Dossier Franta Du fond de la nuit, témoigner de la splendeur du jour par Jean-Luc Chalumeau Loeuvre de Franta évolue entre deux pôles: la vie, dune part, avec par exemple lemblématique Maternité de 1999, et la mort, dautre part, avec la non moins significative grande composition aujourdhui au Musée de Nagoya (Japon) Pour le souvenir - Témoin (1994) qui évoque des charniers. Franta, témoin direct des principaux drames du XXe siècle, me semble avoir conduit sa quête picturale non loin de la méditation dune Hannah Arendt constatant que le IIIe Reich détestait lhumanité en général et lapparition dun enfant en particulier, puisque lhumanité était selon lui viciée à la racine et que, le peuple juif en étant la cause, il importait den programmer la disparition pour régénérer lespèce humaine. Contre tous les responsables des charniers de notre temps, Franta, comme Arendt, affirme que la seule réponse à leur opposer réside dans la vie dun enfant et donc dans sa naissance. « Chaque fin dans lHistoire contient un nouveau commencement» écrivait la philosophe allemande en écho à saint Augustin («lhomme a été créé pour quil y ait un commencement »), en ajoutant que «ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance. Il est en vérité dans chaque homme.» Cette idée est métaphoriquement inscrite dans chaque tableau de Franta en tant quil est animé par le jaillissement de la peinture, cest à dire par la vie de la création. Lexpressionnisme de Franta manifeste ainsi la présence de la vie, même dans les oeuvres dont le sujet apparent est la mort. La Maternité triomphe des charniers: la peinture de Franta ne cesse jamais dêtre un commencement quil faut étudier. Mais, avant toutes choses, il nest peut-être pas inutile de préciser quelle fut lorigine de ma relation à loeuvre de Franta. En janvier 1974, dans le même numéro (1) de la revue Opus International, Pierre Gaudibert publiait un article sur Franta, et moi-même un autre sur Velickovic. Gaudibert écrivait de lartiste tchèque : «Franta poursuit une des démarches les plus significatives des arts plastiques dans le milieu du XXe siècle: celle de lanonymat organique opposé à la tradition du portrait de lindividualité humaine.» Et, comme en écho, on trouvait dans mon texte la question suivante à propos du peintre yougoslave: «Et si aujourdhui, comme réalité épaisse et première, comme objet difficile et sujet souverain de toute connaissance, lhomme était en train de disparaître?» Cétait une coïncidence, et sans doute davantage: une convergence danalyses par deux auteurs (qui ne sétaient nullement concertés) à propos de la peinture dartistes de la Nouvelle figuration, tous deux porteurs de questionnements plastiques fondamentaux sur ce quil en était de la condition humaine. On devine que Franta et moi avons aussitôt cherché à faire connaissance. Notre première rencontre eut lieu quelques semaines plus tard, et voici donc maintenant un tiers de siècle que jobserve loeuvre de Franta, que je ladmire et que je cherche à la comprendre. Nous sommes parvenus à lheure des bilans et des rétrospectives, et il me semble que les commentateurs de la peinture de Franta qui se sont succédés depuis plus de trente ans ont peut être un peu trop souvent proposé de simples variantes sur le thème si bien défini, dès le départ, par Gaudibert: «Cest toujours le même dialogue dune bouillie sanguinolente et quasi viscérale avec une rigidité agressive. Cette défaite de lhomme crie une souffrance infinie, sans recours, rachat, ni justification », variantes certes quelque peu corrigées par le constat de la mutation qui sest opérée à partir du début des années 80, quand, justement à linitiative de Pierre Gaudibert, Franta a découvert lAfrique, ses déserts et ses peuples ayant conservé une sorte de pureté originelle. «Jai dû réapprendre à voir et regarder le monde extérieur, a-t-il dit à propos des premières expériences africaines» (2). Il nempêche: si Franta est bien un profond témoin de son temps ce nest pas un hasard si je lai placé dentrée de jeu aux côtés dHannah Arendt , il est aussi et surtout un peintre, un peintre trop peu analysé en tant que tel, dont loeuvre dans son extension sur plus de quatre décennies est maintenant assez riche, variée et aboutie pour justifier