Les artistes et les expos « Robert Filliou génie sans talent » Rétrospective de lartiste à Villeneuve dAscq par Thierry laurent Robert Filliou, un artiste quon ne connaît pas vraiment. Néanmoins un mythe, un mystère, un mot de passe pour initié! On linvoque dans les amphithéâtres des écoles dart, on se réfère à lui dans les forums et débats, mieux encore, quel artiste navouet-il pas y puiser directement son inspiration ? Pourtant, luvre demeure méconnue, car rarement exposée. Et peut-être est-ce cette non-visibilité de luvre qui est à lorigine même du mythe de lartiste ? On se souvient certes de lexposition qui sest tenue récemment au Plateau à Paris. Mais le public de lart restait en attente dune plus ample démonstration. Saluons donc la rétrospective qui se tient au Musée dArt Moderne Lille Métropole, Villeneuve dAscq. Pour la première fois, nous est offerte la presque totalité des « productions » dun artiste, qui, ne loublions pas, a bénéficié en son temps dune reconnaissance internationale. Filliou produit des objets, bien sûr, mais ce sont ceux dun bricoleur fantasque, des objets nomades donc, précaires, incolores, et qui nous narguent de leur apparente insignifiance. De lantikitsch, en somme. Des objets voués au mutisme ? Non, des « pistes de décollage » pour la pensée, proclame lartiste. Car Filliou ne cherche pas tant à exposer des artefacts que de mettre en scène un processus global dune création, compris comme élan vital, manière de donner sens à la vie. « Lart, nous dit Filliou, est ce qui rend la vie plus intéressante que lart ». Lidée, le projet, lemporte donc sur toute réalisation, et son oeuvre se nourrit dabord daphorismes, de formules choc, dactions. De fait, Robert Filliou (1926-1987) échafaude tout au long de sa vie un labyrinthe de signes, de traces, dindices, qui se font écho et constituent la trame dun « processus de production permanente » irréductible à toute finitude. Filliou était proche des artistes Fluxus, ses amis : lart comme un flux vital, comme jaillissement, comme pulsion. Lartiste est na pas fréquenté décole dart et son apprentissage de lart nest autre que sa propre vie. Né en 1926, il sest engagé tôt dans la Résistance, puis a quitté la France pour entreprendre des études aux Etats-Unis, dont il sort diplômé dun mastère déconomie politique, obtenu à Los Angeles. Filliou mène dabord une carrière déconomiste auprès des Nations Unies et participe à un programme de développement en Corée. À cette occasion, il sinitie à la philosophie bouddhiste. Il démissionne soudain de son poste et mène une vie derrance à travers le monde. Son but : vivre, ou mieux encore, inventer sa vie, à travers un mode autant esthétique, ludique que philosophique. Filliou se consacre dès les années 1950 au théâtre et à la poésie, et ses « réalisations », où le mot, le geste et la dérision se mêlent, connaissent un début de succès international, notamment en Allemagne, à Düsseldorf, où il fut toujours accueilli avec enthousiasme. Dans sa pratique, Filliou échafaude les principes dune philosophie de lart quil convient dexpliciter. Lutopie en action dabord. Filliou se veut « un animateur de pensée » et tend à nous livrer des propositions poétiques autant que des outils conceptuels destinés à changer notre regard sur le monde, et donc finalement à changer le monde lui-même. La « création permanente » ensuite : au mot « art », Robert Filliou préfère celui de « créativité » : lhomme donne libre cours à son envie dêtre, de créer donc, et peu importe le résultat, qui nest que témoignage, anecdote. Limportant est laction, le faire, toujours en état dinachèvement, et donc de recommencement. Filliou se proclame enfin « génie sans talent ». Oui au génie, mais non au talent ! Car le génie émancipe et le talent castre. Et pour cause : lun fait appel à, « linnocence » et « limagination », deux qualités clés, car elles permettent toutes les formes de vagabondage dans des territoires vierges. Lautre enrégimente, soumet lartiste à des préoccupations frustrantes et non pertinentes dexécution matérielle. Filliou est adepte de lindifférence esthétique, de la spontanéité hasardeuse, du voyage, de la transformation de soi. Sa religion ? : « lAutrisme » : « Quoi que tu penses pense autre chose, quoi que tu fasses, faits autre chose ». Filliou connaît lexpérience de lartiste rejeté. Sans argent et surtout sans galerie, il met au point un procédé bon marché dexposition. La « galerie légitime - couvre chef(s) duvre(s) », est un vaste chapeau triangulaire, qui permet dabriter et de présenter les objets réalisés, (« une galerie dans une casquette »), de les « piéger » aussi : la référence aux « tableaux pièges » de son ami Spoeri, rencontré en 1959 à Paris est explicite. Dans lexposition, le public peut prélever des feuilles de papier mises à sa disposition et se confectionner sa propre galerie-chapeau. Plus loin, on aperçoit aussi des photos de ville, où les bâtiments historiques sont recouvert dune cloche peinte à la main, cette cloche ayant valeur de « galerie légitime », mais cette-fois ci à léchelle monumentale. Autre principe cardinal : le hasard. Dou ces deux roues de bicyclettes apposées contre un mur et que le spectateur peut faire tourner à loisir. Les rayons désignent des mots inscrits sur le mur, ce qui permet à tout visiteur actif de composer une infinité de poèmes. Cest bien le public qui crée ici luvre en actionnant les roues de bicyclette. Lart est donc laffaire de tous, et nous sommes tous des génies. Le tout est de le proclamer haut et fort . Des boîtes à outil reposent à même le sol et laissent apercevoir une panoplie