Entretien « Une uvre dart na pas besoin de coûter des centaines de milliers de dollars pour être dart » ! Entretien de Béatrice Josse, Directrice du FRAC Lorraine, avec Thierry Laurent s nobles de la ville. La réhabilitation de ces lieux historiques vient dêtre achevée sous la responsabilité de larchitecte Jean-François Bodin. Le FRAC Lorraine est détenteur dune collection de près de six cents uvres, photographies, sculptures, vidéos et installations, valorisant en particulier le travail de femmes artistes. Sur la haute tour -pigeonnier du bâtiment, on peut lire, en grandes lettres blanches, les inscriptions 49°N et 6°E, signalétique qui indique les coordonnées géodésiques du lieu, marquant ainsi la volonté du FRAC Lorraine de se déconnecter du seul contexte local par le biais dun élément de positionnement universel. À loccasion de cet événement, Verso a voulu interroger Béatrice Josse, Directrice du FRAC Lorraine, sur la pertinence dune institution, mise en place au début des années 1980 sous le ministère de Jack Lang. TL.. Commençons par une question simple. Vous êtes Directrice dun FRAC, tout particulièrement du FRAC Lorraine. Léquivalent du poste de Conservateur pour un musée ? Dois-je vous appeler Madame la Directrice ? BJ. Certainement pas. Je ne suis ni Directrice, ni Conservatrice. Je naime pas tellement les distinctions hiérarchiques en usage dans les administrations culturelles. TL.. Quest-ce quun FRAC ? BJ. « Fonds régional dart contemporain » ! Autant dire une utopie ! Lidée, à lorigine, est de permettre aux régions dacheter des uvres dartistes vivants, et ensuite dorganiser des expositions avec ces uvres sur lensemble du territoire. Il sagit aussi de contacter des publics nouveaux, qui jusquà présent navaient rien à voir avec lart, en particulier lart contemporain. TL.. Trois principes donc à lorigine des FRAC : acheter de lart, exposer de lart, et contacter de nouveaux publics. BJ. Lidée était de mettre en place des structures non muséales, des collections sans mur, et daller, tous azimuts, vers tous les publics. Jappelle cela une utopie. TL.. Pourquoi une utopie ? BJ. Parce quon sest aperçu que les uvres étaient finalement appelées à disparaître de par leur aspect éphémère, souvent immatériel, propre à lart contemporain. Le problème de la conservation des uvres sest donc vite posé. Certaines uvres entreposées sont trop fragiles pour être transportées. Nous avons donc des uvres, certes, mais leur diffusion savère difficile. TL.. Donc, Vous stockez des uvres que vous ne montrez à personne ? BJ. On les montre, mais on ne peut pas sortir toutes les pièces de notre collection en même temps. On les montre par roulement. La plus grosse exposition, chez nous, sest déroulée en lan 2000, il y avait vingt lieux en Lorraine, on a du sortir environ 300 pièces sur six cents. TL.. Les FRAC à lorigine devaient être financés à cinquante pour cent par lÉtat et cinquante pour cent par la région. En est - il toujours ainsi ? BJ. LÉtat a tendance, pour ce qui est du FRAC Lorraine, à limiter sa participation. Il nen demeure pas moins que le financement des uvres revient principalement à lÉtat. En revanche, le budget de fonctionnement, qui va saccroissant, est assuré par la région. Dans dautres régions, la parité est en revanche maintenue. TL.. Les budgets des FRAC sont-ils équivalents dune région à lautre ? BJ. Pas du tout. Il y a plein de disparités. Par exemple, le FRAC NordPasde-Calais est un des plus gros FRAC de France. Certains FRAC sont plus en avance que dautres. Nous sommes un peu en retrait par rapport à certains FRAC. TL.. Je constate sur votre document comptable que vous avez un budget annuel, toutes actions confondues, de 922 083 euros (547 923 euros de la Région et le reste du Ministère de la culture). À quel niveau situez-vous dans léchelle des vingt trois FRAC, puis quil y a un FRAC par région ? BJ. Nous sommes devenus un « moyen gros » FRAC. Notre budget a doublé par rapport à celui qui nous était alloué, il y a quelques années. Mais détrompezvous, il ny a pas vingt-trois FRAC. Les FRAC ne sont plus que dix- neuf en tout. Certains disparaissent. TL.. Comment un Frac peut-il disparaître ? BJ. Les FRAC ne sont pas garantis par une loi, mais par