cauwet a eu le courage de pallier à ce manque. | Bye-bye la perf., Julien Blaine, Al Dante & Adriano Parise. | Julien Blaine incarne à lui seul une vision de lart français (et pas exclusivement français) qui se manifeste sous les formes les plus variées (du moment quelles ne répondent plus aux critères et aux valeurs de lart ancien) : la performance est pour lui son mode dexpression de prédilection. Alors un livre nest plus que la trace dévénements éphémère, leur chronique. A mes yeux, Byebye la perf., qui vent de paraître chez Al Dante et Adriano Parise, est une sorte dautobiographie par limage, cela va de soi, mais aussi par le texte : le livre contient des photographies de lartiste en pleine action, mais aussi des écrits, des témoignages, des documents. On découvre Blaine acteur dune forme de théâtre bouffe qui est fait pour être une oeuvre photographique, et poète dun art qui est lexercice pur de la dérision et qui se change en une poésie visuelle ou concrète. Post-dada, Blaine ? Cest indubitable. Mais cest mieux que ça : cest un jeu continuel entre les différents genres qui coulissent les uns dans les autres, avec une jubilation féroce. Toutes ses créations sont récentes. Elles résument et condensent un art du comportement qui naccepte pas le grand sérieux et lennui abyssal du post-néo-conceptuel. Nous devrions lui en être reconnaissant, nest-ce pas ? | N.d.T. | Théâtre de lInde ancienne, sous la direction de Lyne Bansat-Bourdon, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard | Au fond, nous sommes bien incapables de nous faire une idée précise du théâtre indien. Il faut bien le reconnaître, à moindre dêtre un habitué des éditions Maisonneuve & Larose ou un spécialiste des langues du subcontinent, ce théâtre est une pure chimère. Le volume préparée par les soins de Lyne Bansat-Bourdon peut nous aider à combler ce vide vertigineux. Loin de moi lambition de rendre compte de ces pièces anciennes. Lun des auteurs dramatiques les plus réputés, Kâlidâsa, a vécu au IVe siècle et le première traité sur le théâtre remontait au IIe siècle ! Et comment ne pas se perdre dans ce dédale de dieux et de références au rituel bouddhiste ou hindouiste ? Mais il nen demeure pas moins que les textes de ce Kâlidâsa sont dune poésie très pure et que les traducteurs ont fait des efforts pour réduire au minimum les référence ésotériques qui en entraveraient la lecture. Lauteur de cet ouvrage nous fournit les clefs principales de cette forme dart dramatique : lalliance du chant, de la musique, de la mimique et de la danse ; labsence de tragédie ; le mélange des textes en prose et des textes en vers dans la même pièce; le mélange de la langue sacrée (sanskrit) et des langues vernaculaires (prâkrits). Autant de raisons de croire (et il y en a dautres) que ce théâtre est à cent coudées du nôtre. Mais cela ne signifie pas quil ne puisse pas résonner dans nos coeurs car sa structure et son mélange délibéré des genres le rapprocheraient de la théâtralité contemporaine. | Les Livres de ma vie, Henry Miller, tr. Jean Rosenthal, L'Imaginaire, Gallimard. | Jai eu entre les mains, pendant mes études, lautobiographie de Henry Miller. Elle ne mavait pas laissé un grand souvenir. Comme elle vient dêtre rééditée, jai voulu vérifier si ma mémoire oublieuse ne mavait pas joué un mauvais tour. Force ma été de constater que le style de lécrivain américain est si peu consistant, que sa phrase épouse les courbes interminable dun bavardage qui ne se termine jamais avec cette manie du " parler vrai " et de la souveraineté de la langue parlée sur la langue écrite. Miller paraissait devoir sémerveiller de tout enfin, de tout ce quil pouvait, sentir, penser et dire quil était capable de disserter sur de menus détails dun intérêt très relatif. Et, en dépit du caractère résolument révolutionnaire quil veut donner à ses idées cela se traduit par ce chapitre intitulé " Lire aux cabinet " qui est une apologie de la lecture somme toute