Dossier Kafka : Redécouvrir Franz Kafka (1) La Littérature concernant Kafka est aussi immense que dédalique. De Sartre à Blanchot, de Gide à Kundera, de Bataille à Klima, de Nabokov à Magris, sans parler des innombrables études qui lui sont consacré, il a donné lieu à des interprétations sans fin. Avec sa nouvelle biographie, Gérard-Georges Lemaire donne une vision nouvelle de lhomme et de lécrivain. Lécriture comme malédiction ? par Thierry Laurent Kafka, Gérard-Georges Lemaire, «Folio biographie» Gallimard, 6,20 euro Et si lécriture nétait quune descente aux enfers ? Une malédiction? Cest du moins le sentiment qui émane de la récente biographie de Kafka parue sous la plume de Gérard-Georges Lemaire. On connaît de cet auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, dont le très remarqué Kafka et Kubin (Éditions de la Différence), cest dire quil saventure ici en terrain de connaissance. Un constat : la vie de lécrivain pragois, mort à lâge de trente-sept ans de tuberculose, ne fut quune agonie éclair, une défaite contre langoisse, une spirale vers une mort autant consentie que subie. Inapte à la vie ! Le verdict se confirme au fil des jours. Pourtant, dès sa jeunesse, lécrivain tente de faire bonne figure. Face à un père quil admire autant quil redoute, le jeune homme de bonne famille se plie à la discipline quon lui impose. A lécole, il savère un bon sujet, le voilà brillant étudiant à la faculté de droit, et pour couronner le tout, agent apprécié dans les compagnies dassurances. Mais ce nest que le côté façade. Que cache Kafka derrière son habit tiré à quatre épingles et ses beaux yeux clairs ? Le drame dun écrivain qui na pas le temps matériel de se consacrer corps et âme à sa seule passion : lécriture. Il y a donc le Kafka de jour, lemployé modèle, un temps directeur de lusine damiante de son beau-frère, et lautre, le Kafka de nuit, linsomniaque, lobsédé du verbe, qui fréquente les cafés littéraires, approche Brentano, visite lEurope avec son ami Max Brod, et consume ses forces à écrire. Des lettres surtout, des nouvelles aussi, un journal, des récits, dont une partie seulement paraît de son vivant, mais finalement une oeuvre. Ecriture clandestine, et qui plus est douloureuse. Car Kafka exige de lui la perfection, autant dire linaccessible. La certitude de la défaite nourrit son génie. Kafka ne demande-t-il pas trop à la littérature, en lui assignant datteindre une sorte de vérité absolue ? Aussi ne tire-t-il de lacte décrire que déception, confusion, impression de « paralysie mentale ». Le voilà sans cesse rendu à son angoisse, celle même qui cloue au sol les personnages de ces récits, Le Procès, Le Château, Le Disparu. Vivre ou écrire, quelle importance ? Cest le sentiment dinfirmité qui lemporte : « Ma vie au fond consiste et a consisté depuis toujours en tentatives pour écrire, et le plus souvent en tentatives manquées» confesse-t-il. Kafka, lanti-dandy, lanti-Proust, lopposé dun Oscar Wilde qui « met son génie dans la vie, et son talent dans son oeuvre ». Il avoue son incapacité à simmerger dans le jeu mondain. « Je suis asocial jusquà la folie, non seulement pour moi, mais également pour tous ceux que jaime » reconnaît-il .La relation humaine, il ne la vit quà distance, par le truchement des lettres quil adresse à son entourage. Son existence se réduit à une infatigable correspondance. Avec son père, le dialogue ne passe pas. Seule lécriture établit un pont, une écriture qui fait oeuvre: la « Lettre au père ». En amour aussi, Kafka doute de lui. Aussi se complaît-il dans le dénigrement de soi, face à leffroi où le plonge toute hypothèse de liaison : « Tu vois, je suis un homme ridicule ; si tu maimes un peu, cest par pitié, ma part à moi, cest la peur », écrit-il à lune de ses compagnes. Toute tentative amoureuse se réduit à des échanges épistolaires. La crainte de léchec lattire et le repousse. La vie sentimentale de Kafka enchaîne les fiascos. Avec Félice Bauer, puis, Milena Jesenskà, ses deux principales égéries, Kafka ne sépanchera vraiment quau travers dune multitudes de lettres, où il ne cesse de confier son désarroi, son combat face au sentiment dimpuissance; bref, il entretient une distance physique, qui aboutit toujours à la rupture. Culturellement, Kafka hésite entre le cosmopolitisme sans Dieu de la vieille Prague, où se mêlent les peuples, les langues et les cultures, et un judaïsme renaissant : cest la découverte du théâtre yiddish, avec les représentations du café Savoy, qui le conduit à une prise de conscience de lactualité de la cause sioniste. Kafka se passionne pour lhébreu et songe à se rendre en Palestine. Le théâtre yiddish est comme une révélation, une découverte de son identité juive, et linfluence aussi dans lapproche de ses personnages. Kafka va se résoudre finalement à vivre pleinement, mais trop tard. Ses forces se dérobent. Cest lorsque la maladie le guette, que le temps est compté, quil accepte lexpérience du réel. La relation amoureuse quil noue avec la jolie Dora Diamant va sinscrire enfin dans lintimité physique. Ils vivent ensemble à Berlin, ville refuge, loin de Prague, loin de sa famille et du travail. Mais voilà que la vie se mue en agonie. Cest dire que Dora Diamant consacre son temps à le soigner contre un mal diagnostiqué dés ses jeunes années : lhémoptysie, autrement dit la tuberculose. Même si « la maladie physique est un débordement de la maladie spirituelle », les symptômes sont bien présents. Epuisé, Kafka ne peut que renoncer à son travail. Sans revenu, le voilà confronté au dénuement, à lerrance. Ce nest plus contre les astreintes de la vie sociale quil lutte, mais contre la mort. Il séteindra au sanatorium de Klosterneuburg, à Kiesinger, en Autriche dans les bras de ses proches, Max Brod, lami de toujours, et Dora Diamant qui lassistera jusquau dernier souffle. Une vie grise et brève donc, qui se situe dans les interstices du réel. Kafka a élu domicile dans un quotidien que son mal-être a métamorphosé en fable fantastique. Cest là son génie. Comme si lexiguïté de lexistence avait fondé limmensité de loeuvre. Comme si linfime abritait le transcendant. Thierry Laurent © visuelimage.com - reproduction autorisée pour usage strictement privé - |
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