Les lecteurs de Verso qui ont bonne mémoire se souviennent peut-être dun éditorial publié dans le numéro 27 (juillet 2002) intitulé Contre la dérision dans lart. Dans ce texte, illustré par la désormais célébrissime "Nona Ora" de Maurizio Cattelan, jécrivais notamment : "Depuis le 21 avril un certain nombre de français ont découvert que la bêtise peut avoir des conséquences catastrophiques en politique. Comment fera-t-on comprendre aux responsables de lInstitution que la dérision nest pas une catégorie artistique?" Près de deux ans plus tard, force est de constater que la situation ne sest pas améliorée : elle sest gravement détériorée au contraire. Thierry Laurent en témoigne ciaprès à partir dévénements récents et de sa lecture dun ouvrage intitulé Lidiotie. J.-L. C. Note de lecture Comment faire fortune en étant idiot? par Thierry Laurent Jean-Yves Jouannais LIDIOTIE, art, vie, politique-méthode. Beaux-arts magasines/livres Collection dirigée par Fabrice Bousteau Un souvenir dabord. Celui dun passage à "Tout le monde en parle". A lépoque, lémission de Thierry Ardisson se voulait purement culturelle. Le thème du débat était la pertinence de lart conceptuel. Dans le clan des défenseurs, Sylvana Lorenz, galeriste "ingénue" devenue "avertie", promotrice à Paris de lavant-garde autrichienne, Fabrice Bousteau également, GO bien connu de lart contemporain, bibi sur le crâne, et surtout directeur de Beaux Arts Magazine. Dans le rôle des détracteurs de lart conceptuel, votre serviteur, supposé admirateur dune "Figuration" à lépoque dite "libre" (1), du fait dun livre que je venais de publier (1). A mes côtés, une artiste figurative, médiocre, mais télégénique, et "last but not least", Philippe Bouvard, dans le rôle du dignitaire un tantinet poujadiste. Lair était irrespirable, car luvre apportée sur le plateau comme emblème de la subversion conceptuelle, était celle dun artiste qui peignait avec des excréments. Malheureusement, il ne sagissait pas dexcréments séchés, ou mis en boîte, mais dune merde molle et chaude spécialement malodorante. La puanteur envahissait le studio denregistrement. Fallait-il pour autant interrompre lémission? Non, bien sûr ! Et Ardisson de distribuer des coupe de champagne aux participants, non pour le boire, mais pour le humer, ce qui permettait, le nez dans le verre, de reprendre son souffle entre deux commentaires. Lémission fut un fiasco. Pour moi, qui aurais aimé en placer une dans un débat qui tourna à linvective, estimant que la figuration des années 1980 était avant tout un produit de marketing, organisé par les maisons de ventes et les galeries, et que les notions sous-jacentes à ce mouvement, la liberté, limprovisation, leffervescence, la spontanéité créatrice, était bien souvent des leurres, des mensonges, des "mythologies", destinées à faire oublier que la figuration post-moderne nétait que recyclage de formules accréditées. Même un artiste aussi marquant que Basquiat néchappe pas à cette définition dun art devenu perversion des avant-gardes et parodie du kitsch. Fiasco aussi pour les défenseurs de lart conceptuel, mis KO par Philippe Bouvard, excellent débatteur, défenseur des valeurs humanistes, avec une argumentation facile, simpliste, mais définitive. Fiasco enfin de lart contemporain, tourné en ridicule, et donc promis à une durable disparition des écrans et des émissions grand public, victime de son image de scandaleuse fumisterie. Cest cette "scandaleuse fumisterie" qui est aujourdhui lobjet dun savant panégyrique dans le livre, unanimement salué par la critique, de Jean Yves Jouannais, "lIdiotie, art, vie, politique et méthode". Il faut rendre hommage à lauteur. Force est de constater que le livre de Jean Yves Jouannais est remarquable dérudition au service dune thématique incontestable. LIdiotie en art serait larchétype de la modernité. Un art fait de petits riens absurdes, débauches ratées, de mises en scènes grotesques, de dérision burlesque, de prestations divrognes, desquisses avortées, de ratages, de kitsch insignifiant, de blague de potaches. Lidiotie répond à une double définition. "Idios" en grec signifie singulier, particulier, et les uvres idiotes sont en premier lieu celles qui doivent être considérées comme singulières. On le sait, depuis Nietzsche et Kandinsky, lartiste revendique une idiosyncrasie en marge de tout modèle collectif. Mais lauteur reprend aussi lacception plus courante, voire triviale, de lidiotie, une idiotie vue comme "déraison, immaturité jusquà la folie". Le rire, le burlesque deviennent les ingrédient premiers de lidiotie, avec cette idée que par le rire, la mise en dérision des situations sociales, lartiste fait acte virulent