une simple directive ministérielle. Tous les FRAC sont menacés de disparition. Cest même à mon sens la politique actuelle : faire fusionner les FRAC avec dautres centres dart ou des musées. Cela sest passé pour le FRAC Midi-Pyrénées qui a fusionné avec un musée, le FRAC Rhône-Alpes, qui a fusionné avec un centre dart, ce qui risque dêtre aussi le cas du FRAC de Dijon dont certains souhaitent la fusion avec un centre dart et une école dart. TL.. Sommes-nous en train de vivre lagonie des FRAC ? BJ. Je le pense. Les FRAC sont des structures en voie de disparition. TL.. Quel sentiment cela suscite-t-il en vous ? BJ. Je ferai tout, à mon niveau, pour que les structures des FRAC survivent, néanmoins, je suis favorable à toute évolution, par principe. TL.. Si vous aviez un argument en faveur BJ. Lextrême adaptabilité dun FRAC. Ce nest pas une institution figée. Nous consacrons notre temps à prêter nos uvres à qui veut bien les exposer. Quasiment du jour au lendemain, nous sommes en mesure de monter une exposition, avec des uvres magnifiques, dans tous les coins de la région. Nous proposons des projets de partenariat, de coproduction, avec une multitude dautres institutions. TL.. On reproche souvent aux FRAC de constituer une structure opaque, avec des prises de décision plus ou moins transparentes, notamment quant à lachat des uvres. Pouvez-vous me décrire de lintérieur le mode de fonctionnement dun FRAC ? BJ. Juridiquement, un FRAC est une association de la loi de 1901. Pour lessentiel, une association dirigée donc par un Conseil dAdministration et un Président. TL.. Cest vous la Présidente ? BJ. Non, moi je suis la Directrice. Je suis tributaire du Conseil dAdministration. Chaque année, je dois défendre et faire valider mon projet artistique par le Conseil dAdministration. TL.. Concrètement, qui vous a nommée directrice du FRAC Lorraine ? BJ. Jai été nommée par un jury État-Région. TL.. Quels sont les membres du jury ? BJ. Le Directeur Régional des Affaires Culturelles (DRAC), le Vice - Président du Conseil régional, en charge de la culture, un Inspecteur Général du Ministère de la Culture, un autre directeur de FRAC également, des personnalités à la fois représentatives sur le plan régional et sur le plan culturel. TL.. Comment ce jury a-t-il été amené à vous choisir, vous, et non pas quelquun dautre ? BJ. Ma nomination est très particulière. Jétais chargée de mission au Conseil Régional
TL.. Donc vous étiez déjà sur place, à un poste privilégié pour être désignée
BJ. Disons que jai tout fait pour que le FRAC existe, avant moi, il ny avait pas de directeur de FRAC. TL.. Vous avez tenté de mettre en place un FRAC à partir de votre poste de chargée de mission
? BJ. Exactement. Et dailleurs, lannée de ma nomination en 1993, on avait arrêté de financer le FRAC. Il y avait un budget dacquisition, mais aucune exposition navait lieu. Cétait donc quitte ou double. Soit lÉtat abandonnait sa participation, soit il relançait le FRAC en lui nommant un directeur. TL.. Il y a donc toujours cette épée de Damoclès qui pèse sur un FRAC, à savoir que lÉtat peut abandonner son financement du jour au lendemain ? BJ. Disons quil faut être vigilant. TL.. Qui dirige le Conseil dAdministration dont vous êtes tributaire ? BJ. Un président. Il se trouve quen Lorraine, cela a toujours été un politique, un membre du Conseil Régional en charge de la culture. Quant au conseil dadministration, il est composé de trois représentants : un représentant du Rectorat, un représentant de lassociation des amis du FRAC, un représentant du centre dart, un représentant des musées de Lorraine, un représentant de la Mairie de Metz, etc. TL.. Juridiquement, cest donc le Conseil dAdministration qui prend les décisions. BJ. On me le rappelle tous les jours. TL.. Est-ce dire que vous navez pas les mains libres ? BJ. Disons que le Conseil dAdministration, cest ma hiérarchie. Cest à moi dêtre suffisamment convaincante auprès delle pour faire comprendre et accepter les projets. Cest un travail de pédagogie auprès des élus et des décideurs de longue haleine afin de leur faire partager les enjeux qui nous animent, cest à-dire lart. TL.. Une certaine mauvaise réputation des FRAC veut que les uvres achetées soient