Dossier Gilles Ghez Voyage vers soi par Fabrice Pataut Jai lu avec intérêt le travail de Mlle Edikt intitulé « Gilles Ghez : la vie en boîtes », et la félicite dabord du sérieux avec lequel elle a mené sa recherche, particulièrement visible dans sa bibliographie (était-il cependant nécessaire de cataloguer tous les volumes présents dans la bibliothèque de lartiste lors de son déménagement? Rien ne prouve quil les ait intégralement lus : il aurait été préférable danalyser le rôle générateur quen tiennent certains passages ou personnages sinon illustrations dans lélaboration dune mythologie personnelle). Je regrette toutefois outre le titre hélas prévisible que ses analyses se contentent de reprendre, parfois mot pour mot, les formules si fréquemment utilisées par la critique journalistique : il semble insuffisant de signaler comme tout un chacun la part quoccupent dans les boîtes les multiples allusions culturelles (à la littérature, au cinéma, à lhistoire de lart etc.) ; mieux vaudrait analyser comment ces allusions qui, en elles-mêmes, ne garantissent aucun effet spécifiquement esthétique, contribuent à produire des images et des scènes capables de susciter un écho chez le spectateur. De ce point de vue, il est symptomatique que Melle B. N. Edikt sautorise à contester certains choix de lartiste, sous prétexte quelle préfère Villiers de lIsle Adam à Barbey dAurevilly, ou Odilon Redon à Gustave Moreau ; elle qualifie aussi Les Trois Lanciers du Bengale de film « désuet », et sétonne en conséquence de limportance que lui attribue Gilles Ghez ! Or, 1) on ne peut affirmer que des allusions ou quasi-citations présentes dans ses boîtes recoupent lensemble des connaissances de Gilles Ghez en matière culturelle (et sans doute est-il parfaitement capable dapprécier aussi Villiers de lIsle Adam et Redon
), et 2) Melle Edikt semble fâcheusement oublier que la cinéphilie constitue par définition un domaine où saffrontent inlassablement, avec des arguments confondant la plus éclatante mauvaise foi et des déterminations relevant de linconscient, des opinions très divergentes. Mieux aurait valu, là encore, analyser par quelles opérations (psychiques et matérielles) ces allusions et références, au lieu de participer dun prétentieux étalage de culture singulière (dans toutes les acceptions de ladjectif), deviennent les déclencheurs de mécanismes fictionnels et humoristiques dont lefficacité est telle quils piègent même le regardeur incapable dy repérer les emprunts et renvois initiaux. Ce qui provient, au moins en partie, de linscription de ces derniers dans des constructions narratives objectivant une activité mentale que lartiste explore et explicite en réalisant ses oeuvres : une telle inscription, qui établit des liens multiples avec des éléments non référentiels, éloigne toute allusion de son contexte premier pour lui conférer lévidence dune grue portuaire ou dun palmier des plus communs. Ce qui fait le plus cruellement défaut à ces pages même si sur ce point la timidité de lauteure est compréhensible cest une mise en perspective du travail de lartiste. Bien sûr, il est fait état, comme toujours, de ses relations anciennes avec quelques membres du groupe surréaliste (Gérard Legrand, Claude Courtot qui la préfacé, Jean-Michel Goutier, José Pierre) et avec la revue Ellébore. Mais on aurait aimé quen soient déduits des développements pertinents sur la situation de loeuvre relativement à la modernité ou à lart contemporain. Si lon admet que la modernité aura été une succession de tendances, courants, écoles, groupes et groupuscules orientés par la recherche dune pureté en quelque sorte ontologique de la stricte picturalité, libérée de lillusion perspectiviste et de toute littérature (on aurait ainsi apprécié une relecture, à ce propos, de Clement Greenberg et de son néo-kantisme), force est de reconnaître que le travail de Ghez nest pas moderne du tout (sans doute nest-il pas davantage kantien), tant il se complait dans limpur, pratiquant une « sculpture » peinte, ou un modelage mis en couleurs, et usant dapparences tridimensionnelles pour construire des images en relief, de surcroît démultipliées par les miroirs quil installe sur les bords internes de ses boîtes. De même, si lart contemporain est davantage affaire dinformation que de production (de faire-savoir que de savoir-faire), Gilles Ghez nest pas un artiste contemporain : on sait quil réalise tout lui-même, et à la main