de critique sociale et dintelligence du monde. On ne peut que souscrire à cette analyse : oui, lidiotie en art est le maître concept de la modernité. Et Jean- Yves Jouannais de nous citer les géniaux idiots qui chacun en leur domaine ont contribuer à révolutionner le champ de lesthétique. Dans le cortège des idiots historiques figurent Hugo Ball et ses délires scéniques au Cabaret Voltaire, Duchamp et sa magnifique farce de lUrinoir, et bien avant peut-être, Gustave Flaubert écrivant Bouvard et Pécuchet, sacharnant à fustiger la bêtise bourgeoise, Alfred Jarry aussi, avec son père Ubu, Dostïevski à travers le prince Mychkine, et pourquoi pas le Christ, pour qui seuls les pauvres desprits connaîtront la rédemption. Un auteur aussi sophistiqué que Proust sest hasardé dans les sentiers de lidiotie, lécrivain se plaisant à comparer son bonheur décrire à celui "dune poule venant de pondre un uf et se mettant à chanter à tue-tête". A propos du dElstir, Proust évoque aussi létat dignorance volontaire dans lequel se plonge le peintre, au demeurant doté dune exceptionnelle culture. Autre grands idiots historiques, Beuys et sa fameuse performance de 1974 I like America and America likes Me, où lartiste sest enfermé dans une cage en présence dun coyote pas forcément apprivoisé, Yves klein et son fameux saut dans le vide, "un sot dans le vide" ironise lauteur, et même cette inénarrable performance dOtto Muehl et Günter Brus consistant à jeter dans la rue du quatrième étage une armoire remplie de pots de confiture. Lidiotie est donc la clé de la modernité, mieux encore, une véritable arme de bataille contre les léthargies psychiques, les aveuglements politiques, les dictatures de lesprit. Noublions pas quAlfred Rosenberg, dignitaire nazi, avait à cur de faire passer pour totalement idiots les artistes qui usaient du rire, de la dérision, de la caricature, de "linfamie esthétique", pour tracer un chemin de dissidence et de vérité contre les mensonges de la propagande du Reich. Seulement, voilà, lidiotie est-elle être encore une arme pertinente en 2004? Lacte idiot peut-il encore faire mouche malgré la tradition historique qui le constitue? Nest-il pas par essence un tir à un seul coup, et dés lors quon le réitère dans une forme plus ou moins analogue, ne dégénère-t-il pas en pastiche de lidiotie, en mimétisme servile, en supercherie consistant à parer une navrante banalité esthétique des plumes de lidiotie. Cest, malheureusement, le rébarbatif catalogue dun académisme de lidiotie que nous livre lauteur. De page en page, ce sont les mêmes pitreries, les même bouffonneries, les mêmes gags, les mêmes singeries qui se déclinent. On la compris, lidiotie labellisée comme telle, à grand renfort de sophismes érudits, nest autre que lexpression dun art contemporain qui sépuise. Hier synonyme de modernité, lidiotie est devenue psittacisme à usage commercial. Lidiotie, entendons la fausse bien sûr, lersatz didiotie, appartient pleinement à lair du temps. Les clowneries en tous genres sont devenues un gisement commercial destiné à la distraction des spectateurs regardant "La Ferme" sur TF1 et autres émissions grand-guignolesques. Le règne de largent tente de faire oublier son emprise en sécrétant une culture de la dérision cynique. Tout système de pouvoir, on le sait, utilise des masques. La charité a été pendant plusieurs siècles le mythe référentiel dune religion catholique qui dominait le monde et souvent loppressait. Lidiotie est aujourdhui laliment culturel qui anesthésie les foules pour leur plus grande réjouissance. Culture dessence totalitaire. Pour ce qui est de lart contemporain, lidiotie est devenue la référence faussement subversive dune industrie culturelle nourrie de vidéo-gags et de singeries diverses. En son temps, le philosophe Thierry de Duve dénonçait lexploitation commerciale du ready-made duchampien, estimant que limpératif catégorique de liberté quil induisait sétait mue en déclinaison de formules stéréotypées, destinées à satisfaire les attentes convenues du marché de lart. Même évolution avec lidiotie. Hier esthétique de la singularité, du refus, de "lindéfendable", elle est devenue aujourdhui le label accrédité dun art voué à la surenchère commerciale. Les gags visuels exposées en galeries branchées ou en salle des ventes new-yorkaises incarnent le chic culturel dune intelligentsia fortunée, aimant cyniquement tourner en dérision le système économique et la société à qui elle doit sa richesse. Seulement, cette intelligentsia en veut pour son argent. Lidiotie quelle achète à grand renfort de dollars se doit être labellisée fulgurance métaphysique. Cette alchimie, qui consiste à faire passer lidiotie