RENCONTRE AVEC CHRISTIAN GATTINONI
entretien réalisé par CLAIRE NEDELLEC (1)

C.N : En guise de préambule, j'aimerais revenir au dossier de presse qui introduit la réalisation de "Seconde génération", exposition et CDrom coproduits par le Musée de l'Histoire vivante et l'Association Arrêt sur l'image (3).
On peut y lire, entre autres " ... du choc auditif des trains de
Nuit et Brouillard en passant par l'ouverture silencieuse d'un album dévasté, des chaos de la petite et de la grande Histoire, le spectateur est invité à pénétrer peu à peu au coeur de ces matières de mémoire, à se les approprier ... neuf séries d'images qui toutes interrogent les moyens de cette transmission ..."
Faussement naïvement, j'ai envie de vous demander, s'il est vraiment possible de transmettre cette histoire ?

C.G : La question pourrait être aussi, qu'est-ce que l'on peut donner à comprendre d'une expérience que d'autres n'ont pas vécue ? Un peu comme la photographie de voyage. Pour moi, la photographie est menteuse ou plus justement elle est faussement documentaire, j'utilise plutôt le terme de "documenteuse", jouer de cela c'est tenter d'expliquer ce que j'ai vécu et rappeler ce que d'autres ont vécu .

C.N : Mais comment faire lorsque le contexte est aussi lourd, douloureux ?
C.G : C'est surtout très long. Par l'écriture d'abord, ce qui a échoué en partie. Lorsque mon père m'a montré un album dans lequel il avait collé puis retiré des documents, je lui ai demandé le prêt de cet objet pour le travailler. C'est donc cette idée d'un album de famille dévasté qui a conduit le travail . Il fallait réactiver l'objet .

C.N : Cela peut renvoyer à une des questions liée à la photographie, comment peut-on s'approprier l'image d'autrui ?
C.G : Je me pose encore cette question surtout pour la réalisation du CDrom : moi ce qui m'intéresse dans cette pratique, c'est la façon dont un album peut-être perturbé par des images très violentes que nous connaissons, et là se pose la question de la signature et de la ré-appropriation ... disons qu'aujourd'hui, je me suis peut-être donné le droit de faire cela.

C.N : Ne croyez-vous pas aussi que, dès l'instant qu'un travail sur le sens s'élabore , une distanciation -je dirais salutaire- s'instaure ?
C.G : C'est bien l'espoir de ce travail . Choisir aussi le support du CDrom qui éloigne les choses, qui provoque une circulation qui ne sera pas forcément la mienne ; j'ai bien sûr travaillé sur chaque image, sur chaque séquence mais là aussi il y a ré-appropriation puisque vous pouvez naviguer . C'est aussi là que se situe l'impact de la création : vous pouvez charger jusqu'à la gueule un travail de création, chacun aura son entrée qui sera d'ailleurs peut-être plus fine que la mienne.

C.N : Ces nouveaux supports de création pourraient donc à la fois accroître une audience et la rendre plus critique ?
C.G : Le CDrom reste quand même quelque chose de l'ordre du livre, de la possession individuelle. Je me suis aussi posé la question d'avoir un site avec ce travail, ce qui sera peut-être le cas, mais je veux dire que l'image est essentielle dans ce travail , mettre cela sur le Net suppose une autre adaptation, une autre lecture ... cette circulation c'est aussi résister au révisionnisme et à la propagande néo-nazie qui se développent sur le Net. Je fais partie de la génération des gens de 68, nous avons, je crois, à sauvegarder quelques idées et cette vigilance politique, il faut la garder.
J'essaie d'utiliser le maximum d'outils qui sont à ma disposition pour mon travail critique, je participe en tant que critique à une revue sur le Net (4) , il est intéressant d'adapter le travail artistique et critique à un support nouveau . De très jeunes internautes peuvent rentrer en contact avec ce travail et se demander ce qui s'y passe. Rencontrer par exemple des citations très courtes comme celle de Lacan (5) " ... de ce qui perdure de perte pure à ce qui ne parie que du père au pire...". Il y a des rencontres possibles, entre des gens qui ne connaissent rien de mon histoire et ces images et ces mots .

C.N : Y-a-t-il une façon particulière de travailler sur un CDrom?
C.G : Tout à fait . C'est une méthodologie assez complexe qui passe par quelqu'un qui est technicien et créateur mais qui passe aussi par une écriture de chaque séquence, il faut élaborer une sorte de synopsis, il faut penser à la circulation mémorielle.
J'ai travaillé sur trois "chapitres" : les histoire(s) individuelle(s), les plans-films c'est à dire ce qui nous vient du cinéma ou de la télévision et d'autre part la réalité d'un camp qui est Mauthausen (6) . A travers cette topographie, ces matières ( graffitis, photos, textes) , la méthodologie doit être opérante .

C.N : En relisant les argumentaires de ce travail et en vous écoutant, j'ai l'impression que le rapport au temps est assez particulier
C.G : J'essaie d'avoir une certaine maîtrise de cette temporalité mais d'autres que moi par cet effet de transmission prennent en charge le travail et cela est très important .
Même si ce que je reçois de ces lectures peut m'étonner voire me déranger, c'est dans ces accointances, dans cette entre-image que quelque chose de très virulent peut se produire . Le modèle pour moi en matière de production artistique sur CDrom, c'est sans doute le travail de Chris Marker (7) où les temps de découverte jouent sur le chaos, bien que tout cela soit très écrit, maîtrisé jusqu'à un certain point .

