R. W. Fassbinder
penser le XXe siècle
J.-P. Gavard-Perret


Collecction R.W. FASSBINDER partie 1 -
3 DVD :
La Trilogie Allemande :
Le mariage de Maria Von Braun,
Le secret de Véronica Voss
et Lola une femme allemande.

Collection R.W. FASSBINDER, partie 2,
Coffret 5 DVD :
Le droit du plus fort,
Les larmes amères de Peter von Kant,
La 3e génération,
Tous les autres s’appellent Ali,
Maman Kuster s’en va au ciel,
deux films inédits, un court métrage, un film à sketch Allemagne en Automne et la plus longue interview de Fassbinder.

Fassbinder fut avec Pasolini l’un des premiers à proposer une réflexion profonde sur la « place » de l’homosexuel dans notre société moderne. De son propre aveu, il ne comprenait d’ailleurs pas pourquoi l’homosexualité en Allemagne se résumait soit à une expression artistique, soit à l’évocation d’une discrimination. Mais c’est en n’en faisant jamais l’unique thématique de ses films qu’il permit l’évolution des mentalités. Certes dans Le droit du plus fort, qui met en scène un homme introduit dans le milieu homosexuel bourgeois, le monde gay est le point d’appui de la réflexion du cinéaste qui sait admirablement éviter les clichés habituellement utilisés pour traiter un tel milieu. Mais ce film lui-même dépasse le danger de l’enfermement, de la « ghettoisation » de ces films en une seule thématique. Il faut d’ailleurs à ce point noter l’écart important qui différencie l’œuvre de celle de Pasolini. Pour ce dernier c’est souvent une reconstitution historique qui privilégie l’esthétique. Chez Fassbinder à l’inverse c’est une sorte de réalisme social qui prime.

De plus on n’a pas compris combien Fassbinder, dans ses approches « véristes » tournait en dérision les poncifs réalistes habituels comme il détournait les ressorts du mélodrame hollywoodien (autre référence essentielle lorsqu’on parle du réalisateur). A ce titre sa Trilogie Allemande : Le mariage de Maria Von Braun ; Le secret de Véronica Voss et Lola une femme allemande fut conçu comme un gigantesque tableau narrant la reconstruction de l’Allemagne après la guerre. Le miracle économique des années Adenauer cohabite avec les démons du nazisme, des drames intimes sont liés à ce grand contexte historique dans lequel se débattent les personnages. Les mensonges, les trahisons, les manipulations, mais aussi le meurtre ou la drogue maintiennent ainsi une suite anti-héros flamboyants dans la noirceur du mélodrame mais d’un mélodrame qui n’a plus rien à voir avec ce qu’en fait ou en réduit la facture hollywoodienne. Avec cette trilogie comme avec Les larmes amères de Petra Von Kant, Le droit du plus fort, La troisième génération, Maman Kusters s’en va au ciel, Fassbinder n’a cessé de tourner et d’écrire des films majeurs largement éloignés d’un pur cinéma gay tel qu’on l’entend généralement. Ses thèmes préférés sont souvent les femmes indépendantes et fortes (n’oublions pas que ses muses de prédilection étaient Anna Schygulla et Ingrid Caven) , le couple, la différence : homosexualité certes mais aussi le racisme - Tous les autres s’appellent Ali par exemple. Boulimique, préférant pour certains la quantité à la qualité, le réalisateur a donc laissé derrière des œuvres majeures qui nous parlent encore plus aujourd’hui que lors de leur sortie. Certes l’auteur demeure encore de nos jours confidentiel. Sa notoriété se limite aux happy fews fascinés par le cinéma et - en dehors de quelques films - l’ensemble de ses productions demeurent souvent dans l’ombre (d’où l’intérêt de l’édition volumineuse et courageuse entreprise par Carlotta Films). D’autant que l’encombrante (pour certains) marque de fabrique gay accolée au cinéma de Fassbinder fait parfois oublier que ses films sont souvent écrits du point de vue d’un personnage féminin et ce n’est pas un hasard si des noms de femmes hantent les titres de ses œuvres. Ce qui est d’ailleurs fascinant dans l’œuvre reste l’étonnante complexité de ces personnages : victime ou bourreau, démon ou ange d’abnégation, manipulatrice perverse et avide de pouvoir ou esclave consentante aveuglée par l’amour, elle demeure sans doute le meilleur révélateur (sujet plutôt qu’objet) pour mettre à nu une vision politique de l’Allemagne (notre semblable, notre soeur). A ce titre la perspective psychologique reste capitale même si pour beaucoup - et non sans raison - le politique garde la portion de choix dans l’œuvre. Toutefois celui-ci peut prendre des formes bien diverses mais toujours impitoyable. Pour le réalisateur, en ce sens pur produit des très revendicatives années 70 du siècle dernier, la politique est partout.. Mais tout cela ne tiendrait plus aujourd’hui si Fassbinder n’était pas d’abord un réalisateur, un créateur d’un langage cinématographique particulier. Parce qu’il tournait vite et beaucoup (plus de 40 films en 15 ans) : on en a conclut à la hâte qu’il bâclait. Or, le temps ne fait rien à l’affaire : certains créateurs ont besoin de beaucoup de temps, d’autres ne peuvent créer que dans l’urgence : Fassbinder est de ceux là.