une approche principalement esthétique. Il y a bien une profondeur de lobjet esthétique chez Franta, cette «peinture du commencement», qui établit des relations spécifiques avec celui qui le perçoit. Ce sont cet objet et ces relations que je me propose daborder en trois temps : Il y a un sens immanent au langage plastique de Franta. Loeuvre de Franta implique une participation de celui qui la perçoit. Sens immanent et participation sont les clefs de la profondeur esthétique chez Franta. LE SENS IMMANENT Je suis, par exemple, devant un grand diptyque de Franta datant de 1982, une encre de Chine sur papier marouflé intitulée Adam et Ève. Loeuvre est importante du point de vue biographique : elle marque une nouvelle phase dans loeuvre du peintre, qui semblait jusque là voué aux chairs suppliciées, piégées dans dimplacables structures technologiques. Les figures se redresseraient et sépanouiraient parce que Franta vient de trouver en Afrique des motifs de se réconcilier avec lhumanité. Je sais cela, mais ce nest pas lessentiel. Adam et Êve est pour moi un objet esthétique, et cest en tant que tel quil sollicite ma réflexion. Il la sollicite dautant plus fortement que je le ressens comme fait pour moi : il constitue un signe par lequel Franta veut me dire quelque chose. Or ce signe nest jamais simple : sil me comble par lévidence de sa présence, il fait aussi problème. Il y a certes là représentation : en loccurrence, deux nus, lun masculin et lautre féminin, dont certains éléments des visages indiquent la race noire, mais qui mapparaissent néanmoins dune éclatante blancheur sur fond sombre et non le contraire selon la logique. Il y a évidemment matière à réflexions : dabord sur la structure de lobjet esthétique, ensuite sur le sens de lobjet représenté. La technique picturale est une chose, latmosphère suggérée en est une autre. Cette méditation en deux temps, appelons là réflexion critique: par elle, lobjet comme réalité perçue va séclairer pour moi et cesser dapparaître comme une totalité plus ou moins confuse ou contradictoire dans laquelle je risque de me perdre. La technique picturale: elle a été suggérée à Franta par le fait que ces corps, observés dans leur milieu une végétation tropicale lui sont apparus comme «des corps-lumières par les reflets échappés des trous de la végétation qui se réfléchissaient sur leur peau noire». Doù lidée de ces formes lumineuses pour la femme surtout, la lumière émanant du corps déborde ses limites et comme aériennes (le sol nest pas représenté, non plus que les pieds des figures) dans un espace sans profondeur autre que picturale. Latmosphère suggérée: il est possible que la réalité du peuple Masaï soit à lorigine de loeuvre (quoique rien dans cette dernière ne lindique précisément), mais peu importe. Quils soient Masaï ou Dogon, ces corps fiers, qui soffrent au regard sans ostentation ni provocation, suggèrent un univers où la «beauté» nest pas un concept, mais une donnée du quotidien. Chez ces peuples en effet, la beauté nest pas lobjet dune contemplation. Elle est, comme pour les indiens Embera aimés de Jean-Marie Gustave Le Clezio, «une activité, un moment, un désir » Devant moi, la peinture de Franta se fait activité, moment, désir. Voici des corps qui participent totalement de la nature qui les environne, alors même que cette nature nest pas directement représentée. Je comprends alors que lart de Franta fait de la nature le corps de la peinture : le sens, ici, est immanent au signe, et lanalyse du signe ma directement conduit au sens. Dans la peinture de Franta, le sens est vraiment immanent au langage esthétique : dans sa simple façon de répartir à larges coups de brosse ou de pinceau lombre et la lumière, je retrouve la caractéristique des plus grands artistes (ne peut-on pas dire que les coups de pinceau de Van Gogh disent déjà quelque chose du message de loeuvre?). Il serait possible de reprendre la démonstration avec des tableaux représentant, non plus des «corps-lumières» mais des corps toujours nus - dont lapparence, en plein jour, les identifie aux couleurs de lenvironnement. Au milieu des années 80, Franta a rencontré une tribu Masaï vivant sur une terre aride. Il a vécu plusieurs jours avec elle, découvrant que « les corps