choisies au gré de luttes dinfluence, qui privilégient davantage les amitiés personnelles aux dépens, parfois, de la qualité des uvres. On parle souvent de népotisme. Sans langue de bois, pouvez -vous me dire concrètement comment sopère le choix dun FRAC ? BJ. Les uvres sont dabord soumises à un comité technique. TL.. Et qui nomme les membres du comité technique ? BJ. Ils sont nommés sur proposition du directeur du FRAC au Conseil dAdministration. TL.. Donc le comité technique, cest vous qui lavez choisi ? BJ. Oui. TL.. Ce qui signifie que vous avez un immense pouvoir dinfluence quant au choix des uvres ? BJ. Ce nest pas toujours le cas. Certains membres du comité technique peuvent imposer leur personnalité, défendre leur réputation, donc leur choix. Il arrive parfois que mes propres choix soient refusés. Lachat dune uvre est le résultat dune lutte dinfluence où personne ne se fait de cadeau, ce qui est un bon entraînement pour convaincre ensuite le Conseil dAdministration. TL.. Concrètement, imaginons que je vous propose dacheter un Jeff Koons à cinq cents milles euros, comment cela se passe ? BJ. Je vous dis non demblée, car je nai pas les moyens. Je suis cantonnée à des uvres, soit dartistes émergents, des artistes jeunes, et je suis alors dans une logique de prise de risque, soit des uvres dartistes un peu plus âgés, qui ne sont pas, pour le moment, sur le devant de la scène, mais dont on attend quils y reviennent. TL.. Vous navez pas les moyens dacheter une uvre majeure dun artiste majeur ? BJ. Tout le budget y passerait. TL.. Jai donc pris un mauvais exemple avec Jeff Koons. Prenons une uvre dune artiste telle que Sophie Calle. Comment cela se passe-t-il ? BJ. Cette-fois-ci vous tombez à pic. À propos de Sophie Calle, jai une anecdote bien connue qui a créé beaucoup de remue-ménage, et qui pour moi cest soldée par pas mal de déconvenues. Javais choisi une uvre de Sophie Calle qui représentait un sexe masculin. Le choix de cette oeuvre a été guidé par mon itinéraire personnel et mes convictions profondes en matière dhistoire de lart. Je suis partie du principe que la nudité en art était surtout celle de la femme, et de surcroît retransmise par des artistes hommes, donc une nudité féminine passée au prisme du fantasme masculin. Je voulais que le contraire en art fût possible aussi : un sexe dhomme représenté par une femme. Manière de courtcircuiter la représentation machiste et unilatérale de la sexualité. TL.. Vous vouliez acheter le pendant esthétique de « lOrigine du Monde » de Courbet ? BJ. Voilà. Je propose donc de faire acheter une photo dun sexe masculin, uvre intitulée « Le divorce ». TL.. Un sexe en érection ? BJ. Un sexe au repos. TL.. Un peu comme celui aperçu dans la photo bien connue de Mapplethorpe ? BJ. Plus exactement, cétait un sexe masculin en train duriner. Sophie Calle avait demandé une dernière faveur à son compagnon avant de divorcer de lui : photographier son sexe en train duriner, vision du sexe comme symbolique de la rupture ou du désenchantement. La photo de sexe de Mapplethorpe, que vous évoquiez tout à lheure, demeure encore une vision masculine, celle dun homme, au demeurant homosexuel, mais dun homme tout de même. Je voulais, quant à moi, une authentique vision féminine du sexe masculin, une vision hétérosexuelle de surcroît. Pour moi, il ny a pas de quoi être choqué ! Le sexe de la femme vu par lhomme est passé dans les murs depuis longtemps. Mais non linverse. Cela me paraît être un archaïsme. Pourquoi ne pas donner droit de cité au sexe vu à travers les fantasmes féminins ? Le comité technique na pas voulu me suivre dans cette démarche. Sans opposer un veto absolu, celui-ci ma demandé de proposer toute seule luvre de Sophie Calle à lachat. Donc, je me présente seule devant le conseil dadministration, instance décisionnaire comme je vous lai dit. Cétait un challenge que de présenter la photo dun sexe masculin urinant face à un aréopage de notables de province plutôt de droite, qui comprenait de surcroît un élu du Front National. Résultat : tollé général. TL.. Avouez : il y a un côté « provoc » de votre part ! BJ. Cest vrai. À lépoque, jétais encore très jeune. Je my suis pris dautant plus maladroitement que je nai pas