Yves Klein et Jean-Luc Godard Yves Klein et Jean-Luc Godard rue Campagne Première : chutes et envols
extrait du texte de FRANCOIS ALBÉRA


Yves Klein et Jean-Luc Godard
Yves Klein et Jean-Luc Godard
Tandis que Jean-Luc Godard achève À Bout de souffle au 11, rue Campagne Première, dans un atelier de photographe, Yves Klein, dont l’atelier est au 9 et l’appartement au 14 de cette même rue, réalise ses Anthropométries, empreintes de corps féminins sur toile ou sur papier sans l’intermédiaire du pinceau. Que tirer de ces coïncidences géographiques et temporelles entre deux artistes majeurs de cette fin des années 50, qui se caractérisent tous deux par une propension à être aussi des artistes médiatisés, soucieux de spectaculariser leur travail ?

À première vue, rien de plus qu’une non-rencontre fortuite ne rassemble les deux œuvres. Le film de Godard se clôt avec la chute mortelle de Michel Poiccard sur le pavé de la rue Campagne Première, au croisement du boulevard Raspail et, à la sortie d’À Bout de souffle, Yves Klein réalise son Saut dans le vide. Saut-performance qui demeure en perpétuel suspens (photographique), tandis que le schéma du film, conforme à l’expression «Plus dure sera la chute (1)», adopte la logique d’un «chemin de croix» ponctué par des images ou des rappels de mort (meurtre du policier, traque du meurtrier, accident au coin d’une rue où Poiccard se signe, bande d’un livre, – «Nous sommes des morts en permission», etc.). Pourtant un épilogue grotesque à ce chassé-croisé est fourni par Claude Chabrol («conseiller technique» sur À Bout de souffle) qui, une année plus tard, tourne les Godelureaux et parodie ouvertement le travail de Klein alors que rien n’annonce dans le roman dont, avec Gégauff, il tire son film (2), une telle charge poujadiste contre l’art con- temporain assimilé à «l’art des farces et attrapes (3)». À cet épilogue participe à sa façon Eric Rohmer, rédacteur en chef et «idéologue» des Cahiers du cinéma, qui exalte les Godelureaux comme «un rare cas de conformité d’un film avec le roman moderne (4).»

En choisissant d’achever son film à Montparnasse et en particulier dans cette rue qui a vu des dizaines d’artistes se succéder (le premier film de Resnais devait lui être consacré), Godard parachève une référence à la peinture qui parcourt tout son film (Renoir, Picasso). Mais sa référence finale est plus contemporaine et plus grave puisque dans l’atelier de photographe est accroché un tableau de De Staël – ou d’un épigone – auquel Poiccard jette un coup d’œil avant de descendre dans la rue où il va, délibérément, se faire abattre. À l’inverse, l’atelier de photographe est présenté comme le comble de l’artifice et du faux (éclairages, poses, accessoires, super-fluité) : il s’oppose à la fois au trajet existentiel du héros et au film lui-même (tourné sans apprêt, sur pellicule sensible et presque «à l’improviste»).

De Staël s’étant – comme on sait – défenestré de son atelier d’Antibes quelques années plus tôt, cette référence s’inscrit dans la suite d’allusions à la mort et au suicide qui jalonnent le film, mais elle la porte à un degré nouveau où l’art et la vie se rejoignent dans «l’absolu». Or, peu avant le tournage d’À Bout de souffle, Godard avait écrit un article sur le film de Jacques Becker, Montparnasse 19, intitulé : «Un saut dans le vide», où la figure de Modigliani est un peu le fantôme de De Staël (5). Celui-ci, peintre «abstrait» qui a poussé l’exigence artistique jusqu’à la mort, occupe ici, en quelque sorte, la place d’Yves Klein, contemporain du film. Pourtant, le geste artistique de ce dernier ouvre un nouvel espace incluant le temps, l’action, le concept qui croise le cinéma moderne dont Godard participe alors ambigument. C’est Pierrot le fou qui rejoindra une certaine esthétique kleinienne. Dans ce film, la méditation godardienne sur la peinture (de Vélasquez à Picasso et Mathieu) aboutit à une peinture du corps où Belmondo se recouvre le visage de bleu et simultanément pousse des cris qu’on peut rapprocher de la tentative cinématographique d’Yves Klein en 1957, les Cris bleus de Charles Estienne (6). Mais s’il faut insister sur cette peinture qui a quitté ses supports traditionnels pour le visage du personnage avant de s’élargir au ciel et à la mer (panoramique final), grâce au suicide multicolore à la dynamite, le cinéaste n’en continue pas moins d’inscrire sa démarche dans une perspective romantique, sublime, métaphysique : c’est «la mer allée avec le soleil» où les amants se retrouvent dans l’au-delà…
Cet ensemble de «rendez-vous manqués» et de «frôlements» est donc intéressant car il s’y joue un débat cinéma-art contemporain plutôt refoulé par les tenants de la Nouvelle Vague, alors qu’ils ne cessent pourtant de l’aborder par la bande à travers leurs définitions successives de la modernité (...)

(1)The Harder they Fall (M. Robson), dernier film de Bogart avant sa mort et dont l’affiche apparaît dans À Bout de souffle.
(2) Eric Olivier, Godelureaux, éd. Denoël, 1959.
(3) L’expression est de Merleau-Ponty au sujet du surréalisme (Signes, Gallimard), auquel manifestement Chabrol rattache ici Klein : le surréalisme est alors rejeté par les critiques des Cahiers, en particulier par Rohmer (voir infra). Dans le film, son personnage de dandy, joué par Jean-Claude Brialy, se rend au «vernissage» de l’exposition en passant par un magasin de farces et attrapes où il fait provision de boules puantes. Le «peintre» du film, contrairement à Klein, peint les corps des femmes qui vont ensuite se frotter sur une toile au son d’un piano endiablé (au lieu de la symphonie Monoton chez Klein).
(4) Cahiers du cinéma n°121, juillet 1961.
(5) Cahiers du cinéma n°83, mai 1958.
(6) «J’ai tourné un petit film 16mm couleurs sur mes expositions de l’époque bleue en 1957. (…) Je demandai… à Charles Estienne de bien vouloir pousser pendant les quelque vingt minutes que durait ce petit film des cris bleus. Des cris bleus les plus longs et les plus volumétriques possibles en s’inspirant de mes toiles dans mon atelier de la rue Campagne Première. (…) Ces cris (…) rappellent un peu les cris que poussent les marins à intervalles réguliers quand la brume est intense afin d’éviter les collisions.» Cité par Dominique Noguez dans Trente ans de cinéma expérimental en France 1950-1980, ARCEF, 1982 (d’après un document conservé dans les archives du Mnam). Il faudrait relever l’importance du cri au cinéma, au-delà du pathos, de King Kong à Frankenstein et Night of the Hunter, et de ceux-ci au Living Theater (The Brig de Mekas) et à Boltanski.

Cet article reprend une conférence donnée dans le cadre du colloque Prose au devant du nouveau, organisé par Jean-Pierre Salgas en novembre 1998, au musée d’art moderne de la Ville de Paris).

François Albera est professeur d’histoire et d’esthétique du cinéma à l’université de Lausanne. A notamment publié : Eisenstein et le constructivisme russe (l’Age d’homme) ; Albatros, des Russes à Paris (Mazzotta- Cinémathèque française).

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