de ces hommes ont presque la même couleur que la terre, car la poussière se colle à leur peau. Cette présence du corps dans la terre et de la terre sur le corps, est accentuée par les motifs quils peignent sur leurs jambes à laide dun mélange terreux. Leur carnation adopte alors la rougeur propre au sol kenyan, comme si ces corps surgissaient de la terre » Ainsi sexpliquent au premier degré des oeuvres comme Couleur sable, Groupe brun (gouaches sur papier, 1985) ou la splendide huile sur toile Masaï (1985) Franta ayant donné lui-même la clef, inutile dintroduire du conceptuel dans le sensible et de vouloir formaliser tout de suite le sens de ces plages de couleur. De même que Van Gogh, par les seules couleurs, entendait représenter les « terribles passions humaines », cest bien uniquement par la couleur que Franta rend compte de lidentité Masaï. Je me suis un instant séparé de loeuvre, ayant voulu en reconstituer la genèse en recueillant le témoignage de lartiste, mais bien vite je suis ramené au contact de lobjet esthétique. Je passe du jugement déterminant au sens de Kant au jugement réfléchissant selon ce dernier : une réflexion qui adhère, qui se soumet à loeuvre et qui la laisse déposer son sens en moi. Je considère maintenant ces tableaux comme des objets directement signifiants, et si jinvoque volontiers lauteur pour me rapprocher plus facilement du sens de loeuvre, cest que jidentifie cet auteur à son oeuvre. Si je minterroge sur la genèse de loeuvre, il sagit dauto-genèse : la comprendre nest pas découvrir ce qui la produit, mais comment elle se produit et se déploie elle-même. Cest que, chez Franta, loeuvre est toujours expression de son être. Il y a bien une nécessité en elle, mais tissée de sa propre liberté, et non dune nécessité extérieure qui la déterminerait à partir don ne sait où. Dans latelier de Vence, Franta me montre un tableau sobrement intitulé Palmier, qui ne représente en effet quun palmier. Il fait partie dune série traitant ce thème de 1988 aux années 90. Il ne sagit pas dun palmier comme il y en a autour de lui. Je mavise à cet instant que latelier na pas de vue sur le splendide paysage niçois qui lenvironne : la lumière vient du plafond ; quand Franta travaille, cest exclusivement avec et dans sa peinture, sans possibilité de rien voir susceptible de len distraire. Non : ce palmier violemment travaillé en pleine pâte, rigoureusement dressé dans laxe central de la toile, aussi hiératique et digne que les corps noirs tels que la somptueuse Femme-plante de 1986, ce palmier est à nen pas douter africain. Jéprouve, avant dentendre un éventuel commentaire du peintre, le sentiment dune nécessité intérieure à loeuvre, que je ne puis nommer autrement quexistentielle. Il y a dans ce palmier calciné et verdoyant à la fois, une force, une évidence telle quelle simpose comme une nécessité. Ce tableau de Franta, autant que beaucoup dautres nés de son pinceau, interdit les hypothèses sur ce quil pourrait être de différent, si bien que comprendre loeuvre, ici, cest constater quelle ne peut être autre que ce quelle est. Il ne sagit pas, en loccurrence, dune tautologie, car cette assurance ne me pénètre que dans la mesure où je suis pénétré par loeuvre. Et cest lintimité ainsi trouvée avec elle qui me donne la volonté de chercher son sens en elle, puisque la nécessité existentielle ne saurait être connue du dehors. Je léprouve en moi à la condition de mêtre ouvert à elle. Il y a vraiment une nécessité de lobjet esthétique : mais il a fallu que je la reconnaisse en moi. La touche qui ordonne formes et couleurs de ce tableau est la même, aussi vive, rageuse même, pour traiter le palmier lui-même comme une personne debout que pour évoquer son environnement: ciel et terre. Cette dernière est bouleversée, carbonisée peut-être : les giclées de noirs, docres et de blancs respirent le drame et envahissent même la base de larbre. Mais lensemble saffirme comme complet, immuable, nobéissant quà sa propre loi : jai devant moi une idée incarnée. Quelle idée ? Jen ai sans doute assez dit déjà pour quon lait devinée. Citons tout de même Franta, qui confirme lintuition saisissant mais à un autre niveau tout spectateur vraiment attentif : « Jai eu linspiration de cette toile, et de