classique avec cette note dhumour doutre- Atlantique qui me laisse de marbre. Quand on tente de savancer au coeur du livre, jai été consterné dy retrouver lardent éloge de Jean Giono, apôtre de la liberté et du "chant du monde". Et laissons de côté ses élucubrations sur Krishnamurti cétait un effet de mode chez les intellectuels de sa génération. Et laissons aussi de côté son étude sur Rider Haggard, bien plus pertinente, mais qui est une question qui reste résolument marginale. Le seul essai de longue haleine est celui quil consacre à Blaise Cendrars. Et là, il ne nous apprend rien, ne nous surprend en rien. Miller est un autodidacte (rien de plus honorable jusque là) mais très complexé et qui veut montrer quil nest pas un mauvais sujet en littérature. Avec Cendrars, on touche aux confins de la mythologie imbécile de quoi vous dégoûter de lire lauteur de LOr. Voilà donc un pavé en fin de compte bien mince où Miller met en oeuvre toute lhypocrisie dune naïveté à la Mark Twain pour démontrer quel grand lecteur il a été. Quand on referme le volume, on ne peut pas en être convaincu tant il a débité de lieux communs et de gentilles petites banalités sur ses grands aînés. | Le Genre féminin, Joseph Roth, traduit de l'allemand et présenté par Nicole Casanova, Liana Levi. | Loeuvre de Joseph Roth paraît être en proie à une contradiction criante. Dun côté, il écrit des romans qui évoquent avec une ironie mordante le déclin de lEmpire austro-hongrois, non sans une profonde et paradoxale nostalgie. Cest ce qui émane de La Marche de Radetzky, de La Crypte des capucins et du Conte de la 1002e nuit. De lautre, il y a une perception politique de ce qui fut son présent, avec une incroyable prescience, du danger qui menaçait lEurope, en particulier Hôtel Savoy et surtout La Toile daraignée. Et puis il y a un troisième volet, disons " religieux " où se joue une autre contradiction : ses origines juives et sa conversion au catholicisme. La Légende du saint buveur en est la plus belle expression. Au-delà ce qui est le coeur de son oeuvre, il faut prendre en compte son énorme production journalistique. Vienne a inventé une authentique littérature de limmédiat souvent véhiculée par les périodiques. Elle a pris des formes très diverses avec Peter Altenberg, Anton Kuh, Karl Kraus et Alfred Polgar, pour ne citer queux. Roth a commencé sa carrière dans la presse en 1918, par accident et cest dailleurs par ce biais quil est devenu écrivain. Toute excitait sa curiosité, même ce qui donnait limpression dêtre insignifiant car il savait faire parler ces choses de rien. Il a laissé ses carnets de voyages à travers toute lEurope, de la Russie à lItalie fasciste et son extraordinaire exploration du monde juif (Juifs en errance). Aujourdhui ses écrits sur la femme viennent dêtre traduits. Quon ne sattende pas à une vision de léternel féminin ou une quelconque théorie idéale. Il ny a ni système ni même la volonté de mettre en avant sa stratégie dans la guerre des sexes. Non. Il nous livre des portraits de femmes, toutes différentes, quil croque dans la rue ou au cabaret, dans un campement tsigane, lors de concours de beauté, dans les bouges sordides de Berlin, beaucoup au music hall, mais au cours de réceptions comme dans sa très belle et très caustique " Lettre à une belle femme en robe longue". Roth a passé son temps à épier ces femmes avec un feint détachement mais toujours avec une pointe dhumour grinçant. Il sest plu à dépeindre aussi bien les orchestres de dames, égratignant au passage les " abominables suffragettes ". Malgré tout, il a été le témoin une réalité indéniable : la naissance de lémancipation féminine. Il na pu sempêcher dêtre fasciné (même sil en restait amusé) par limage de la femme ultramoderne, quincarne laviatrice qui a pour contrepoint un peu ridicule la classique diva. Cet homme si laid, vieilli avant lâge, ravagé par lalcool, mais qui a eu tant dattrait pour les femmes (cest ce quune de ses maîtresses