Dossier Gilles Ghez Tout minspire Entretien entre Gilles Ghez et Jean-Luc Chalumeau Jean-Luc Chalumeau : Il y a une dimension inhérente à ton oeuvre qui ma toujours frappé, cest lhumour. Or lhumour nest pas une catégorie esthétique très répandue. Quand on feuillette lhistoire de lart, lhumour y est pratiquement absent. Gilles Ghez : Rembrandt dans certains cas, Jérôme Bosch souvent avaient de lhumour, mais les exemples sont rares en effet. J.-L. C. : Lhumour serait chez toi un parti-pris ? G. G. : Non, jy ai été conduit naturellement si lon peut dire. Je crois que je suis capable de rire de moi
J.-L. C. : Tu te représentes souvent toi-même dans tes boîtes de manière pas toujours avantageuse! G. G. : Dans les oeuvres, un Ghez peut toujours en cacher un autre ; ils sont placés dans des situations plus ou moins invraisemblables qui forment une sorte dautobiographie imaginaire, ou plutôt tantôt imaginaire, tantôt avec effet de réel. J.-L. C. : On peut donc voir près des personnages-Ghez des personnes qui font effectivement partie de ta vie ? G. G. : Oui, de temps en temps, mais ce nest pas clairement indiqué. J.-L. C. :Tes références, dans les scènes que tu construis, sont essentiellement littéraires. G. G. : Cest exact, mais je nai pas seulement des écrivains en tête, il y a de très nombreux peintres que jadmire. Si lon repère surtout des références littéraires, cest parce que je suis avant toutes choses un conteur. Les surréalistes mont débarrassé de la contrainte esthétique en me faisant comprendre que lon peut parler de nimporte quoi avec le langage pictural. Je suis peu à peu passé dune sorte de surréalisme classique, avec des bestioles un peu fantastiques et des choses de ce genre, à une forme de réalisme, mais jamais dénué dhumour. J.-L. C. : Sachant ton anglomanie, particulièrement dans tes habitudes vestimentaires, on devine quil sagit plutôt dhumour british. G. G. : Cest évident, mais jadore aussi Alphonse Allais dont lhumour na vraiment rien de britannique. J.-L. C. : Ne crains-tu pas que lon sarrête à lanecdote ? G. G. : Je nai quune réponse à cela : mes petits travaux se vendent, et ils se vendent à des personnes qui me paraissent avoir au plus haut point lesprit de sérieux. Je le dis dautant plus volontiers que le phénomène est relativement récent. Mais cest la réalité : depuis environ cinq ans, mon humour est pris au troisième ou quatrième degré, comme il se doit. De même que la perspective est un trucage parfaitement intégré et corrigé par les spectateurs, de même lhumour que je pratique est bien compris et intégré par les collectionneurs, me semble-t-il. Limposture est permanente en art : si je me posais la question de savoir si je risque de nêtre pas compris en introduisant de lhumour dans mes oeuvres, je ne serais pas un artiste. Il faut aimer et imposer ce que lon ressent, sinon cest foutu. J.-L. C. : Et si le spectateur franchement ne comprend pas ? G. G. : Cest tant pis. Ou plutôt cest tant mieux : nous sommes avant tout des auberges espagnoles. Disons, pour ce qui me concerne, un pub ou même un club anglais! J.-L. C. : Tu as indiqué que la reconnaissance du public, des collectionneurs, est récente alors que tu produis depuis plus de trente ans. Y-a-t-il une raison à cela ? Une inflexion de ton style par exemple? G. G. : Il est possible que mes thèmes les plus récents, les paquebots en particulier, aient touché à une compréhension universelle. La mythologie maritime touche tout le monde, et sur elle peuvent se greffer de multiples aventures. Je pense aussi que le fait davoir travaillé pendant quarante ans en enfonçant mon clou est un facteur non négligeable : la persévérance paie en art ! Jajoute que cette persévérance a été partagée par mon marchand, Pascal Gabert, qui ma soutenu sans défaillance depuis de nombreuses années : je tiens à lui rendre hommage. Heureusement pour moi, en définitive, lobstination est mon trait naturel, et lon sait que le naturel revient toujours au galop. J.-L. C. : Ta première obstination nest-elle pas davoir construit toute ton oeuvre sur le mode de la boîte ? G. G. : Cest tout à fait exact. A tel point que pendant très longtemps, je nai pas montré les dessins préparatoires de mes boîtes, ce que je fais maintenant. Comme les boîtes sont des objets compliqués à concevoir, le dessin moffre des raccourcis, des possibilités de simplification que je ne peux pas me permettre dans lexécution de loeuvre finale. J.-L. C. : Jai limpression que tu as choisi le procédé de la boîte parce quil se prête particulièrement bien à la pénétration de lhumour. G. G. : Evidemment. Le procédé de la boîte est déjà en lui-même un pied de nez affectueux à la peinture, et aussi à la sculpture. Jintègre lune et lautre dans mes oeuvres qui ne sont ni sculptures ni peintures. Contrairement à dautres constructeurs de boîtes que jadmire beaucoup, comme Cornell par exemple, ou Kudo dont les boîtes sont anxiogènes au dernier degré, je pratique lhumour : les boîtes sont un mode dexpression universel dans lequel on peut exprimer absolument tout ce que lon veut. Duchamp aussi a pratiqué la boîte, parfaitement compatible avec sa veine ironique