de lamelles de bois qui ressemble à des jeux de construction pour enfant : le titre de luvre : « The permanent création tool box n°2 », « la boîte à outil de la Création permanente ». Filliou met à la disposition du public les outils destinés à mettre en uvre son envie de jouer et donc de créer, le jeu étant lespace de la création. Avec le « Poïpoïdrome », initié partir de 1963, Filliou dresse une installation en forme de labyrinthe où sont mis à disposition des visiteurs les instruments destinés à autoriser une démarche qui se tourne ici davantage du côté de lagir collectif, de la présence continue des spectateurs sur le lieu, de leur participation à luvre. Entre 1965 et 1968, Robert Filliou et George Brecht ouvrent à Villefranche - sur - Mer, un atelier de création et de ventes dobjets bricolés, daffiches et de poésies, où les spectateurs sont invités à regarder, choisir, acheter. Ce lieu, baptisé « la Cédille qui sourit », et qui nest pas très loin en esprit de la boutique de Ben, se veut « centre international de création permanente », et renoue encore avec la pratique du jeu, comme outil de déconstruction susceptible de faire surgir lélan poétique. La création devient forme organisée de loisir, un loisir intelligent, susceptible déveiller le public à de nouvelles formes de pensées et de vie. Le « principe déquivalence » est ce qui restera sans doute comme le plus marquant dans la démarche de Filliou. Lidée est celle dune équivalence stricte entre toute uvre « faite » (le modèle), son pendant « mal fait », (lerreur, la transgression) et enfin ce qui nest « pas fait » du tout, le non fait (le modèle non réalisé et donc son seul concept). « Faire », « mal faire », « ne pas faire », trois moments de la création qui reviennent strictement au même. Ce qui importe en art nest nullement lexécution matérielle dun objet fini, mais le désir qui sous-tend une création et dont lessence est dêtre ininterrompue. Sur les murs de lexposition, on aperçoit une sorte de fresque, formant des séries de trilogies se démultipliant à linfini, et que Filliou a décrit en ces termes, lors de sa première présentation : « Jai commencé à appliquer le principe déquivalence à un objet de 10 x 12 cm (une chaussette rouge dans une boîte jaune). Dans un carré une chaussette (le modèle), dans le carré suivant, cette même chaussette, mais présentée à lenvers, (lerreur survenue par rapport au modèle initial) dans le troisième carré, pas de chaussette (le concept qui se passe de toute réalisation pratique). Ces trois premiers carrés constituent un second modèle qui à son tour sera perverti et donnera lieu à une infinité de modèles ». Léquivalence répond aux préoccupations dun artiste comme John Cage qui les formule ainsi : « Abolir la distinction entre art et non art , faciliter le processus pour que nimporte quoi puisse se produire ». Force est de reconnaître que le principe déquivalence anime autant les champs de la science, de lart que de la pensée. Dun point de vue scientifique, le principe sous-tend lévolution et la complexification de la matière à travers un processus daltération et de reconfiguration des particules élémentaires. Sur le plan esthétique, léquivalence devient catalyseur dun processus artistique ininterrompu. Vision hégélienne enfin dune pensée en constante progression par la négation surmontée delle-même. Autre lieu mythique de la géographie mentale de lartiste, le « territoire de la République géniale », où tout le monde est invité à sadonner à lart , tant il est vrai que « déjà le seul fait dêtre un être humain fait de vous une génie ». La communication, les échanges, la transmission de pensée constituent une thématique récurrente. « Thélépathic music N° 5 » est une spirale constituée par trente-trois pupitres sur lesquels sont placés des cartes à jouer et de petits cartons où des formules sont inscrites « à la renverse », « à pleines mains », etc. verso Transmission de pensée opérée sur un mode purement musical : « si au hasard deux ou plusieurs personnes posent un même regard sur une même carte , ne se rencontrent-elles pas sur une même longueur donde , si brièvement soit-il » ? Avec Eins /Un/ One, (1984) Filliou sacrifie, une fois nest pas coutume, à leffet visuel. Des dés de toutes les couleurs et de toutes dimensions sont jetés pêle-mêle à même le sol, dessinant une mosaïque multicolore. Cependant, les dés comportent sur toutes les faces le seul chiffre un. Allégorie dun univers où lunique se conjugue avec linfinie multiplicité des choses : on le sait, ce sont les mêmes particules élémentaires quon retrouve dans les composants les plus sophistiqués de la matière. Lart chez Filliou est une pédagogie existentielle, une manière dêtre, une vision amoureuse et collective de lexistence, la vie elle-même, mais fécondée par lenvie de créer, avec le sens le plus large donné au mot créer : aimer, communiquer, échanger, agir avec, jouer, se divertir, inventer des territoires imaginaires. Filliou prêchait bien seul dans le désert lorsquil officiait au tout début des années 1960. Ses principes ludiques et iconoclastes ont pourtant contribué à élaborer des concepts - clés de lart contemporain : esthétique relationnelle, participation du public à luvre, « work in progress », création permanente, équivalence art et vie
Quon le veuille ou non, Filliou appartient à cette génération des grands inventeurs, ceux des années 1960, dans la lignée dun Beuys, entre autres. Il fallait le démontrer. Cest fait. Thierry Laurent © visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé - |
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