affirme), a voulu faire oeuvre dethnologue en la matière. Une science purement idiosyncrasique, certes, mais ô combien efficace. Le jeune Josephus (cest ainsi quil signe ses premiers articles) ne trahit pas ce quil pense de ses innombrables modèles. Il leur donne un sens. Quand il fait le récit dun défilé de mode en 1920, il ne fait pas le portrait des mannequins, mais parle des vêtements quils endossent et des accessoires quils portent. Ici, il se limite à décrire leur attitude hiératique quil saisit : " Les visages des dames sont étrangement impassibles. Elles sont là comme des procurateurs. " Chez la loueuse de lit, cétait lodeur doignons et les yeux rougis de larmes qui ressortent. Quant à Anna Witte, la fade employée de la papeterie, elle est le prétexte à prolonger une philosophie du vêtement, appliquée à une femme réservée et soupçonneuse. Au fond, Roth a aussi entrepris de cerner la nature de lérotisme de son temps, qui ne passe pas nécessairement à ses yeux par les mauvais lieux ou par le libertinage, mais par le truchement des magasins de confection, des vitrines de mode et par ces femmes qui ont les activités les plus innocentes et les plus banales. Cest peut-être le désir de la femme, plus que la femme elle-même, qui loccupe, car la femme nexisterait à len croire que sublimée par les inventions et les artifices selon les lois communes dun fétichisme bien tempéré. | Walter Benjamin, Tilla Rudel, Destins Mengès | Walter Benjamin a été lun de ces intellectuels allemands ou du centre de lEurope qui, faute dobtenir un visa au consulat américain, alors quil est émigré depuis plusieurs années, ballotté entre plusieurs exils hypothétiques, se voyant refuser la nationalité française en dépit de lappui de nombreux intellectuels renommés dont Louis Aragon, na dautre choix que de franchir les Pyrénées à pied. Il se retrouve à Lourdes avec dautres personnes qui se trouvent dans la même situation, comme Franz Werfel et sa femme, Alma Malher. Werfel fait un voeu: sil peut passer les montagnes et rejoindre Lisbonne sans encombre pour prendre le paquebot qui lemmènera en Amérique, il a juré de se convertir au catholicisme et décrire un livre sur Bernadette Soubirous (il le fera puisquil arrivera à bon port). Benjamin préfère se suicider à Port Bou où la douane espagnole veut le renvoyer en France. Tilla Rudel raconte quelle fut lexistence de cet homme exceptionnel, né à Berlin et amoureux de la culture française (il a écrit sur Baudelaire et sur Paris). Merveilleusement illustré, cette biographie attendue rend justice à lauteur de Sens unique et de lOrigine du drame baroque allemand. | Stefan Zweig, Catherine Sauvat, ÇFolio/biographieÈ, Gallimard | Catherine Sauvat, il faut le souligner, a écrit une excellente biographie de Stefan Zweig. Le récit quelle fait de son existence est remarquable. Elle parvient à faire vivre le grand écrivain autrichien sous nos yeux. Je regrette seulement quelle nait pas tenté de fournir des éclaircissements sur différents points cruciaux de sa pensée : son aveuglement devant la montée du nazisme, sa volonté de se tenir à lécart du débat politique (tout le contraire de Joseph Roth qui a plongé sa plume dans lacide à partir de 1924 pour pourfendre les partisans dHitler) et surtout les causes de son suicide. En dehors de cela, son Zweig est un travail remarquable et qui nous fait aimer cet homme dexception qui a été un écrivain qui a éprouvé une passion pour les grands destins du passé. | Le Gardien des rêves, Paolo Maurensig, traduit par Gérard-Julien Salvy, Éditions du Rocher | Le Gardien des rêves de Paolo Maurensig est un roman fascinant. Le narrateur est un journaliste qui assiste à la Mostra. Il est victime dune crise cardiaque et se retrouve à lhôpital. Il a pour voisin de lit un homme curieux. Ce dernier lui apprend quil est polonais quil sappelle le comte Stanislaw Augusto Dunin et quil serait par sa mère descendant de Jan Potocki. Il prétend aussi posséder