Dossier Anne Gorouben Anne Gorouben ou le chemin du samovar par Patricia Reznikov Il y avait ce marchand au carrefour, à Montparnasse. Est-ce que tu ten souviens ? Lhiver, il proposait des marrons chauds et odorants, lété, des petites barques de noix de coco voguant dans une bassine. Cétait dans les années soixante, juste devant la duchesse Anne Et à Odessa, de lautre côté de la place, de lautre côté de lEurope, boulevard Primorski, il y avait cet autre vendeur Quest-ce quil vendait déjà ? Des amandes dans des cornets en papier journal ? Des petits pâtés, des gâteaux au pavot, des tranches de pastèque ? Parle plus fort, je nentends pas bien ta voix. Elle se perd dans le labyrinthe Ce dédale terrifiant de nos existences, quelque part entre ici et là-bas LAllemagne, la Pologne, lUkraine. Vos voix à tous ségarent dans le labyrinthe des vies perdues. Je tends loreille, jappuie sur la mine de plomb, le papier noircit, noircit, vos voix parviennent à peine jusquà moi. Questce que vous achetiez au marchand ambulant dans la Moldavanka, dans la poussière de lété, à lombre des marronniers, des acacias, ou bien alors lhiver ? Jai besoin de savoir. Le papier, le fusain, les cendres ont besoin de savoir. La fugue de mort est ce qui nous relie à vous, à lest. Lait noir, chevelure, nuit, chiens. Et le samovar. Celui avec les tampons en cyrillique dessus, plein de lumière. Cest tout ce qui reste, avec quelques photos. La petite Anne sy regarde, à linfini, elle sy laisse hypnotiser. Son visage sy reflète dans lappartement de Montparnasse, elle se penche sur son eau dorée et déformante, elle y compose son auto-portrait et les fantômes convoqués apparaissent un peu, ou trop, ou pas assez. Les visages glissent entre les doigts. Les vies ont glissé entre les doigts, trop vite. Chuchotées, murmurées, hurlées, effacées. Et au fond du samovar venu dOdessa après le pogrom de Kitchinev, il y a les cendres. Il y a cette jeune femme qui revient sans cesse. Tu sais, je ten ai déjà parlé. Sans cesse elle revient sur ses pas. Elle sinstalle au café, toujours au café, au coeur de Montparnasse, près de la rue dOdessa. Quelques fois, elle prend le train, le bateau, lavion, une péniche, même, et revient sans cesse sur ses pas. Berlin, Dresde, Magdebourg, Prague, Kiev, Odessa, Brooklyn. Elle dessine les ports, les docks, les gares, les villes, les écluses, les ruines. Elle cherche. Le plus souvent elle dessine les visages, le sien, celui des autres. Pas un jour sans visage, cest elle qui le dit. Elle les traque, les invite. Elle na de cesse dappuyer avec le crayon, le fusain, la craie, pour appeler les visages. Apparaissent alors les traits de tous ceux qui passent, qui ne sont rien ni personne, qui ont tout espéré ou tout perdu, ceux qui se souviennent ou qui ont oublié. Et chaque fois elle se laisse ravir par eux et chaque fois cest un miracle. Elle en est traversée. Et voilà ce qui lui est arrivé un jour, écoute bien, voilà ce qui lui est arrivé. Cétait dans un café. Cétait à Paris, ou à Dresde, ou à Berlin, je ne sais plus. Peutêtre était-ce même à Little Odessa, au Primorski restaurant sous le métro aérien, à Brooklyn. Au Moscow Bar, peutêtre. Parmi les hommes vagues, forcés au voyage, échoués devant locéan. Petits poissons salés comme à Odessa, borchtch, parties déchec. Elle laissait courir le crayon sur le carnet de dessin, comme à son habitude. Elle dessinait un visage avec une chapka, une silhouette qui a renoncé, des regards brouillés, un profil perdu. Elle avait lintention den faire tout un building, de ces têtes, de les empiler dans un gratte-ciel dâmes. Et tout à coup elle la vu, lui. Il était assis un peu plus loin dans le contre-jour pâle dune journée dhiver, près de la fenêtre. Avec sa silhouette caractéristique, un peu dégingandée, et son chapeau. Tout en noir, comme sur les photos. Elle ne lavait pas vu entrer. Il avait lair dattendre. Elle la regardé, la interrogé du regard. Il a fait non de la tête, doucement. Elle ne savait pas sil voulait dire par là quil ne désirait pas quelle le dessine. Ou bien juste que ce nétait pas possible. Mais pour signifier quil navait pas lintention de partir, il a enlevé son chapeau et la posé sur la table. Il est apparu avec ses cheveux plats et lissés, avec la raie bien au milieu et les oreilles proéminentes, son regard fiévreux et son visage triste et souriant. Elle la reconnu tout de suite, bien sûr. Elle sest demandé sil venait directement de Prague, du