Quelle preuve par limage ? Lexemple du vidéo-arbitrage dans le football Jacques Blocisziewski |
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Jacques Blociszewski Quelle preuve par limage ? Lexemple du vidéo-arbitrage dans le football Le psychanalyste Serge Tisseron décrit ainsi " limplacable totalitarisme des choses vues " : " Toute image se donne pour être la vérité même. Et cest pourquoi toute pensée qui veut échapper au risque de lidéologie doit veiller à se donner des images opaques, floues ou contradictoires. Non pas pour dire que la vérité nexiste pas, mais pour signifier quelle reste toujours à découvrir et quaucune image ne peut la saisir ". Une confiance irrationnelle en limage Ces phrases résonnent avec une redoutable justesse. Alors que les nouvelles techniques rendent limage de plus en plus facilement manipulable, alors que la frontière entre réalité et fiction -dans linformation télévisée par exemple- est toujours plus incertaine, la tyrannie du " vu à la télé " sévit aujourdhui partout et limage passe désormais, paradoxalement, pour la référence, la preuve du réel. Cette véritable croyance dans son pouvoir entraîne une série deffets pervers pour la réalité, sur laquelle elle agit en retour. Aucune image nest neutre, aucune ne saurait être totalement objective. Cest aussi ce qui fait le charme des images, voire leur fascination. Mais cela devrait nous inciter à la plus grande prudence sur leur utilisation en matière de preuve. Chacune delles est le résultat dun choix, dun angle de vue précis, qui montrent et mettent en valeur, mais aussi sélectionnent, transforment, occultent, mutilent. Limage nexiste que pour ce quelle est, et cela peut être beaucoup. Mais elle nest la preuve certaine de rien. Le football télévisé, formidable enjeu et laboratoire technologique Le football télévisé illustre bien cette volonté contemporaine de faire la preuve par limage. Le sport est avec le cinéma un des éléments de programme essentiels de la télévision de lère numérique. Il est aussi un laboratoire technologique où se devinent les futures évolutions de laudiovisuel. Objet denjeux financiers gigantesques, de luttes féroces, le football exerce sur le public un incroyable pouvoir dattraction, celui dune sorte de drogue télévisuelle. Premier sport mondial, il fait rêver et conditionne des centaines de millions de gens. Cest dabord par le filtre -si puissant- de la télévision que nous le recevons, et le public physiquement présent dans les stades nest plus quune petite minorité comparé aux foules immenses des téléspectateurs. La réalisation télévisuelle dun grand match de football atteint un niveau de sophistication inouï, avec de quinze à vingt caméras et les ressources du numérique (qui permet de remontrer à tout moment une action de jeu passée, au ralenti). Ce dispositif na plus rien à voir avec les trois modestes caméras -sans ralentis- des années cinquante ; et encore moins avec le regard du spectateur dans le stade, à la vision certes limitée, mais mobile et libre. Dans la façon de filmer le football, Canal + a beaucoup innové, entraînant à sa suite les autres chaînes françaises. Le style " Canal " met laccent sur lémotion, les gros plans, lenvironnement, le son Un style souvent brillant, presque cinématographique, mais qui tend à nous faire perdre le fil de la continuité du match réel, et son -primordial- aspect collectif. De ce patchwork ressortent de très nombreux ralentis, aux qualités esthétiques incontestables, mais qui sont la source de bien des dérives. La multiplication des ralentis de fautes (tacles irréguliers, hors-jeu, etc.) est en effet à lorigine de lidée du vidéo-arbitrage, qui vise à employer les images comme des éléments de preuve et dassistance à larbitrage. Lors dune action litigieuse, larbitre pourrait ainsi en visionner le ralenti avant de prendre sa décision. Culte du " ralenti " et mythe du vidéo-arbitrage Le vidéo-arbitrage est rejeté par la Fédération Internationale de Football, mais expérimenté -avec un médiocre bilan - au rugby : un juge-vidéo y est consulté par larbitre principal en cas de doute, pour vérifier si un essai a été marqué ou non. Sans cesse rabâché par les médias, réclamé un peu partout comme un progrès et une garantie de justice, le vidéo-arbitrage (et le faux débat qui lentoure) déstabilise au contraire le football réel, les joueurs, et plus encore les arbitres. Il faut ici préciser que dautres styles de réalisation existent, comme celui de la BBC, qui, en ne proposant quun minimum de ralentis de fautes, font montre de sagesse et nentretiennent pas de telles illusions dangereuses. La technique peut bien sûr, dans certains cas, savérer précieuse. Ainsi la photo-finish dune course, en athlétisme, permet-elle de désigner le vainqueur avec une quasi certitude. Mais les sports sont très différents les uns des autres et les caractéristiques du football ne se prêtent pas à lutilisation de la vidéo comme contribution à larbitrage. Contrairement à la photo-finish, la vidéo interférerait