Les artistes et les expos Cochonneries par Thierry Laurent Le cochon a mauvaise presse. Regardezle, le bougre. Un animal court sur patte, épais, proche de lhumus, un regard rivé à sa mangeoire, et puis une démarche pataude. Des grognements grinçants. Un air ahuri aussi. Rien dhéroïque chez le cochon, une bête falote, dépourvue de tout attrait. Il na pas lélégance du cerf, la fierté du cheval, le courage du lion, la férocité du loup, la perversité du serpent, laudace du guépard, la majesté de laigle, la bienveillance du chien, non, le cochon est un animal sans qualité, pire, sans défaut majeur, hormis la nonchalance. Cest triste, mais cest comme ça, le cochon a physiquement un côté grotesque, il suscite la moquerie. Pas étonnant dans ces conditions quil incarne une humanité gloutonne et charnelle, ni quil traîne depuis des siècles la réputation danimal trivial, sale, mal éduqué, grognon, vaniteux, voire impropre à la consommation. La mythologie du cochon est donc négative : lanimal est la métaphore du vice, il représente la fange, une sorte davilissement de soi. Traiter quelquun de porc, cest linsulter. Dans léchelle sociale de lanimalité, le cochon occupe léchelon le plus bas. Le cochon est de fait le grand oublié de lart comme de la littérature. Si le chien, le loup, le lion, le renard, tiennent la vedette dans les fables de La Fontaine, force est de constater que le cochon est réduit à un statut de quasiinexistence. Deux fables tout au plus mettent en scène des cochons, et encore, ils nont pas le rôle majeur. Il faut attendre « La Ferme des Animaux » de Georges Orwell pour que le cochon occupe un rôle non négligeable, mais hélas, pas forcément à son avantage. Dans ce récit en forme de fable, lauteur de « 1984 » met en garde le lecteur contre les menaces du stalinisme. Le livre, paru en 1943, met en scène les animaux dune ferme, qui se révoltent contre leurs maîtres, les humains, et prennent le pouvoir. Sinstaure dabord une république égalitaire basée sur le principe de léviction des bipèdes par les quadrupèdes. Seulement, voilà, cétait sans prévoir les agissements du méchant cochon Napoléon qui confisque le pouvoir à ses congénères. Le méchant cochon Napoléon chasse son rival, le gentil cochon Boule de Neige en lançant à ses trousses une meute de molosses. Et puis le cochon Brille-Babil, chargé de la propagande, entretient avec efficacité une atmosphère de terreur et de calomnie, évinçant les potentiels rivaux du cochon Napoléon. Finalement, le clan des cochons sattribue la maison des maîtres, vit comme une bande de nababs et contraint les autres animaux à un travail harassant. Et surprise des surprises : le clan des cochons se convertit à la bipédie. On la compris, le cochon Napoléon incarne Staline, Boule de Neige Trotski, et Brille-Babil le propagandiste Jdanov. Chez Orwell, le cochon est la métaphore de lhumain dans son aspiration à loppression. Ainsi se termine le récit : « Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon à lhomme et de lhomme au cochon, et de nouveau du cochon à lhomme ; mais déjà, il était impossible de distinguer lun de lautre ». En art, le cochon se fait plus rare encore. Toutes sortes de volatiles et mammifères sont dépeints par les maîtres flamands : les canards, les oies, les cygnes, les sangliers et autres animaux cynégétiques. Mais les cochons jamais. A part, peutêtre, dans les kermesses de villages on pense en particulier aux oeuvres de Breughel - qui montrent des foules paillardes et avinées, où le cochon est le compagnon naturel des ébats grivois. De nombreux artistes se sont spécialisés dans la peinture des équidés, canidés, cervidés. Mais le brave cochon de ferme, lui, na jamais eu droit aux égards des serviteurs de la peinture ancienne. Le cochon, symbole de toutes les débauches, ne saurait intéresser des artistes imprégnés didéal classique. Et puis voilà que lart contemporain réhabilite en triomphe le cochon. Justice lui serait enfin rendue après des millénaires de mépris injustifié. De Carsten Höller à Rosemarie Trockel, de Jeff Koons à Paul Mac Carthy, et surtout avec Vim Delvoye, nombreux sont les artistes qui mettent notre ami le cochon au coeur de leur problématique. Est-ce parce que le cochon est un animal bas de gamme que lart contemporain, dans son ambition affichée de se réapproprier les formes triviales de la société de consommation, réhabilite le cochon, forme bestiale du kitsch ? Le cochon serait par excellence lanimal de la dérision dadaïste, un anti-académisme, un refus de prendre au sérieux les normes bourgeoises, un animal libertaire en sorte. Cest bien