nouveau cimetière, mais na rien dit. Elle a continué à dessiner les visages tout laprès-midi, sachant quil était là et quil approuvait. A un moment, lorsquelle a levé les yeux de son travail, il avait disparu. Quelques jours plus tard, à Paris, il a sonné à la porte de son atelier. Elle la invité à entrer. Il sest assis sur un tabouret au milieu des toiles, des huiles sur bois, des fusains sur papier, des pastels. Il a tourné la tête doucement à droite et à gauche, a laissé son regard si particulier errer sur ces espèces dassemblages dobjets, de poupées, damulettes, de gri-gris, de plantes, doiseaux artificiels quelle appelle « les jardins de lincertain ». Il a vu les portraits, les chiens gyrovagues, les conciliabules secrets et silencieux de procureurs, de juges, il a vu la fugue de mort dans toute son étendue de pastel, de fusain, de sanguine. Il a tourné la tête de nouveau vers elle et lui a souri. Au moment où elle allait le questionner, il a mis un doigt sur ses lèvres. Puis, de sa redingote surannée il a sorti une photo, puis une deuxième. Puis dautres. Elle sest penchée et a vu les visages : de ceux quelle connaissait, de ceux qui avaient survécu, de ceux dont on ne savait pas ce quils étaient devenus, de ceux qui manquaient, Sarah, Sonia, Mendel, Slama, Charles, Meïer, Suzanne, Yevzel, Tsilia, David, Anne, Benjamin, Ivan, Hannah, Joseph, Minna. Ceux qui sétait échappés de justesse, ceux qui étaient retournés travailler à latelier de confection après la guerre, cet atelier si gai où on chantait tout le temps, ceux qui étaient redevenus dentistes ou médecins, ceux qui étaient restés prisonniers quelque part dans le cristal du temps, ceux quon avait attendus pendant plus dun an à lhôtel Lutétia, en vain, ceux quon avait cachés, enfants, ceux qui navaient jamais été capables de vivre, après, ailleurs que dans une cave, ceux qui étaient restés à jamais silencieux et tous ceux dont la trace se perdait là-bas, à Varsovie, à Kiev, à Odessa, à Berlin, là où les chiens sétaient déchaînés en premier. Alors quelle hochait la tête en silence à la vue de chacune des photos, il lui a tendu un morceau de papier sur lequel il a griffonné un mot rapidement. Elle a lu les lettres cyrilliques : Korobieïnik. Elle ne sest pas étonnée quil sache écrire le russe alors que sa langue, elle le savait était lallemand. Elle a prononcé le mot tout haut, et sa traduction : Korobieïnik, le colporteur. Il a fait oui, lui a souri. Puis il lui a repris les photos, et devant son air désolé a secoué doucement la tête, lui disant ainsi quil lui était impossible de lui laisser les visages de tous ces gens. Ces gens disparus, effacés, ou voués à disparaître. Mais il lui a laissé le papier. Alors elle lui a demandé comment il avait fait pour venir jusquà elle, par quel moyen. Il sest alors penché pour prendre une grosse valise noire quelle navait pas remarquée. Il la ouverte sur ses genoux, précautionneusement, et là est apparu le samovar. Le samovar dOdessa. Il la pointé du doigt et a ri en silence comme dune bonne plaisanterie et elle a compris quil était venu par là, à travers le samovar ancien, jusquà elle. Par la suite, il est revenu deux ou trois fois. Chaque fois il apportait de nouvelles photos. Des gens qui avaient vécu là-bas ou ici, le temps, si court, de leur vie dhomme. Parfois cétait des enfants. Elle branchait alors le samovar électrique quelle avait acheté lors dun de ses voyages. Elle lui offrait du thé. Il la remerciait de la tête et sa tasse pleine du liquide doré restait devant lui sans quil y touche. Comme un miroir. Mais elle avait limpression quà travers lui, le thé, le samovar, les photos, il lui était donné de toucher du doigt la vie dautrefois. Brusquement, les mains se tendaient, les liens se retissaient, les familles se reformaient. Les parents retrouvaient leurs enfants, les hommes leurs fiancées, leurs frères. Avec son crayon, son fusain, elle effleurait le coeur même de lerrance, de lexil, ce coeur qui se déplace avec nous, sa fragile douceur, sa douleur. Un jour il nest plus venu. Elle a rangé sa tasse. Et elle a continué son travail de colporteuse, de korobieïnitza. Des visages, encore des visages, dans les cafés, dans les gares, dans les hôpitaux. Des paysages, des villes, des lieux. Avec le crayon, la mine, la couleur, la cendre, afin de lutter contre le crépuscule de toute chose, contre leffacement. Patricia Reznikov
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