la série dont elle fait partie, en observant des kilomètres de paysages calcinés et brûlés par la dureté du climat lors dune traversée du nord de lAfrique en autocar. Ces palmiers sont très différents de ceux que nous pouvons voir sur notre continent, et qui sont entretenus par toutes sortes dengrais. Ils contiennent en eux une volonté de survie incessante, et dégagent une énergie et une force vitale. Ils luttent face à une condition de vie très dure, où la pauvreté de la terre les oblige à résister en permanence contre la mort. » Cette idée incarnée, je lavais découverte parce que lobjet esthétique est éloquent sans être jamais descriptif, et quil est profond dans la mesure où il moblige à me transformer pour le saisir. La profondeur du palmier de Franta est corrélative à la mienne, et cette corrélation est un aspect essentiel de lexpérience esthétique : par elle, le sens immanent mest clairement apparu. LA NÉCESSITÉ DE LA PARTICIPATION Revenons au triptyque Pour le souvenir Témoin de 1994 dont le peintre a fait réaliser une réplique photographique sur toile dune grande fidélité, que lon peut voir dans son atelier. Il sagit dune des oeuvres les plus importantes de Franta, sans doute son chef-doeuvre. Les conservateurs du musée de Nagoya ne sy sont pas trompés, qui lont mis en valeur dans un vaste espace, non loin dun tableau dAnselm Kiefer, autre grand peintre expressionniste contemporain, lui aussi obsédé par les événements de la Deuxième Guerre mondiale. Les japonais voient dans Pour le souvenir une allégorie dHiroshima, ce qui est compréhensible, mais il sagit en fait du « souvenir » du camp de Teresin construit par les nazis en Tchécoslovaquie; le «témoin», au centre de la composition est un visage caché par des mains superposées, qui ne voit donc pas les cadavres entassés dans les charniers qui lenvironnent. La mère de Franta a été internée à Teresin, et cest là que le poète français Robert Desnos est mort, en 1945, peu après avoir écrit ceci : « du fond de la nuit, nous témoignons encore de la splendeur du jour et de tous ses présents. Si nous ne dormons pas cest pour guetter laurore qui prouvera quenfin nous vivons au présent ». Il sagit ici de mémoire individuelle autant que de mémoire collective, et il sagit de la relation de la peinture au temps. Franta peint au présent un passé qui ne sefface pas. Ce dont il est question est une horreur indicible : je le vois bien, et pourtant jéprouve dabord devant ce triptyque le sentiment de la beauté. Est-il possible dexpliquer comment le peintre a pu exprimer à la fois le fond de la nuit et la splendeur du jour ? Me revient en mémoire le fait que Franta sétait lié damitié, dans les années 60, avec son voisin dAntibes lécrivain Graham Green qui sintéressait beaucoup à la façon dont le jeune peintre tchèque peignait des corps torturés, écrasés, parfois réduits à des masses indistinctes de chairs sanguinolentes (comme dans Ascension de 1969 par exemple, aujourdhui au Musée dArt Moderne de Prague). Green fit un jour le rapprochement avec les crucifixions de son compatriote Francis Bacon, peu connu alors en France, dont Franta navait encore vu aucun tableau. Green était conscient de ce que les manières de peindre des deux artistes étaient très différentes, mais la similitude de leurs thèmes lui paraissait frappante : il offrit un livre sur Bacon à Franta qui, jimagine, se jeta dessus (il la précieusement conservé, et le consulte aujourdhui encore). Au-delà du thème de la chair souffrante, une parenté réelle semble en effet relier Franta à Bacon : tout se passe comme sils sinspiraient tous deux de lidée de la beauté selon Baudelaire, appliquée par Michel Leiris à loeuvre du peintre anglais. Pour Baudelaire, écrit Leiris, « lidée courante dune beauté reposant sur un mélange statique de contraires se trouve implicitement dépassée : puisquil est nécessaire quelle contienne un élément moteur de premier péché, ce qui constitue la beauté, ce nest pas la seule mise en contact déléments opposés, mais leur antagonisme même, la manière tout active dont lun tend à faire irruption dans lautre, à sy marquer comme une blessure, une déprédation.» Cest avec cette clef que Leiris lit les tableaux de jeunesse de Bacon, ceux en particulier qui sinspirent