frelatée pour authentique, ne peut se faire sans le secours de mercenaires de la critique dart qui sacharnent à conférer un label de singularité, voire de dissidence, à ce qui nest quun conformisme du second degré. Pur exercice de style, consistant conférer à la banalité esthétique un label de provocation aux seules fins de générer une plus value financière. Est-ce une coïncidence si nombre duvres décrites comme "idiotes" dans le livre de Jean Yves Jouannais figurent en bonne place dans les ventes dart contemporain de Novembre 2004 à New York? Celles de lartiste John Currin par exemple, dont plusieurs exemplaires sont reproduites en pleine page des catalogues Christies. "La peinture de John Currin, nous dit Jean-Yves Jouannais, se caractérise par une absence criante de toute séduction
Ce qui trouble en premier lieu, cest limpossibilité de saisir ce qui constitue le sujet du tableau". Mais, ajoute un peu plus loin Jean-Yves Jouannais, la pratique du "clichés" (qui caractérise lart de John Currin), constitue une "réaffirmation frondeuse de cette ambiguïté comme qualité de toute démarche "moderne", face à toutes les réactions, qui depuis les années 90, sans scrupules, presque innocemment, appellent à déblayer la dégénérescence de lart contemporain
». Une toile de John Currin "Homemade Pasta", lot 31 la vente Christies de New York, déprimante dennui et de déjà-vu, estimée entre 700 000 et 900 000 dollars vient datteindre le prix record de 847 500 dollars. Sa reproduction couleur dans le catalogue est assortie dun dithyrambe pléthorique (le tableau représente deux homosexuels en train de fabriquer des pâtes dans un banal intérieur de cuisine, voilà de quoi offusquer lAmérique ! sémerveille le commentateur) et dun interview de lartiste fier dénoncer que "la nouveauté de son uvre réside dans son anachronisme". Est-ce encore un hasard si la couverture du catalogue Christies nest autre quune photographie de Maurizio Cattelan, tirée à trois exemplaires, estimée 100000 dollars, (un personnage se roulant par terre en tirant une langue démesurée), celle même et reproduite dans le chapitre introductif du livre de Jean-Yves Jouannais comme uvre emblématique dun "rire qui serait la forme parfaite, la réalisation idéale de la modernité". (2) Est-ce encore une coïncidence si nombre dartistes rangés au panthéon de lidiotie ne sont autre que ceux vendus dans les "evening sales" de Londres ou New York, les Paul MCCarthy, Jeff Koons, Mike Kelley, Martin Kippenberger, au demeurant habiles à pirater la régression infantile de la culture de consommation? Bien sûr, le livre consacre pas mal de pages à des pitres anonymes, qui, de fait, nen paraissent que plus sympathiques, mais bien rares sont ceux qui ne sont pas défendus par une galerie ayant pignon sur rue. Lart contemporain repose sur une économie du spectacle exigeant de lourds investissements - catalogues, foires internationales, salles de vente, cocktails, publicités dans la presse artistique, dîners VIP, frais de voyage et de transport - , lesquels nécessitent dêtre rentabilisés par un volume croissant duvres vendues. Lidiotie (la fausse toujours) a lavantage de pouvoir donner lieu à un inépuisable geyser de productions artistiques : elle nexige aucun talent particulier, peu deffort dimagination, aucune véritable idiotie en somme, mais simplement le cynisme culotté de critiques se glorifiant de défendre des uvres "indéfendables", leur garantissant par ce biais un label de produit financier à forte valeur ajoutée. Si lon en croit le titre de louvrage, issue de conférences données aux États-Unis, lidiotie serait même susceptible dêtre érigée en "méthode". Le commerce de lart contemporain a besoin de serviles thuriféraires, pour échafauder des "méthodes", où lévident spectacle de la bouffonnerie se mue en idiosyncrasie nourrie de "gravité" et de "profondeur spéculative". Cela sappelle une supercherie. (1) Thierry Laurent. Paris New York-La figuration Libre. Ed. Au Même Titre-1999. (2) Notons que les uvres de Maurizio Cattelan viennent denregistrer de nouveaux records de vente. "La Nona Ora», figure du Pape terrassé par un météorite, sest vendue, successivement, 80 000 dollars en septembre 1999, 886 OOO dollars en 2001, 3 millions de dollars en novembre 20O4 chez Philips-De Pury Compagny. Quant au lot n° 34 de la vente Christies de Novembre 2004, "Not afraid of love", un éléphant grandeur nature en polyester, recouvert dun drap blanc, toujours de Maurizio Cattelan, estimé 700 OOO à 9OO OOO dollars a obtenu lenchère de 2,75 millions de dollars. Thierry Laurent © visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé - |
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