une vraie porcherie grandeur nature que nous donne à voir linstallation de Carsten Höller et de Rosemarie Trockel, exposée à la Documenta de Cassel de 1997. Dauthentiques cochons vivants sébattent dans la fange devant loeil amusé des badauds. De vrais cochons, dans une vraie porcherie, se promènent, grognent, chient, pissent ignorant apparemment leur statut doeuvre dart avant-gardiste. Cependant, à y regarder de plus près, voici une porcherie qui est assortie dun dispositif de vision sophistiqué. Dun côté, un belvédère fermé, en béton brut, une sorte dobservatoire assez sinistre, doù le spectateur peut confortablement observer les cochons à travers une vitre sans tain. Manière de voir sans être vu. En face, une sorte de mirador en plein air, doù le public peut encore observer les ébats des cochons, tout en constatant que les spectateurs-voyeurs, dissimulés derrière la vitre sans tain, demeurent, eux, strictement invisibles. On la compris, les cochons ici, cest peut-être nous, confrontés à un dispositif dobservation de type totalitaire, un Big Brother omniprésent. Les cochons, finalement, ne représenteraient-ils pas les consommateurs dont les comportements sont analysés, épiés, mis en statistiques, par les firmes commerciales, ou pire, par les polices pour prévenir dhypothétiques désordres ? Une oeuvre orwellienne, finalement, qui vise à dénoncer lamnésie des humains face aux dangers totalitaires. Lesthétisation du trivial, telle peut se définir la démarche de Jeff Koons. Le cochon devient une excellente icône pour mettre en évidence la propension de la société de consommation aux formes du kitsch, un kitsch un peu burlesque, enfantin, aux teintes acidulées. En 1988, Jeff Koons nhésite pas à se faire photographier entre deux têtes de verrats pour une affiche dexposition parue dans le journal Flash Art. Lartiste commente le cliché en ces termes : « Jétais avec deux cochons, un grand et un petit, et cétait comme reproduire la banalité. Mais je voulais mavilir moimême et mappeler moi-même cochon avant que les spectateurs aient la possibilité de le faire, afin quils mestiment davantage à lavenir ». Le mot est prononcé : « avilissement ». La question se pose. A travers cette représentation photographique de cochons, nest-ce pas une démarche davilissement de lart contemporain tout entier quentreprendrait Jeff Koons ? Lavilissement de lart serait-il une manière de dénoncer celui dune société asservie aux normes de la consommation de masse ? Dautant plus que lartiste ne cesse de récidiver. Témoin cette oeuvre en porcelaine représentant le Saint Jean-Baptiste de Léonard de Vinci tenant dans ses bras, outre la croix christique, un pingouin, et surtout une truie dont les mamelles sont étalées à la vue des spectateurs. Et Jeff Koons de revendiquer cette vision dégradée de lEucharistie : « Mon « Saint John the Baptist » est tiré de celui de Léonard de Vinci, et ce que jaime en lui en plus de son caractère androgyne, cest quil étreint un cochon et un pingouin en plus de la croix dorée. Pour moi, cela symbolise le baptême dans le courant dominant, le baptême de la banalité ». Et puis aussi, cette sculpture faite de deux angelots qui escortent un cochon enrubanné, suivi dun diablotin habillé de rouge, occupé à renifler le cul du cochon. (Ushering in Banality, 1988). Et lartiste dajouter : « Je crois que le goût na vraiment aucune importance. Mon travail essaie de se présenter comme inférieur. Il prend une position et les gens doivent tout comprendre ». Autre oeuvre de Jeff Koons, celle où un cochon muni dun tonnelet vient secourir une jeune femme aux seins dénudés allongée dans la neige. Ici, lartiste met en scène un érotisme kitsch, celle des films pornographiques, dont le cochon est la métaphore. Fascination de lart contemporain pour la régression kitsch ? Depuis le Pop Art, lart sintéresse aux formes les plus communes de la société, tournant le dos à limaginaire exigeant des avant-gardes. Le cochon ne serait-il pas lemblème lisse et dodu dune vulgarité de masse qui nest autre que celle de lesthétique des produits de consommation, de ces déballages de chair fraîche, supports publicitaires pour crèmes amincissantes, de cet érotisme calibré par les vidéos pornos ? Les cochons en porcelaine de Jeff Koons sont dans lensemble plutôt rigolos : ils scintillent, ils sont entourés de guirlandes de fleurs, leur épiderme évoque le lisse, laseptisé, lunivers des rayons de jouets, des parcs dattractions, des boutiques souvenirs. Le cochon est présenté comme un animal hilare, aux formes arrondies, voluptueuses, représentations bâtardes des seins