en 1944 dune phrase dEschyle où « sourit la puanteur du sang humain», avant même la libération des camps de la mort. Cette clef pourrait ouvrir aussi à au moins deux interprétations de loeuvre de Franta, postérieure quant à elle à louverture des camps et sy référant directement. Le visage au centre du triptyque est étrangement calme. Le personnage se cache-t-il les yeux dans un geste de déploration ? Cest possible, mais rien ne lindique. Le peintre ne nous interdit pas non plus de penser que cet individu, témoin de mauvaise foi, ne voit pas parce quil ne veut pas voir les corps suppliciés unifiés par un rose clair constituant plastiquement un tissu conjonctif qui efface tout détail anecdotique. Nous savons bien quil ny a pas dart sans ambiguïté. Dès lors, ces éléments : le visage masqué dune part, les corps amoncelés, dautre part, ne sont pas seulement opposés, il sont vraiment antagonistes : le personnage semble nier lexistence même des charniers qui devraient, comme on dit, lui crever les yeux, mais il cache ces derniers : serait-ce la figure du négationnisme? Peut-être. En tout cas, il y a ici présence de blessure, aussi bien intellectuellement que plastiquement (violence des noirs et blancs du visage, suavité paradoxale de la couleur des victimes). De là naissent à la fois lémotion et une étrange expérience de lidée de beauté. Lémotion est dautant plus forte que ce tableau suscite une rencontre du passé et du présent en moi. Loeuvre a été capable de requérir ma participation, elle a été loccasion dune actualisation de souvenirs et dimpressions de toutes sortes, autant liées à ce que je sais de lHistoire collective quà ce qui persiste en moi de mémoire personnelle. Elle en a été capable parce quen elle agit ce que lon appelle la profondeur esthétique. Devant lobjet esthétique quest ce triptyque, je nai donc été ni une pure conscience au sens dun cogito transcendantal, ni un «pur» regard puisque mon regard est lourd de tout ce que je suis. Lobjet esthétique na été à moi que parce que jai en quelque sorte été à lui. Tout cela, évidemment, ne se serait pas produit si jétais passé distraitement devant le tableau. Une dernière question se pose alors : est-il possible de regarder « distraitement » un tableau de Franta ? Je pense que non. Il ne me paraît pas pensable, si lon est un humain, de ne pas souvrir à un tableau de Franta, et souvrir, ici, ce nest pas seulement être conscience de, sest bien sassocier à. Il y a nécessité de participation à lobjet esthétique, sans quoi ce dernier nexiste pas, ni moi non plus en tant quhomme. LA PROFONDEUR ESTHÉTIQUE Pour illustrer le carton dinvitation dune double exposition à Paris au début de 2007, Franta a choisi une photographie le représentant dans son atelier en train de manipuler un grand tableau: Prime-time ou Au nom de qui, au nom de quoi? Derrière lui, une peinture issue de ses séjours à New York où lon distingue deux chiens. Prime-time revenait, en 2001, sur le thème de la chair torturée, mais dominée par une forêt de micros évoquant à la fois lomniprésence et limpuissance de la surmédiatisation contemporaine. Un autre tableau, derrière lui, évoquait une scène dont le peintre avait été témoin: deux molosses furieux déchiquetant un malheureux passant dans une rue du Bronx. Deux représentations de la violence, de la douleur, de linhumanité du monde, bref: du mal qui parcourt pratiquement tout loeuvre du peintre (aux seules exceptions de portraits Jacqueline en 1965, Femme touareg en 1990 et de certains tableaux nostalgiques «africains» comme Eden, 1985, acquis par le Solomon R. Guggenheim Museum de New York). Franta, par le moyen de ce carton, indiquait que laxe central de linspiration, pour lui, tchèque ayant successivement vécu le nazisme, le communisme et maintenant la crise générale des valeurs en Occident, reste bien linsupportable présence du mal. Il ny a quune question fondamentale, à laquelle aucun philosophe, aucun artiste néchappe : celle dont la morsure est à lorigine de sa vocation de penseur ou de créateur, cest à dire : quen est-il du mal ? Franta est pénétré par la certitude que, dès quun homme ouvre les yeux, cest sur la douleur : à commencer par celle éprouvée par les jeunes mères encore écartées et sanglantes de