J.-L. C. : Tu es venu tout de suite à la boîte, ou bien il ta fallu parcourir un cheminement pour parvenir à elle ? G. G. : Jeune, jai eu loccasion plutôt ennuyeuse, pour gagner trois sous, de refaire les peintures dune salle de bain, et javais de lenduit de bonne qualité en trop grande quantité : jen ai profité pour faire sortir du mur des homoncules et divers monstres. Cest parti de là ! Contrairement à des artistes qui ont utilisé la boîte pour y introduire des choses, je suis parti du fond de la peinture en quelque sorte. Il y a eu germination et non inclusion dobjets préexistants. J.-L. C. : Peux-tu parler de tes fréquentations littéraires ? Si tu cherches des idées nouvelles, cest bien dans la littérature que tu les trouves ? G. G. : Pas toujours. A la vérité, tout minspire. Je suis parti un jour des clefs, et je me suis aperçu que leurs variétés sont infinies. Jai voulu élargir lenquête aux ouvre-boîtes, et il est apparu que les ouvre-boîtes sont innombrables, ce qui fait que ma série est inépuisable. Le cinéma a également été pour moi une source dinspiration illimitée. Plastiquement, mintéressent des artistes aussi différents que, en vrac, Delacroix, Odilon Redon, Malcolm Morley, Schwitters, Gustave Moreau, Otto Dix, Matisse, Grosz, Picasso, Rebeyrolle, Hubert Robert, Velickovic, Klee, Ensor, Bacon, Philippe Favier
enfin il y a chez moi quelque chose de proche de la démarche de Raymond Roussel en littérature. Joubliais, parmi les peintres, André Masson que jadmire parce que cest un chercheur, un type pratiquant une liberté à la fois technique et plastique extraordinaire. Ce nest pas le surréaliste Masson qui me passionne, cest linventeur plastique chez qui tout fait oeuvre. J.-L. C. : Léclectisme de ta liste est frappant, tu nes guère sectaire! G. G. : Il est vrai que je ne pratique jamais lexclusion. Japprécie même Jeff Koons, plutôt mal vu de mes confrères, car je le trouve très drôle et dune intelligence brillantissime. Ce quil fait me paraît très juste dans la mesure où il est américain ; ses porcelaines issues de la sous-culture sont remarquables. J.-L. C. : Jimagine que tu aimes aussi la bande dessinée. G. G. : Naturellement, étant entendu que la B.D. nest pas ou pas seulement de la sous culture. Hugo Prat, Bilal, Edgar P. Jacobs ont porté la B.D. au niveau de lart. Je peux aussi dire que si jai aimé La Marque jaune, sur un tout autre plan, jai eu un des chocs de ma vie avec lAge dhomme de Michel Leiris et une véritable passion pour les textes de La règle du jeu. J.-L. C. : Parmi les peintres que tu dis admirer, il y a nettement plus de morts que de vivants. Cela veut dire quelque chose ? G. G. : Non, pas précisément. Jai donné des noms de peintres bien vivants, Dieu merci, et sil y a pas mal de noms de lhistoire de lart, cest sans doute simplement que cest dans le passé quil faut chercher ceux qui mont le plus influencé. J.- L. C. : Chez les vivants, il sagirait de connivences, damitiés ? G. G. : On ne peut pas dire cela. Je répondrais sans orgueil particulier que je fréquente peu les artistes contemporains. J.-L. C. : Il y a une solitude de ton oeuvre qui correspondrait à la solitude de son auteur ? G. G. : Tout à fait. Une solitude involontaire sans doute, mais ceux qui disent que je suis dun naturel un peu sauvage doivent avoir raison. J.-L. C : Tes boîtes nétant ni sculptures ni peintures, comment peut-on définir Gilles Ghez ? Est-ce tout de même un peintre ? G. G. : Cest un artiste : cest tout ce que lon peut dire. Doù un réel problème, car les gens aiment bien les classifications. J.-L. C. : On doit se contenter dobserver que ton art est résolument figuratif. G. G. : Jai cependant aussi fait des choses abstraites, je sais juxtaposer des formes et des couleurs : ça mintéresse et mamuse. Mais dune manière générale, oui, je suis figuratif alors même que certaines boîtes, par exemple celles construites sur le thème des cheminées de paquebots sont en fait des compositions abstraites, la « figuration» ne tenant quà quelques détails. J.-L. C. : Chacune de tes oeuvres fait en tout cas la preuve de beaucoup dimagination : sont-elles minutieusement préconçues avant exécution ? G. G. : Pas du tout. Le résultat est toujours imprévu, doù des distorsions entre les dessins préparatoires et la boîte finale. J.-L. C. : Ce qui fait que, dune certaine manière, tu es un artiste conceptuel. G. G. : Tout artiste est conceptuel, à quelques exceptions près : les purs expressionnistes comme Pollock ou les artistes du cri comme Munch. J.-L. C. : Par ailleurs tu es très matiériste aussi, car dans tes oeuvres les matériaux ont une importance évidente. G. G. : On y trouve du bois, du papier, de la toile, du carton, de la colle, de lhuile