C.N : Avec ce choix un peu étrange que l'utilisateur est là, puis s'éloigne, revient comme dans un état de "vacuité"?
C.G : Absolument , on peut choisir ses entrées par la chronologie, par des images clic pour passer d'une séquence à une autre, tous ces passages sont proposés, en quelque sorte des passages "désaffectés" et parce qu'il y a beaucoup "d'affection" et "d'affectation" dans ce travail, la distance doit être aussi présente ... par l'arborescence par exemple. En cela la psychanalyse m'intéresse beaucoup. Au XIXème, la photographie et la psychanalyse se sont souvent rencontrées ( autour de l'hystérie ) , il y a une certaine manière de pratiquer la photographie et les sciences humaines en général . Travailler sur soi, sur ses origines, sur le rapport au père est un des signes de cette accointance. La photographie nous aide à voir, à mettre en situation des scènes que l'on n'accepte pas de voir ...
Le texte qui est sur le CDrom doit avoir eu une vingtaine de versions !...

C.N : Pourquoi ne pas les avoir gardées toutes puisque nous sommes dans une lecture "arborescente" dont vous parliez plus haut ?
C.G : Parce que certaines n'étaient pas bonnes du tout ; il y avait un équilibre à trouver entre le texte, l'image, les citations des autres, les fiches bibliographiques ... Cela m'intéressait plus d'avoir une seule partition à partir d'éléments dissemblables de culture.

C.N : Avez-vous été aidé par un historien ?
C.G : C'est moi qui ai réalisé ce maillage historique en consultant beaucoup d'archives. Je préfère être accompagné par des écrivains ou des psychanalystes. L'histoire sur cette période a déjà été faite (8) . Ce qui m'intéresse, c'est plutôt la transmission, la seconde "génération" .

C.N : Nous avons parlé de l'écriture , mais l'image traitée sur CDrom n'a t-elle pas une texture particulière ?
C.G : Il y a un traitement tout à fait particulier qui est géré par la taille écran, par la luminescence des images, par le fait que l'on peut afficher et superposer plusieurs images, travailler sur le défilement textes-images, et jouer sur la dynamique d'apparition et de disparition de ces images.

C.N : Sans être dépossédé de son sujet ?
C.G : Oui, il faut une maîtrise et après la non-maîtrise de la liberté de lecture : les pages de texte de mon père ou de moi-même sont numérotées mais en même temps, on peut passer de la page 1 à la page 12. J'en assume le risque. La chronologie peut et doit être bouleversée .

C.N : Vous avez publié un texte dernièrement dans le cadre d'un atelier d'écriture et de photographie au Lycée Duhamel du Monceau à Pithiviers . (9) Je vous cite car vous posez la question qui me paraît essentielle pour comprendre la teneur de votre travail . " ... souvent, il faut composer avec l'impatience de l'oubli, alors que le paysage et le temps aplanissent à l'infini tout ce qui pourrait faire relief, cependant l'urgence me tenaille parce qu'héritier de seconde génération, dans l'exigence d'une transmission ; mais au nom de quelle légitimité ? ..." Indépendamment de l'affect, de l'émotion de l'autobiographie ( père déporté à Mauthausen ), au nom de quelle légitimité pouvez-vous travailler ?
C.G : Je revendique une légitimité aux images, mais aussi une légitimité que l'on se donne parce que en tant qu'artiste je parle de choses dérangeantes, puis la légitimité de l'héritage non voulu. C'est cette histoire qui donne ce travail .
A savoir un travail sensible avec une mise en fiction et un dispositif . Ce que dit Jorge Semprun " faire acte de mémoire en faisant acte de création ..."

 

Propos recueillis par Claire Nédellec / Laval avril 2000

(1) Historienne d'art, commissaire d'expositions . Professeur à l'Ecole Nationale des Beaux-Arts de Dijon depuis 1997 ; collabore à la revue art press.
(2) Artiste, photographe,enseignant ; membre de l'Association internationale des critiques d'art ; producteur de radio ; collabore à de nombreuses revues ; commissaire d'expositions ; représenté en tant qu'artiste par la galerie Claude Samuel à Paris depuis 1992.
(3) exposition et CDrom " Seconde génération" Mémoire de la déportation / Musée de l'histoire vivante / Montreuil / France du 22 avril au 31 juillet 2000 / auteur : Christian Gattinoni avec des textes de Pierre Gattinoni et de Nicole Vitré / Réalisateur : Vincent Bengold / Logiciels nécessaires : Photoshop, Macromedia Director, Soundedit / Aide à la production : Conseil Général de Seine Saint-Denis , Musée de la Résistance et de la Déportation de Grenoble, Galerie Claude Samuel Paris / Diffuseur : Arrêt sur l'image, Bordeaux.
(4) exporevue.com
(5) Jacques Lacan (1901-1981) . Rapprochant psychanalyse et linguistique, Lacan entend retrouver dans l'inconscient les structures mîmes du langage et interprète en termes de métaphore (refoulement) et de métonymie (déplacement) les symptômes névrotiques . Christian Gattinoni fait référence ici à l'ouvrage "Télévision".
(6) Mauthausen :Ville d'Autriche sur le Danube / 3 600 habitants / Camp de concentration nazi établi en 1938. Sa population s'éleva jusqu'à 70000 prisonniers gardés par 260 SS. Quelques 350 000 personnes y furent déportées .
(7) Chris Marker : Immemory
(8) Christian Gattinoni fait surtout référence à "Mémoires de la déportation " CDRom réalisé en 1998 sous la direction de Grégory Chatonsky
(9) Cicatrices / 3 camps français / Pithiviers, Jargeau, Beaune-la-Rolande co-édition Lycée Duhamel du Monceau / Pithiviers le bar Floréal