Naissance (1978) et de Maternité (1999). Et dès quun homme maîtrise le langage, il apprend quil ne vit que pour la mort et quentre naissance et mort, il ny a que la violence. Cela sappelle lintolérable, et la question qui sous-tend loeuvre de Franta est de savoir pourquoi il se fait quon le tolère. Depuis le fond des âges, il ny a pas eu révolte contre la violence, mais plutôt résignation. Lenseignement de la résignation a notamment été le fait dun certain christianisme dévoyé, qui a culpabilisé lhomme en le rendant responsable du mal, trahissant le Christ et oubliant Saint Thomas dAquin qui a défini le mal comme absence de bien, ce qui veut dire que le mal na pas dêtre. Mais cela ne veut pas dire pour autant que le monde nest pas vécu comme mauvais «Que le monde est mauvais, cest là une plainte aussi ancienne que lhistoire, a enseigné Kant, et même que la poésie, plus vieille encore, bien plus, aussi ancienne que le plus vieux de tous les poèmes, la religion des prêtres » Franta ne propose pas une plainte de plus à propos du monde mauvais: il construit des peintures et des sculptures qui évoquent certes la violence, mais qui dabord la contredisent en tant quils sont des objets esthétiques. Car lobjet esthétique tend à échapper à lhistoire : il est moins le témoin dune époque historique donnée que la source de son propre monde et de sa propre histoire, dont la loi fondamentale est ladéquation de lapparaître à lêtre. Je croyais la thématique des corps pantelants, déchirés par les armes (Cible, 1972) ou la technologie (Frères ennemis, 1972) liée chez Franta à la période des années 60 et 70. Il nen est rien. La voici revenue dans les années 2000 avec notamment lextraordinaire Prime-time, mais dune manière étonnante. Un amas de chair ensanglantée se répand bien comme naguère, les objets sombres qui lagressent sont toujours à la fois effrayants et indiscernables, mais survient, au-dessus de la violence chaotique, une impeccable rangée de micros sur fond doré minimaliste. Le contraste est absolu, et la surprise complète : voici lune des clefs de la profondeur esthétique. Lorsque lobjet esthétique nest pas capable de me surprendre et de me transformer, je ne puis lui faire pleinement droit. Il y a des tableaux dont je me détourne aussitôt que jen ai identifié le sujet, car sa fonction ne consiste en rien dautre que de représenter ce sujet. Ici cest autre chose: si le «sujet» indiqué par le titre est Prime time (ce qui renvoie dailleurs à une foule de notions et didées non représentables), il est prolongé par deux questions: Au nom de qui? Au nom de quoi? Le peintre ne représente pas, il questionne. Et il questionne en loccurrence avec une intensité particulière: voyez le caractère dramatique des grandes balafres chromatiques noires et rouges (pour signifier des structures surchauffées, éclatées, effondrées: le tableau a été peint aussitôt après le 11 septembre 2001). Ces balafres sont placées de part et dautre de la chair quasi liquide. Elles aussi sont des questions, qui ne redoublent dailleurs pas celles du titre. Je sais bien que Franta enseigne quil ne faut plus tolérer lintolérable, et je vois quen provoquant mon étonnement esthétique, il suscite ma réflexion tout en la déboutant. Car ce que lobjet réclame de moi nest pas dêtre «compris» mais dêtre senti. Je suis devant ce tableau comme je suis lorsque jécoute une fugue de Bach: la représentation sefface devant lexpression. Je reviens sans cesse à ces grandes giclées de pigment qui marquent un degré nouveau dans la force expressionniste de Franta. Nul doute, pour moi, que cest à travers une interrogation passionnée de son tableau en train de se faire quil est notamment parvenu à lespace aseptisé, doré (le confort matériel, la bonne conscience, largent du monde des médias ) qui domine avec arrogance la composition et contraste absolument avec le reste. Son voisin Marc Chagall, dont il pouvait voir le jardin depuis le sien, lui disait jadis que pour faire un tableau, il faut souffrir. Franta navait pas besoin de cette leçon, car lorigine de la profondeur esthétique, dans ses tableaux, est depuis toujours dans son pouvoir dexprimer sa subjectivité, et il ne peut y parvenir quau prix dun effort visiblement douloureux. Quant aux