un petit palais. Quand le narrateur se met à sa recherche, il le retrouve dans un hospice. Ce qui lavait poussé à renouer avec lui, cest sa fabuleuse capacité à entrer dans les rêves des autres. Il lui narre sa quête folle qui le mène jusquà un palais quil appelle le Royaume. Et puis il disparaît de nouveau. Notre héros songe le revoir. En fin de compte, il apprend que le prétendu comte nétait que le frère adultérin du véritable aristocrate, Wittek, et il lui explique le rôle admirable quil a joué dans sa vie, le sauvant, entre autres choses, des désagréments dun duel et de la honte de lendettement. Magnifique hommage à lauteur du Manuscrit trouvé à Saragosse, ce livre est une petite merveille de lart picaresque. | Poésie verticale, Roberto Juarroz, traduit par Roger Munier, Points/Poésie | Je dois avouer à ma grande honte que je ne savais rien de Roberto Juarroz, grand poète argentin (1925-1995). Dans le choix de poèmes extrait de Poésie verticale (cest le seul livre en quinze volumes quil ait écrit), jai découvert une écriture tranchante et des perspectives abruptes : leur auteur a voulu provoquer une vision radicalement neuve. Sans être un avant-gardiste déclaré, il sest montré un grand novateur dans la manière de considérer lart poétique. Chacune de ses strophes est un cristal dur et intense, lumineux et pourtant il y a quelque chose de mystérieux et dimpénétrable : cest le grand paradoxe cultivé par Juarroz, qui se sert dune écriture limpide pour décrire une posture complexe de lesprit. | Elfriede Jelinek, Yasmin Hofmann, Éditions Jacqueline Chambon. Bambiland, Elfriede Jelinek, traduit par Patrick Démerin Éditions Jacqueline Chambon | Je ne suis pas tout à fait sûr quYasmin Hoffmann ait vraiment rendu justice à Elfriede Jelinek en écrivant une biographie un peu superficielle et lacunaire. On comprend que le prix Nobel a été une personne révoltée. Soit. On ne comprend pas dans ces pages de quelle façon son univers littéraire sest constitué. Quelle est un produit de 68 est indéniable. Mais est-ce là tout ? Toutefois, cet ouvrage est précieux car on na rien dautre à se mettre sous la dent. Quand elle a écrit Bambiland en 2004, elle réagi face à la guerre en Irak, à la formidable machinerie militaire quelle suppose, mais aussi à linvraisemblable artifice médiatique qui la donne en représentation. Dune certaine façon, elle exprime limpuissance de lintellectuelle et de lartiste devant lhistoire en train de se faire, du monde en train de se construire. Mauvaise conscience de lAutriche moderne, mais aussi du monde occidental, elle dénonce labsurdité de cette guerre et labsurdité de la politique américaine. Mais elle ne peut que traiter cette question que par labsurde - preuve que la parole dun écrivain ne pèse plus lourd de nos jours. | Le Vendeur de sang, Yu Hua, traduit par Nadine Perront, Actes Sud/Babel | Le roman de Yu Hua, Le Vendeur de sang, est tout à fait étonnant. Il relate lhistoire dun homme qui vend son sang à un hôpital pour pouvoir se marier. A chaque fois quil rencontre un problème dans son existence, il réitère ce geste. A travers ces épisodes, cest lhistoire de la Chine moderne qui est mise en scène et subtilement dénoncée: la misère entraînée par le Grand Bond (lun des principaux objectifs de la Révolution), la survivance tenace des coutumes (par exemple, le mariage est toujours lobjet de tractations financières). Avec la Révolution culturelle, le héros est stigmatisé, tout comme la femme avec laquelle il a eu une liaison. Cest drôle, féroce et tragique à la fois. Et cest vraiment un livre qui mérite le détour. | Bâtards du soleil, Urbano Tavares Rodrigues, "Minos", La Différence. Violetta et la nuit, Urbano Tavares Rodrigues, traduit par Marie-Hélène Piwnik, La Différence. | Urbano Tavares Rodrigues est un auteur encore peu connu en France. Et pourtant, son oeuvre a marqué de son empreinte la littérature portugaise. Bâtards du soleil vient dêtre réédité et ce roman féroce