Il est donc faux d’affirmer que Fassbinder n’a pas trouvé de langage filmique propre ou qu’il le modifie selon les sujets. Son écriture peut se résumer par cette phrase ambiguë mais qui contient toute son ambition de cinéaste : « Le réalisme que j’ai en tête et que je veux faire, c’est celui qui se passe dans la tête du spectateur ». C’est pourquoi derrière une esthétique protéiforme, derrière l’impression d’une œuvre hétéroclite, inconstante, imprévisible, il a poussé l’inventivité de son cinéma à un paradoxe que résume la phrase citée plus haut. Certes le créateur n’est pas tendre avec lui même et il a fait allusion au concept de « film jetable » pour préciser son désir d’ajuster son système narratif à l’objet de sa narration : « Ce sont des films à jeter après usage, des films qu’on fait dans telle situation, pour telle chose, et qu’on peut oublier selon moi dès qu’on les a faits » (in Fassbinder, Paris, Rivages/cinéma, no4, 1986). Fassbinder est donc tout sauf un maniériste complaisant. Il vise à une forme d’efficacité. A ce propos, le critique Daniel Cerceau a remarqué que si chez le cinéaste le premier plan est souvent accaparé par un « objet neutre » (dans la mesure où il ne sert ni à l’action dramatique ni à la définition des personnages, ni à une nécessité symbolique) ce sont les arrières plans qui deviennent l’essentiel comme si l’essentiel était repoussé dans la profondeur de champ, perturbant l’appréhension visuelle du spectateur. Comme l’a écrit ce critique, « Arbres, plantes vertes, amorces de meubles, cloisons, vitrages, fractions de paysages, etc., s’interposent entre le regard du spectateur et ce qui lui est pourtant désigné comme objet de vision ».

Le procédé se répète de film en film, comme se reproduit - et c’est une autre marque du langage du cinéaste - un certain statisme théâtral chez les personnages principaux comme chez les comparses. Les dispositifs scéniques de Fassbinder représentent donc des dispositifs très particulier de captation du regard du spectateur. Et le réalisateur est explicite sur ce point : « Je suis pour que le spectateur, dans un cinéma comme devant la télévision, ait la possibilité d’éprouver en lui-même des sentiments et de ressentir des choses à l’égard des personnages - mais que dans la structure même du film lui soit fournie la possibilité d’une réflexion - bref, que la mise en scène soit telle qu’elle crée une distance et, par là, rende possible une réflexion ». Et il précise encore : « Nous vivons le cinéma dans un état de double conscience […] où l’illusion de réalité est inséparable de la conscience qu’elle est réellement une illusion » Fassbinder conçoit ainsi le cinéma non sur le mode de la fugacité et de l’inconstance, il refuse qu’une impression chasse l’autre comme une image se substitue à la précédente. Lenteur et fixité imposées par le cinéaste entraînent une rupture de « l’effet fiction » et forcent le spectateur à devenir le sujet d’une interrogation. Confronté à l’évidence d’un artifice exhibé comme tel il ne s’immerge plus dans une simple participation affective qui constitue une réalité imaginaire comme l’affectionne le cinéma hollywoodien (parangon d’un tel système).

Il ne faut donc pas - comme d’ailleurs Yann Lardeau l’a bien souligné - assimiler Fassbinder « à un cinéaste des contenus ». Dénoncer le racisme, y compris des petites gens, la corruption des élites, l’enrichissement des nantis, les situations de dépendance ou encore opposer la réussite sociale à l’amour ne passe que par une écriture qui renouvelle ces thématiques ni spécialement neuves, ni spécialement osées. Mais chez Fassbinder la forme narrative impose la particularité - sinon l’originalité - du propos. Chaque film, de beau roman d’amour devient un document sociologique. Et détruit ainsi toujours l’ultime portion de rêve sur laquelle pourraient s’achever ses œuvres. Ainsi l’artiste confère-t-il à ces films le « réalisme qu’il entendait faire ». Contre la fonction d’évasion du cinématographe, il entend ainsi décevoir ses spectateurs. Il les conduit jusqu’à ce point limite où toutes satisfactions leur sont retirées, à commencer par celles que leur procurent dogmes et utopies et même les plus ignobles telles que le cinéaste les précise à propos de Martha : « La plupart des hommes ne sont tout simplement pas capables d’opprimer les femmes aussi parfaitement qu’elles le souhaiteraient ».

Jean-Paul Gavard-Perret
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