énormément de choses en effet. Un artiste travaillant dans les trois dimensions est forcément un matiériste. J.-L. C. : Parce que tes boîtes présentent des petits spectacles au sens le plus théâtral du terme, tu es encore un scénographe. On pourrait même imaginer le passage de tes oeuvres à la dimension dune véritable scène. G. G. : Jai effectivement eu affaire avec le théâtre, mais je collaborais avec des troupes désargentées, ce qui était fort gênant compte tenu des exigences techniques du passage de mes boîtes à léchelle dun décor. Jai ainsi participé au montage, à Lyon, dune pièce de Jarry en tant que responsable des décors et des costumes, le metteur en scène étant Gilles Chavassieux, avec des contraintes financières telles que je nai pas pu parvenir au niveau de perfection dans la réalisation que jaurais souhaité. La Maison natale de Henry James a aussi été transformée en boîte par mes soins sur une scène : une boîte qui souvrait comme descend un pont-levis, toujours pour une mise en scène de Gilles Chavassieux, que javais incité à adapter au théâtre la nouvelle de James. J.-L. C. : Abandonnons ton passé théâtral et parlons de lavenir : quels sont tes projets ? G. G. : Je nen ai aucune idée : cest le travail qui mindiquera des directions. Ce nest pas parce que je voudrais travailler sur un thème particulier que le travail mobéira. Cest lui qui me tire et dirige mes oeuvres. Je mentraîne parfois dans des directions que je navait pas envisagées J.-L. C. : Tu as déjà beaucoup évoqué les atmosphères de pluie des romans de Simenon. G. G. : Et aussi les vues de Londres, bien sûr, la ville du brouillard et de la pluie. Londres que jai beaucoup aimée autrefois et que jaime moins aujourdhui parce quelle sest mise à ressembler à toutes les autres grandes villes du monde. Les indomptables britanniques ressemblent à tout le monde, cest dommage. Heureusement, les italiens me paraissent plus solides dans la défense de leur identité. J.-L. C. : Tes boîtes multiplient les références à des pays proches ou lointains : es-tu un grand voyageur ? G. G. : Pas du tout. Jai peu voyagé, sinon à la manière de Raymond Roussel, enfermé dans son cabinet de travail. Je suis certes allé en Inde, mais javais commencé à faire des boîtes sur lInde bien avant de voir le pays, de même pour Hong-Kong. J.-L. C. : De toute façon, ce nest pas le monde daujourdhui que tu décris, cest plutôt celui de lâge colonial. G. G. : Il sagit en effet du début du XXe siècle. Je ne vais pas plus loin que les premières années 50. Par exemple, les hommes portent des chapeaux : ça marque bien lépoque. Mais je me sens tout aussi bien capable de parler de lavenir et de passer à la science fiction. J.-L. C. : Tes boîtes contiennent souvent des notations érotiques. G. G. : Pas toutes, mais je ne conçois pas dexposition sans que plusieurs boîtes aient un contenu érotique. Il y a beaucoup de couples dans mes oeuvres, et jaime évoquer les rapports qui peuvent se nouer entre les dames et les messieurs. Mes couples sont en voyage, et donc souvent confrontés à des éléments déstabilisants. J.-L. C. : Et enfin je note une constante importante dans ton oeuvre : le compartimentage en séquences. G. G. : Les paquebots, par exemple, qui sont de véritables villes avec des classes sociales séparées, me permettent de parler dhistoires et de milieux différents en montrant plusieurs scènes simultanément. Il y a lutte de classes, conflits raciaux
On croit parfois que jai la nostalgie de lépoque coloniale parce que cest un univers que jai beaucoup montré. Cest une grosse erreur! Jai toujours pratiqué une critique sans concession de lesprit colonial et de ses conséquences. Je crois que cette critique est toujours nécessaire, même si les formes de loppression des hommes par dautres hommes évoluent. Il y a bien un discours que lon peut qualifier de politique derrière les petites histoires que je raconte dune séquence à lautre. Entretien entre Gilles Ghez et Jean-Luc Chalumeau © visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé - |
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