assez insisté sur limportance de Sophie Calle comme artiste contemporain. Mais laffaire ne sest pas arrêtée là ! Le paradoxe est que luvre a été acceptée grâce à la voix du conseiller Front National, qui a voté pour, sans doute pour précipiter une politique du pire, voulant pointer du doigt les choix du FRAC face à la vindicte populaire ! Le Président du Conseil dAdministration, qui avait voté contre, sest donc retrouvé en minorité. Il sest levé et a donné solennellement sa démission : cétait lui ou moi ! Jétais désignée comme celle par qui le scandale arrive. Les jours suivants, un consensus dans la région sest élevé contre moi : ce nétait pas au Président de démissionner, mais à moi de quitter mon poste. Il y a eu presque un mois de négociation entre lÉtat et la région et le conflit sest résolu par un arbitrage à Paris au Ministère de la Culture, où toutes les autorités de la région se sont retrouvées. Le Délégué aux Arts Plastiques de lépoque, Jean-François de Canchy ma soutenue, et a affirmé quon ne pouvait procéder à un licenciement du fait dun choix artistique. Jétais donc confirmée dans mes fonctions contre lavis du Président du Conseil dAdministration. Mon honneur et mon poste étaient saufs. Jai néanmoins diplomatiquement cédé du terrain : jai prétendu que luvre de Sophie Calle avait été vendue entre-temps à un collectionneur, et que celle-ci nétait plus disponible. Lhonneur était sauf pour tout le monde. Au final, cest tout de même moi qui ai cédé. TL.. Cela veut dire quun conseil dadministration, composé surtout délus politiques, dispose dune préséance sur le directeur dun FRAC en matière de compétence esthétique. Le politique lemporte sur le culturel. Cest grave ce que vous dites ? BJ. Oui et non. Cest le rôle du directeur de FRAC de se montrer convaincant pour motiver le Conseil dAdministration, il doit dans la mesure du possible essayer déviter dentretenir des rapports de hiérarchie au profit de rapports de confiance mutuelle. Cela a été le cas avec ma seconde présidente, au demeurant la conseillère régionale chargée de la culture, qui ma toujours soutenue. Grâce à elle, jai pu acheter des pièces magnifiques, quon peut menvier, des pièces vraiment pas faciles à faire admettre. Maintenant, une nouvelle équipe politique est en place, nous navons pas eu encore loccasion de travailler ensemble. TL.. Quelles sont les pièces importantes que vous avez achetées pour la collection du FRAC ? BJ. Une pièce dAnn - Veronica Janssens, « Sous forme de brouillard », dont le principe et de diffuser de la fumée, et qui modifie du tout au tout latmosphère des lieux, un peu à la manière de James Turell avec sa diffusion de lumière. TL.. Avez-vous payé cher cette pièce ? BJ. Très peu cher. Quarante mille francs à lépoque. Aujourdhui une uvre similaire du même artiste sest vendue autour de quatre cent mille francs. TL.. On peut dire que vous avez enrichi le Patrimoine National ! BJ. Je ne travaille pas dans cette perspective. Mon souhait est de faire admettre des uvres pertinentes. BJ. Je pense à une artiste luxembourgeoise, Su-me-Tse, que jai été la première à acheter, je considérais que son travail méritait attention et je voulais laider. Jai acheté son uvre environ deux cents euros. Il se trouve que lartiste a été ensuite choisie par Marie-Claude Beaud pour représenter le Luxembourg à la Biennale de Venise et que cest elle qui a obtenu le Grand prix de la Biennale de Venise. TL.. Un point me surprend. Je constate que la collection du FRAC Lorraine comprend plus dune centaine dartistes. Cela me paraît beaucoup, et dénote dun manque de politique précise en matière dachat. Aucune école, aucun pays, aucun support particulier, aucune époque particulière nest privilégié, une sorte de saupoudrage, qui peut paraître totalement arbitraire et aléatoire. BJ. Il y a exactement 222 artistes représentés, dont 163 hommes et 59 femmes. TL.. Quelle a été la politique globale en matière dachat duvres ? On a limpression du certaine incohérence, dune politique dachats au coup par coup. BJ. Je suis en fait héritière dune collection qui déjà a vingt ans. La plupart des uvres ont été achetées par dautres personnes que moi. Ma politique est dacheter des uvres, mais en bien plus petit