questions, pas plus que celles de Gauguin (« Doù venons-nous? Où allons nous? ») elles ne recevront de réponse. Les grands artistes posent toujours les mêmes questions, mais plus fortement que le commun des mortels, et cela suffit, car cela réveille les autres de leur engourdissement. De même quil y a des hommes superficiels, il y a des oeuvres superficielles qui semblent à la lettre superflues, incapables de justifier leur propre existence (Schopenhauer dirait: incapables de manifester la volonté qui les promeut à lêtre). Elles nont pas dintériorité parce quelles ne contiennent rien qui suggère une nécessité interne. Or tout tableau, dessin, lavis, ou sculpture de Franta semble arc-bouté sur une irrépressible nécessité interne. Cest quune conscience est là, et que cest la conscience qui est profonde par la vie intérieure. Le rapport de soi à soi sexprime alors dans la dialectique du réfléchi et du réfléchissant. Cette profondeur sextériorise par une relation fondamentale à un monde, sil est vrai que la conscience est à la fois rapport à soi et rapport à un monde. Disons que, chez Franta, le rapport à soi conditionne le rapport au monde et, dans le même temps, lêtre au monde éveille la conscience de soi. Nous nous rapprochons ainsi de la profondeur de lobjet esthétique chez Franta, qui a la propriété de saffirmer comme objet, mais aussi de se subjectiver comme source dun monde. Devant un tableau de Franta, je réponds à un double appel : il sollicite en effet à la fois la réflexion, parce que sa cohérence justifie une connaissance objective, et le sentiment, parce quil ne se laisse pas épuiser par cette connaissance et quil provoque une émotion. Il na bien entendu atteint à sa subjectivité expressive quà travers la rigueur et la sûreté de son être objectif. Nous ne saurons pas «au nom de qui?» ni «au nom de quoi?» linacceptable. Mais cest bien grâce à ceux qui, comme Franta, posent la question plus fortement que nous néprouvons pas, devant le monde mauvais, un sentiment de haine mais un sentiment ontologique. Linacceptable, à travers son art, nous invite à renouer avec le sens des êtres et de leur existence. Loeuvre picturale de Franta sinscrit de la sorte dans la lignée des penseurs les plus lucides de son temps, à commencer par Albert Camus. « Le propos de cet essai, écrivait Camus au début de LHomme révolté, est daccepter la réalité du moment qui est le crime logique et den examiner précisément les justifications Une époque qui, en cinquante ans déracine, asservit et tue près de soixante-dix millions dindividus doit être jugée.» Camus lagnostique démontre que le nihilisme conduit au meurtre. «Le crime irrationnel et le crime rationnel trahissent également la valeur mise au jour par le mouvement de révolte. Celui qui nie tout sautorise à tuer.» Le refus de linacceptable est aussi le refus du nihilisme: la foi en lart est nécessairement foi en lhomme. Laptitude à produire de la beauté aide les hommes à penser quun être infiniment bon existe. Au-delà de toutes les raisons de désespérer, depuis les camps jusquau 11 septembre 2001, les oeuvres-mêmes qui les évoquent, parce quelles sont de lart, nous rapprochent de Dieu. Je ne sais si telle est lintention de Franta, mais le fait est là: son art, qui pour lessentiel puise son inspiration dans le malheur du monde, nous apporte un inappréciable effet de beauté. Le monde révélé par lobjet esthétique créé par Franta nous éclaire sur le monde réel comme sur nous-mêmes, et nous nous apercevons que nous avions besoin de cette lumière. Comme le poète de Teresin, Franta, du fond de la nuit, aura témoigné de la splendeur du jour. (Ce texte est constitué par de larges extraits du livre consacré à Franta par les éditions Somogy, à paraître en mai) (1) Opus International, n° 48, janvier 1974 : Franta: chair et structures, par Pierre Gaudibert (p.47); Velickovic : la peinture saisie par le tragique, par Jean-Luc Chalumeau (p. 69). (2) Céline Berge, Lexpérience de lexil à travers loeuvre picturale de Franta. Mémoire de maîtrise, Université de Toulouse II Le Mirail, 2004, p. 157. Sauf indication contraire, les citations de Franta dans la suite du texte proviendront de cette source. Jean-Luc Chalumeau
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