siliconés des starlettes de sitcom. Voilà un compagnon de vie souriant et, somme toute, sympathique. Le cochon est licône de la société du banal, le nouveau dieu dun univers où les pulsions primitives de lhumain, la baise, la bouffe et le paraître, sont exploitées par les firmes cosmétiques, les marchands de lessives, les vendeurs de produits alimentaires. Jeff Koons dénonce-t-il cet « avilissement » de lhumain, pour reprendre son expression, ou, stratège cynique et mystificateur, lexploite-t-il comme un bon filon dont il tire profit ? Cette entreprise de déification de la vulgarité porcine acquiert un degré supplémentaire avec le cochon de Paul Mac Carthy mis en place au Palazzo Grassi, lors de lexposition de la collection Pinault, pendant lété 2006. Vu de près, quel beau cochon ! Un cochon artificiel, mais plus vrai que nature ! Un fin duvet recouvre sa couenne, un cochon joyeux, soyeux, quon a envie de caresser. Mais le hic est quil sagit dun cochon handicapé, un cochon pathétique en somme, car ses mouvements sont assujettis à un dispositif électronique, avec fils et branchements visibles. Lorsque le cochon est actionné par le système électronique, il remue les oreilles, la queue, il lui arrive de sourire, et force est de constater quil y a quelque chose de dérisoirement majestueux dans cette truie allongée comme une Venus alanguie, au demeurant placée au sommet des marches du Palazzo Grassi. Un cochon qui ressemble à une déité, un dieu cochon, comme si lon voulait dire que notre monde nest plus asservi au culte du Veau dor, mais à son équivalent contemporain, le Grand Dieu-Cochon Rose, dans sa superbe dérision. Un dieu fragile, dont lexistence est suspendue aux caprices des spectateurs qui décident dactionner ou non le dispositif électronique. Un cochon risible, entre vie mécanique et mort clinique, qui souligne la vanité de toute entreprise humaine, fût-elle celle du maître des lieux. Peut-on en revanche souscrire à la démarche de Wim Delvoye ? Lartiste présente de vrais cochons, dauthentiques cochons, qui ont vécu une vraie vie de cochon, mais qui ont été abattus, et dont la couenne à ensuite été extraite, puis traitée spécialement pour être apposée sur un moule en forme de cochon, si bien que la dépouille du cochon tatoué donne une singulière impression danimal vivant. Wim Delvoye nourrit les cochons, les engraisse, consacre son art à les tatouer : de magnifiques tatouages certes, agrémentés de toutes sortes de signes cabalistiques, de logos et arabesques en tous genres. La peau est parfois aussi détachée pour être exposée telle quelle, ornée de jeux de tatouages héraldiques. (Tattooed Pigskin heraldic, 2001, collection Centre Georges Pompidou). Wim Delvoye exploite une ferme, avec une douzaine demployés, qui nourrissent joyeusement les truies, en vue de les tatouer, de les tuer, puis de les exposer comme oeuvres dart. Les cochons sont à vendre, avis aux amateurs, cent mille euros pièce, en galerie. « Ce qui est intéressant, nous dit lartiste, cest de tatouer des petits dessins sur les marcassins et dattendre quils grandissent pour avoir un plus grand dessin. Après, tu peux récolter de grands dessins, des grandes peintures. Lidée nest pas de produire une oeuvre, mais de la faire grandir ». Cynique à souhait, lartiste ajoute : « Oui, je spécule. La peinture avec le temps devient plus chère ». Evidemment il faut tuer le cochon. La ferme chinoise de Wim Delvoye serait plutôt un laogaï, un lieu dextermination en Chine. Mais justement, cest dans le meurtre du cochon que réside lart. « Le cochon vivant nest pas une oeuvre en soi », ajoute lartiste. Il y a oeuvre dart « quand le cochon meurt ». Et dajouter : « la mort cest le début de lart. Ce qui touche lart est mort, sinon ce nest pas de lart ». (1) On pourrait imaginer une suite à « La Ferme des Animaux » de Georges Orwell. Il sagirait dune ferme pour cochons, exploitée par Wim le cochon exterminateur. Un cochon sans scrupule ! Wim le cochon exterminateur a trouvé drôle dexploiter ses congénères en les exécutant les uns après les autres, dans des camps de la mort, afin de vendre leur peau tatouée aux galeries et musées branchés du monde occidental. On découvrirait que Wim le cochon exterminateur a les traits dun humain, ceux de Delvoye lartiste, qui vend très cher les dépouilles de ses frères cochons à ses faux frères humains. Orwell avait raison. Le cochon, cest lhomme ! (1) Entretien Wim Delvoye/Pierre- Evariste Douaire. Paris Art. Thierry Laurent © visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé - |
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