mérite le détour car il narre lhistoire dune violente relation entre un frère et une soeur dans un village dAlentejo (la région natale de lauteur), qui a la solennité dune tragédie grecque et la sourde brutalité des nouvelles paysannes de Verga. En même temps paraît Violetta et la nuit, roman désabusé où les êtres et les sentiments se délitent, où lécrivain se confronte à une modernité qui use les êtres autant que le langage. | Paysans du Danube, Marin Sorescu, Métro, Éditions Jacqueline Chambo | Marin Sorescu est un écrivain surprenant. Il a voulu consigner dans un grand livre, Les Lilas, ce qui a constitué lesprit, la vérité, la culture des paysages roumains avant lère communiste. Avec la venue au pouvoir du couple Ceaucescu, cette culture rurale a été mise à mal et a succombé sous le poids dune violente modernisation. Le poète disparu depuis dix ans, a laissé en héritages ces courts récits qui forment une riche fresque de la vie des campagnards de son pays. Cest souvent drôle, parfois poignant et toujours révélateur de leurs moeurs, de leurs coutumes et surtout de leur manière de penser. Sans doute laberration de ce régime communiste lui a fait excessivement valoriser le monde des champs contre le monde des villes. Mais ce livre nen demeure pas moins un passionnant réquisitoire contre une volonté fanatique voulant faire table rase du passé. | En français dans le texte | LOpéra et la cuisine, Charles Fourier, Le Promeneur | Difficile de considérer le Phalanstère de Charles Fourier autrement que sous lespèce dune pure vue de lesprit, comme une fiction, en somme. Il y a même une forme dhumour dans les écrits du philosophe, qui transparaît dans ce petit traité publié en annexe de ses OEuvres complètes. Fourier complète ses principes déducation de l" enfant harmonien ". Il préconise lenseignement et lapprentissage de lopéra : " Si lon veut lunité composée et la justesse composée, ou justesse matérielle et spirituelle il faut recourir à lopéra pour former les enfants à la justesse matérielle. " Lopéra qui allie sept branches (la danse, la musique, le chant, la gymnastique, la poésie, le geste et la peinture) est une oeuvre totale qui touche à de nombreux domaines de la création. Il veut lui allier la cuisine "dédaignée des philosophes" et préconise lart de la gastronomie dans loptique dune science gastropophique. Les lecteurs se délecteront des descriptions de menus dans un phalanstère du futur. | Suite française, Irène Némirovsky, Folio, Gallimard | " Tombée dans les oubliettes " : lexpression nest pas exagérée quand on songe à Irène Némirovsky. Elle na eu que le tort de disparaître dans un nuage de fumée un beau jour de 1942 à Auschwitz. Célébrée par quelques uns des piliers de notre bonne littérature (dont Paul Morand comme quoi lhistoire est pleine dironie), elle a laissé bon nombre de romans. Enfin, Myriam Anissimov relate tout cela dans la préface quelle a rédigée pour la réédition de la Suite française, qui est le grand livre de la honte française, de la débâcle et de lexode du printemps 40. Cette fresque dune incroyable vivacité et dune humanité bouleversante est également le témoignage dun des moments les plus incroyables de lhistoire de notre pays. Avec elle, en dépit de son style posé et fluide et dune forme dobjectivité teintée dune douce ironie (douce, mais aussi amère), elle fait se croiser le destin de plusieurs familles et de quelques êtres emportés par la tourmente. A lire séance tenante. | La Chose noire, Marc Rombaut, Éditions du Rocher | Avec son nouveau roman, La Chose noire, Marc Rombaut nous entraîne dans le paradis perdu de ses souvenirs. Grand connaisseur de la littérature africaine (il a fait une anthologie qui a fait date chez Seghers), il a passé des années dans lAfrique dite noire. Dans ces pages, il sattache plus particulièrement à nous faire connaître la Guinée de lépoque de Sekou Touré, sa corruption, ses complots (souvent inventés par le dictateur), la terreur