Cela est dailleurs confirmé par la façon dont la perception dune boîte suscite son inscription dans une temporalité fictive (un avant et un après la scène figurée) que les oeuvres contemporaines, si fréquemment tautologiques, ne génèrent que très rarement, sinon jamais. De cette extériorité au moderne et au contemporain, on aurait pu conclure, au moins sous le régime dune suggestion, que Gilles Ghez offre une résistance mais douce, comme négligente à légard de ce quelle conteste à la dissolution de laura. Il est vrai quon en venait alors à devoir considérer que la rédaction dune thèse, si approfondie soit-elle, ne saurait (pas davantage dailleurs celle dun article bref mais au moins ce dernier peut-il avoir une portée apéritive, absente de la thèse) remplacer lexpérience vécue devant une boîte cette relance de la rêverie qui seffectue chez le regardeur, prenant appui sur les éléments présentés pour élaborer son propre récit. En situant de la sorte le travail de lartiste quelle étudie, lauteure aurait nécessairement abouti à une réflexion quelle se garde bien daborder sur le réel et limaginaire. Elle aurait pu établir (et cela aurait donné à son écriture une résonance philosophique non négligeable) que, dans le cas de Gilles Ghez, lopposition encore si fréquemment admise entre ces termes doit être dépassée, puisquil est pratiquement impossible de décider si les scènes figurées ont été vécues, fantasmées, imaginées à partir dune lecture, dun souvenir ou dun spectacle. Autobiographie et fiction sont inextricablement mêlées ce qui souligne la part fictive de toute autobiographie, même classique et il paraît dès lors assez vain de considérer que les oeuvres récentes seraient plus clairement autobiographiques que les anciennes, sous prétexte que Gilles Ghez sy expose en place de Lord Dartwood ou dune scène cinématographique : Robbe-Grillet na-t-il pas établi que la part du subjectif était aussi importante dans ses premiers romans que dans Les derniers jours de Corinthe, puisque les scènes « objectivement» décrites dans Le Voyeur nexistaient que dans son esprit ? De même, il est assez inutile de tenter une comparaison entre la réalité historique, culturelle, politique, etc. de lInde, et le spectacle quen propose Gilles Ghez : il devrait être clair que lInde quil met en boîtes nappartient quà lui, et quelle est dès lors aussi légitime et réelle que nimporte quelle autre. Aurait-elle hésité à emprunter de tels cheminements que lauteure aurait pu et dû souligner, au minimum, la subtilité dune démarche qui, sinscrivant lucidement dans une tradition déjà riche (Cornell, Man Ray, etc.), parvient, avec des médiums qui nont rien de révolutionnaire, à un discours artistique authentiquement inédit (là où, par exemple, Cornell élabore des ambiances conceptuelles, Ghez construit des micro-récits, comme les séquences dun film à très grand spectacle, mais à la réalisation improbable). Il est vrai quil aurait fallu en déduire une conception de la création bien différente de celle qui est aujourdhui la plus répandue : contrairement à tous les artistes qui tiennent à apparaître, comme lécrivait José Pierre en 1964 (déjà !) comme de « purs produits de la génération spontanée », Gilles Ghez assume tous les héritages, pour y adjoindre avec une élégante modestie quelques grains de son sel. Pour conclure, il semble que cette thèse, telle quelle est présentée, laisse donc à désirer par bien des aspects. Il est dailleurs regrettable que sa rédaction soit entachée dun nombre alarmant de fautes dorthographe et de grammaire : on aurait apprécié que la langue y fût aussi irréprochablement scrupuleuse que celui qui en est l« objet », mais on sait par une expérience déjà longue que le discours universitaire est rarement homologue à la démarche artistique, et que cette dernière nen finit pas de lui apparaître comme un insupportable défi. Fabrice Pataut © visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé - |
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