nombre quauparavant. Cela dit, cest un reproche qui revient souvent, notre collection est trop pléthorique. Jachète au maximum quatre ou cinq uvres par an. Je dois préciser que la politique de mes prédécesseurs était de concentrer leurs achats sur des photographies, dont les coûts étaient moindres, et à une époque où le budget du FRAC était presque entièrement dévolu à lachat duvres. Il y a eu donc une politique dachat concentrée sur la photo avant ma venue, politique menée notamment par lun de mes prédécesseurs, membre du comité technique, un artiste de la région, professeur à lécole des Beaux-Arts. Des corpus entiers dexpositions clés- en- main, organisées par lassociation Metz pour la Photographie, ont été achetés par le FRAC, sur le thème du corps, une autre sur celui du paysage, un troisième sur les artistes hollandais, etc. TL.. Aujourdhui que vous avez les mains libres, directrice attitrée du FRAC, quelles sont vos intentions ? BJ. Lorsque jai été nommée Directrice, javais très peu de moyen. Jétais seule avec mon ordinateur. Jai travaillé seule pendant un an. Un jour on a même déménagé mon bureau et je me suis retrouvée sans rien. Il a fallu jouer des coudes pour mimposer. TL.. Aujourdhui, vous dirigez une structure de dix personnes, vous inaugurez un bâtiment somptueux pour abriter vos collections, vous revenez donc de très loin ! BJ. Tout cela, je lai obtenu à force TL.. Maintenant que vous êtes en place, quelle est donc votre politique dachat ? BJ. Elle est tributaire de mon histoire personnelle. À force davoir monté des expositions dans les lieux les plus divers, (lycées, sites militaires, théâtres, prisons), jai fini par être un peu insupportée par la matérialité des uvres. Si je navais pas eu à trimballer physiquement des uvres, je naurais peut-être été moins intéressée par cette notion dun « art dématérialisé » ou dun « art à réactiver ». Pour moi, lart, cest autre chose que de planter des clous dans des murs ou dinstaller des cimaises pour supporter des uvres. Du coup, jai acheté une uvre de Mathieu Mercier, qui nétait autre quun patron avec des trous destinés à percer des murs et à y insérer des chevilles de différentes couleurs. TL.. Votre désintérêt pour la matérialité de luvre résulte de votre expérience daccrochage des uvres lourdes et encombrantes? BJ. Surtout dune réflexion personnelle. Je nai jamais voulu prendre la responsabilité daccrocher des uvres dans des lieux où elles risquaient de nêtre pas mises convenablement en valeur. Cest pour cette raison que jai souhaité faire intervenir directement lartiste sur le lieu, plutôt que daccrocher des uvres au détriment de leur sens. De fait, jessaie dacheter ce quon appelle des «uvres à réactiver », des uvres où la présence de lartiste est nécessaire à la mise en exposition de luvre. Jai besoin de discuter avec lartiste. Il me faut toujours une uvre destinée à être périodiquement rejouée et toujours avec la complicité de lartiste. TL.. Lart comme action de lartiste, comme « travail in situ » (Buren), comme partition à réactiver, (Buren encore), comme dialogue de linstitution avec lartiste (Hybert), finalement vous êtes assez proche dune certaine « doxa » de lart contemporain, quà titre personnel je ne récuse pas. Citez -moi encore des exemples de vos achats. BJ. Nous avons une pièce de Joelle Turlinckx, une artiste belge, un faux soleil, un système lumineux fonctionnant par informatique; je pense aussi à une performance de Dora Garcia : quelquun qui joue le rôle dun visiteur lambda dans un espace, qui attend, qui vit, qui est là, quon remarque à peine, une action permanente, destinée à figurer une conscience anonyme. TL.. Votre démarche me paraît correspondre aux exigences du monde de lart contemporain. Mais le public de Metz, comment arrivez-vous à le faire venir ? Il y a un vrai dilemme. Ou bien produire un art radical au risque de se couper du public, ou bien présenter un art consensuel, au risque de trahir lart comme un terrain dexpérimentation. Quel type de public voulez-vous toucher ? Jirai même plus loin. Jai limpression que les FRAC confisquent lart contemporain au public. Je pense notamment, comme contre-exemple, à la formidable politique américaine menée par le Président