engendrée par le régime. Mais Marc Rombaut na pas voulu faire oeuvre dhistorien, ni même de journaliste : il a bâti son intrigue sur fond de décolonisation et de construction dÉtats africains marqués par la sauvagerie de leur classe dirigeante. Le héros de cette aventure est dabord animé par des sentiments amoureux quil éprouve pour deux femmes. Cest de cette perspective que le roman tire toute sa substance. Lexpérience vécue de lauteur donne à ce livre un accent de vérité troublant, qui nest pas dénué de nostalgie. | Jedda Blue, Yves Buin, Le Castor Astral | Dans son dernier roman, Yves Buin évoque la figure dune jeune prostituée noire surnommée Jedda. Elle est originaire du Sierra Leone et porte le prénom dorigine Délivrance. Elle est belle et envoûtante. Le narrateur, Sanderman, se prend de passion pour elle, mais refuse davoir la moindre relation physique avec elle. Il est fasciné et profondément amoureux, il veut larracher à lemprise de son souteneur, Khader, un personnage dangereux. Entre le héros, la jeune Noire et le malfrat se joue un drame fantasmatique. Comme il vient de perdre son emploi, Sanderman ne peut que trouver une solution provisoire à la situation de son amie. Et il échoue. Cette fiction est très prenante et séduisante. Placée à lenseigne du jazz et de lesprit du roman noir, elle constitue une tentative très originale dans notre microcosme littéraire. | Dancing, Alain Veinstein, Seuil | Dancing est un roman troublant car Alain Veinstein joue simultanément sur deux registres : le premier est lié à la réalité, le second est de nature purement fantasmatique. Et cest le second qui lemporte. Son héros prend sa moto pour se rendre en un lieu qui est lobjet absolu de son désir : un night club nommé Le Lac Rose. Sa course folle est cest ce qui apparaît immédiatement une poursuite intérieure. Il revoit passer les moments importants de son existence, la nature tourmentée de ses relations avec ses parents, éprouve sa difficulté à aimer, son enfermement mélancolique. Et puis il y a le rêve à partir de souvenirs de sa jeunesse quand il était figurant au Châtelet dans une opérette dont la vedette était Luis Mariano. Au terme de son périple, le narrateur arrive dans un cabaret nommé Eldorado, un cabaret à mi-chemin entre le cirque et la baraque foraine, un cabaret tel quon pourrait en voir dans un vieux film. Là, il se lie avec Lucia et Luca. Sa découverte de lamour un amour transportant, bouleversant lui fait découvrir le dépassement de soi, avec la joie et les douleurs quil impose. Cest un beau roman, énigmatique et obsédant, qui détonne dans le triste panorama de notre littérature. | Sarah Bernhardt, Henry Gidel, Flammarion | La biographie est un art ingrat. Il contraint lauteur à évoluer entre le roman et la froide dissection dune existence, dans parler du choix des éléments significatifs qui la composent ou qui gravitent autour delle. La biographie quHenry Gidel a consacré à Sarah Bernhardt pèche dans le sens du romanesque au détriment de linformation. On passe de pièce en pièce, dauteur dramatique en auteur dramatique, de théâtre en théâtre sans quon sache trop bien les rapports que lactrice a pu entretenir avec les uns et les autres. Quand elle joue La Ville morte en 1898, lauteur ne nous dit rien ni de DAnnunzio, ni de la pièce. On sait seulement que cest un échec. Les relations avec lartiste Alfons Mucha se réduisent à une demi page et oublient que ce dernier a non seulement dessiné ses affiches, mais quil a aussi signé décors et costumes ! Bref, nous demeurons trop à la surface des choses. Lauteur sappesantit volontiers sur le triomphe que lartiste remporte avec LAiglon, épisode bien connu de sa carrière. Mais il oublie que les pièces représentées au théâtre de la Renaissance ont contribué à fonder sa légende même sils ne furent pas de grands succès commerciaux. | Paul Léautaud, Martine Sagaert, Millésimes, Castor Astral | La biographie de Paul Léautaud par Martine Sagaert