avec le match, hacherait son déroulement, alors que le football vaut beaucoup par sa fluidité. Les contestations se multiplieraient, non plus sur les décisions de larbitre elles-mêmes, mais sur ses choix de faire appel -ou non- à la vidéo, linterprétation des images, etc. Lautorité de larbitre serait vite remise en cause. Quant à la fiabilité de limage, elle est largement sujette à caution : à chaque caméra sa vérité, à chaque angle de prise de vue sa version des faits. Et il se trouve bien souvent un pied, un corps pour masquer le bout de réel qui ferait sens Quant au ralenti, il transforme la vraie temporalité du match, altère le mouvement, atténue ou exacerbe tel ou tel geste, peut nous tromper sur les intentions des joueurs. Procès truqués et arbitres boucs émissaires Les arbitres sont pourtant sans cesse " jugés ", sur la base déléments non probants, par des réalisateurs, commentateurs et téléspectateurs bardés de magnétoscopes, loin du réel et des décisions véritables, bien installés dans leurs cabines ou sur leurs sofas, comme face à un jeu vidéo. Les erreurs darbitrage sont constamment soulignées par lil de la télévision, qui fait fi de toute pédagogie, de tout souci déquité. Or les arbitres disposent de bien plus dinformations fiables que la machine, qui ne fait que rendre compte -imparfaitement- du visuel, alors que larbitre est, lui, en prise directe avec une réalité sonore, humaine, psychologique, dune richesse et complexité très supérieures à la pseudo-vérité de lécran vidéo. Il peut bien sûr se tromper à loccasion. Mais il est parfaitement utopique de rêver dun monde et dun match sans erreurs, et ces incertitudes mêmes contribuent à létonnante dramaturgie du football. Au nom dune logique audiovisuelle perverse, les arbitres de football sont les victimes de nombreuses injustices, comme celle que dut subir pendant la Coupe du monde 1998 larbitre américain E.Baharmast : lors dun Brésil-Norvège, il vit une faute que dix-sept caméras de direct (un des plus gros dispositifs de télévision sportive qui soit !) ne surent pas voir. Le penalty quil siffla à juste titre lui valut un scandaleux lynchage médiatique, avant que finalement, au vu dautres images, filmées sous un autre angle, on ne lui donne raison !! Et dautres arbitres ont été bien près dêtre traînés devant les tribunaux, pour une erreur supposée, par les actionnaires dun grand club. De ces abus ou injustices-là, commis au nom des images, on ne parle guère Labus de pouvoir de la télévision Ces " pièces à conviction " si hasardeuses sont fournies par la télévision. Elle sérige sans le moindre état dâme en juge et arbitre des matches quelle retransmet, se substituant de facto aux autorités du football. Ainsi le spectacle du match de football est-il transformé en sport-procès, où le téléspectateur se trouve impliqué dans un processus sans fond de vérification et de condamnation. Dun côté la télévision absorbe le football et ses clubs (ainsi Canal +, propriétaire du Paris-Saint-Germain), de lautre le fossé entre le réel et le télévisuel se creuse toujours davantage ; les deux mondes répondent à des logiques très différentes, entre lesquelles le football, trop dépendant de la télévision, est écartelé. Dès lors, si le vidéo-arbitrage devait -en dépit du bon sens- être mis en place, seul un système indépendant des chaînes, très coûteux, pourrait offrir un minimum de garanties. Qui le financerait ? Une partie de la presse écrite saligne sur la télévision et on voit ainsi LEquipe reproduire des captures décrans, minuscules photos floues tirées de matches télévisés, sur lesquelles on ne voit rien, et censées malgré tout " prouver " Vers une barbarie audiovisuelle ? La faiblesse de la réflexion de la télévision sur les conséquences de ce quelle inflige au football pourrait lui coûter cher, et lui faire tuer la poule aux ufs dor. Le vidéo-arbitrage reflète par ailleurs une inquiétante idéologie de la technique et de la vidéo-surveillance. Il na rien à voir avec la recherche de la vérité ou de la justice, exprime la logique de pouvoir de la télévision et la crise actuelle de la médiation : seul lil de la caméra fait foi. Bien au-delà du football, de tels errements sont préoccupants pour notre liberté. Dans le 1984 dOrwell (chaque jour plus pertinent), laudiovisuel tient une place centrale dans loppression, avec ses télécrans, ses Deux minutes de la haine. Aujourdhui la vidéo peut déjà être utilisée comme moyen de preuve dans les tribunaux. Labsence de vraie éducation à limage et dune réflexion spécifique sur ces questions pourraient faire glisser la justice de demain vers de terribles pratiques. Terminons avec S.Tisseron, qui a ouvert ce texte : " tout se passe comme si la pensée se coinçait dans limage ". A nous de savoir le prix que nous sommes prêts à payer pour cet aveuglement. |
Jacques Blociszewski Responsable de recherche sur les nouvelles technologies, Paris ; ancien président des Rencontres internationales de Lure (1998-2001). |
mis en ligne le 20/02/2002 |