Roosevelt avant la deuxième guerre mondiale avec le WPA, la « Work Progress Administration ». Son idée était de financer des « murals », de vastes fresques visibles par tous et conçues par des milliers dartistes sur tout le territoire des États-Unis : dun seul coup lart était dans la rue, dans des lieux publics. En France ce nest pas le cas. Des «uvres à réactiver » dans un FRAC ? Croyez-vous vraiment que vous allez faire aimer lart contemporain par lensemble des citoyens de la ville Metz ? BJ. Toute ma politique a été de présenter de lart contemporain dans la rue, tant que je navais pas de lieu fixe. Le FRAC Lorraine, je vous le rappelle, a été pendant plus de vingt ans une institution sans murs. Ma politique ne sera en aucune manière de cantonner la production artistique aux bâtiments qui nous sont attribués. Dailleurs, la première exposition qui sappelle « White Spirit » est explicite à cet égard : il sagit dun long corridor blanc qui se déploie dans toutes les pièces et qui dissimule les murs davantage quil ne les montre. Cela veut bien dire que je refuse que notre bâtiment, classé monument historique, monopolise une démarche que je souhaite à la fois dans et hors les murs. Le jour de linauguration des nouveaux lieux, il y avait aussi des performances, des actions, ce qui montre bien que je refuse toute forme dart figé. Et je vous le répète, la vocation des FRAC est surtout de prêter ses uvres à qui veut bien les exposer. Il y a, en ce moment, trois expositions qui se tiennent en Lorraine grâce aux uvres que nous avons prêtées. Nous avons prêté des uvres au Musée de Plombières qui risquait de fermer, nous en prêtons au Musée de Bar-le-Duc. TL.. On vient de vous donner un bâtiment somptueux, et votre première oeuvre exposée consiste à en dissimuler les murs et larchitecture. Encore une fois, ne craignez-vous pas les foudres du Conseil dAdministration ? BJ. Cest justement comme cela que je conçois mon rôle au sein du FRAC, aller le plus loin possible dans la logique de lart contemporain, demeurer sur le fil du rasoir. Mais le Conseil dAdministration était sensibilisé à ce projet et avait compris les enjeux puisquil ma suivi. TL.. Jai vu que vous aviez aussi des uvres vidéo, notamment de Fiona Tan. Il y a aussi des films de Marguerite Duras. Vous ne trouvez pas que les uvres vidéo sont actuellement très coûteuses sur le marché international ? BJ. Notre budget dacquisition (150 000 euros environ) ne nous permet plus dacquérir de nouvelles uvres vidéo. Je trouve cette surenchère sur les prix tout à fait confiscatoire. Léconomie de la vidéo devait être analogue à celle du cinéma : un financement résultant de la production de DVD à des milliers dexemplaires, disponibles dans le grand commerce, et non produits à quelques exemplaires pour une poignée de collectionneurs fortunés. Cest pour cette raison que jai acheté 50 euros trois courts-métrages de Marguerite Duras qui sont des multiples disponibles dans le commerce. Ces uvres à 50 euros, jaurais pu les acheter comme de simples pièces pour la documentation. Mais jai décidé de les exposer comme authentique uvres muséales. Cest une manière de faire un pied- de- nez au commerce de lart. Une uvre dart na pas besoin de coûter des centaines de milliers de dollars pour être dart. TL.. Si vous aviez un vu à formuler, un souhait, un point qui vous tient secrètement cur, lequel ce serait ? BJ. Je voudrais acheter « Une minute de silence ». TL.. Plus précisément. BJ. Cest une uvre de Dora Garcia qui se trouve dans un musée belge, à Ypres plus exactement, léquivalent en Belgique de Verdun : luvre consiste à imposer une minute de silence : soudain, tout sarrête, tout le monde simmobilise, tous les jours à midi, il est programmé que les lumières se tamisent, les images sarrêtent, les fumigènes sinterrompent, bref, silence total pendant une minute. Je voudrais transporter cette uvre dans le musée de Verdun, et tous les musées de la guerre de Lorraine et ailleurs. Comme hommage aux morts, quoi de plus prenant quune minute de silence ? On a besoin de silence aujourdhui davantage que de bruit. Guillaume Boisdehoux © visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé - |
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