est un petit joyau. Sa concision na de pair que la finesse de son analyse dun homme qui a été profondément marqué par une enfance placée sous le signe de son abandon sa mère disparaît et puis fait sa réapparition lorsquil est jeune homme. Il a avec elle une relation ambiguë et passionnée qui se traduit par un nouvel abandon. Au fil de ces pages intenses et bien documentées, nous voyons peu à peu se dessiner la silhouette de cet écrivain qui est passé surtout à la postérité pour son immense Journal littéraire. Martine Sagaert parvient à nous faire aimer ce personnage et à nous faire comprendre les principaux rouages de sa quête décrivain. Cest un modèle du genre. La modestie de lauteur, qui se met en retrait par rapport à son sujet, se traduit par une remarquable description de cette existence peu commune et par une très subtile et pénétrante introduction à son oeuvre. | Une fleur dans la nuit suivi de Sous le soleil et le clair de lune, Mohamed Leftah, La Différence Au bonheur des limbes, Mohamed Leftah, La Différence Ambre ou les métamorphoses de lamour, Mohamed Leftah, La Différence Demoiselles de Numidie, Minos, La Différence. | La Différence vient de publier trois livres et den rééditer un précédent de lécrivain marocain Mohamed Leftah. Né à Settat en 1946, il simpose comme lune des révélations de cette dernière décennie. Dans ses romans comme dans son recueil de nouvelles, il fait partager son microcosme (qui est surtout celui de sa ville natale) avec le lecteur. Ce dernier est emporté dans un monde denchantement, dans une atmosphère de contes ambigus et des Mille et Une Nuits mêlant passé onirique et présent sordide alors que ses réminiscences sattachent à un monde finalement assez désespérant. Le plus curieux de tous et sans aucun doute le plus prenant est Ambre. Il sagit de souvenirs de lenfance de lauteur, quand, enfant, il a été fasciné par une jeune naine qui lentraîne dans un royaume enchanté et désenchanté, en tout cas livré entièrement aux fantasmes. Cest un roman damour fou qui se métamorphose en un chant poétique. Dans les nouvelles réunies dans Une fleur dans la nuit et Sous le soleil et le clair de lune, lauteur, met en scène des moments de la vie de ses tendres années et des personnages pittoresques qui passent souvent leur temps dans la geôle du commissariat. Il se termine par un long récit où il imagine un couple de Français qui prenne une chambre dans un hôtel minable de la place du Néant et qui finissent par saccorder alors que tout paraissait devoir les séparer. Enfin, Au bonheur des limbes nous fait découvrir un lieu fantasmatique : "Le Don Quichotte". Cest un bar de Casablanca qui est une représentation du monde marocain à lépoque de lIndépendance, un monde cocasse et douloureux, dont la plus grande richesse est son imaginaire. En somme, trois livres qui se dévorent avec passion parce quils parlent dun Maroc dont lexotisme tient dans la verve, la douce folie et lextraordinaire capacité daffabuler de ses personnages. | Eté strident, Ling Yi, Actes Sud | Ling Yi, bien que son livre soit écrit en français, demeure un auteur chinois. En effet, les récits qui le composent parlent de son pays dorigine, en en soulignant les contradictions et les aspects absurdes. " LHomme aux lauriers roses" est sans doute le plus évocateur : il y est question dun homme énigmatique dont la passion secrète est lOpéra traditionnel. Peu à peu se reconstitue cette vie double avec tout ce quelle comporte de décalé, de dérisoire, de pathétique, de misérable et de beau. " LÉleveur de cafards " est aussi une histoire contée sur un ton acide qui traite des métamorphoses de la politique de ce grand pays communiste converti au capitalisme. Cest en tout cas une oeuvre qui veut mettre en évidence les maux qui taraudent la société chinoise daujourdhui avec humour et causticité, dans une optique plutôt sociologique. | Gérard-Georges Lemaire © visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé - | |