Monographie Au delà du monochrome ou, Le monochrome a-t-il une âme ? par Gérard-Georges Lemaire Giampero Podestá a-t-il créé un au-delà du monochrome ? Peut-on en toute décence forcer les portes de lexpérience visuelle après toutes ces tentatives faites pour atteindre les confins de lexpression plastique ? Le siècle passé a été le siècle de la tentation du monochrome : De Malevitch et de Rodtchenko à Jean Degottex et à Pierre Soulages, de Frank Stella à Ad Reinhardt, dAlberto Burri à Aurélie Nemours, en passant par Yves Klein, Lucio Fontana et, plus récemment, par Gianni Burattoni, toutes les phases cruciales de lhistoire de lart abstrait abordent ce problème et sefforcent de lui apporter une réponse. Cest toujours la hantise du « dernier tableau » qui sous-tend cette réflexion se plaçant en délicat porte-à-faux et donc en se mettant en danger sur la ligne de frontière entre le sens et le non-sens. Une tension particulièrement forte sest exercée entre le noir et le blanc parce quils sont parfois réputés des « non couleurs » et, en tout cas, de synthèse pour lun et de néantisation pour lautre de toutes les couleurs du spectre en définitive deux modes dabsorption complète. Cette obsession ne touche pas exclusivement les peintres abstraits : Francis Picabia, Georges Braque, Henri Matisse, André Derain en ont parfois subi la fascination. La conjonction de la couleur pure et de lartifice matériel du tableau est la plupart du temps au coeur de lenquête de ces artistes. Cest ce qui motive Klein quand il conçoit ses monochromes au milieu des années 50 (noirs, or, bleus, rouges, jaunes, verts ). Ce dernier a imaginé que ses monochromes bleus étaient simultanément le même et lautre un véritable paradoxe. Voici comment il la envisagé : il a fait une exposition de tableaux tous de la même dimension et tous également recouverts de son bleu klein breveté ; plus tard, il a demandé aux collectionneurs qui les avaient acquis de reconnaître loeuvre qui leur appartenait ce quils ont pu faire sans difficulté. Démonstration était faite que ces créations uniformes possédaient leur identité propre. Mais bien dautres questions sont examinées au fil de ces décennies. Et au terme de cette exploration à grande échelle, à force daudace et de radicalité, tout laissait croire quon avait atteint les limites dun territoire théorique. Pouvait-on en effet aller outre le noir-lumière de Soulages et le noir-miroir de Burattoni ? Une nouvelle génération na pas tardé à prouver le contraire. Giampiero Podestà en fait partie. Comment a-t-il voulu se réapproprier une problématique désormais aussi épineuse et presque aporétique ? Tout bonnement en détournant la logique des spéculations qui se sont stratifiées, puis en lui associant deux ou plusieurs autres éléments spécifiques à la pensée de labstraction. Enfin, en en tirant les conséquences. Lesquelles sont parfois surprenantes et contradictoires. Cest ainsi quil reprend et détourne le principes des plus célèbres des Concepts spatiaux de Fontana. Au lieu de lacérer la toile avec une lame de rasoir, il trace les stries à laide de pliure du matériau. En sorte quelles sont en relief alors que celle de Fontana sinscrivent en creux. La série doeuvres de la même dimension et de couleurs différentes intitulée Dsa Violet (2001) illustre à la perfection ce propos. Ces variations sur un thème unique proposent des écarts significatifs dune proposition à la suivante : la toile reste fendue, le monochrome est par conséquent profondément altéré comme il la été chez Fontana, mais la relation quon entretient avec loeuvre est modifiée de manière profonde. Elle est dabord dépourvue du caractère dramatique que lui a insufflé lauteur du Manifeste blanc (encore et toujours le rêve du dernier tableau, de la peinture sans peinture, de la faille irréversible dans lunité de lobjet esthétique ). Elle rétablit la troisième dimension que nie avec force le monochrome - tel quil a été utilisé jusque là - tout en remettant à lordre du jour une forme de figuration. Cest sans aucun doute ce qui apparaît de la manière la plus curieuse de ces compositions que lauteur a appelées Vagins, comme sil avait voulu insister sur cette connotation figurative. Les pliures de la toiles évoquent en effet lorgane sexuel féminin, mais épuré et quasiment représenté dans un registre symbolique. Que Podestá ait souhaité alors rendre hommage à LOrigine du monde de Gustave Courbet ou quil ait eu en tête de proposer sa propre Origine du monde grâce à son langage abstrait reste à débattre. Seul compte à ses yeux lalliance dune couleur unique, impérieuse, souveraine et lémergence dune instance figurale par le seul jeu de la manipulation matérielle de sa surface. Il est certain que lartiste a utilisé plusieurs citations explicites pour construire ses ouvrages. Le minimalisme de Donald Judd par exemple : Ground Zero Project Blue Red (2001) en est la démonstration comme quelques autres ensembles muraux. Lanalogie est évidente. Mais le distinguo introduit est plus évident. Là où lartiste américain prend appui sur la production mécanique de ses oeuvres, sans sa propre intervention physique, donc sans le « métier » (loeuvre est de facto cosa mentale - une préméditation) lartiste italien affirme la manualité, même si, en soi, elle nest pas expressive : cest la beauté du pigment, la grâce du plissé à la fois simple et savant du tissu peint, lharmonie forcée du tout qui priment. Cela signifie que citer ne signifie pas à ses yeux effectuer une opération strictement conceptuelle ou critique : cest un détournement pur et simple de travaux antérieurs, qui demeurent malgré tout les fondements de sa réflexion, mais avec une certaine distance, beaucoup de liberté et avec une résonance joueuse et ironique. Si la monochromie a imposé un jugement univoque, Podestà revendique léquivoque. Dans une telle optique, loeuvre devient ici le premier tableau. Certaines de ses compositions procurent le sentiment de nous montrer un rideau de scène, surtout celles peintes en rouge, telle Form Red (2002) : la peinture, lieu par excellence de lartifice, est de nouveau théâtralisée. On pourrait même la qualifier de théâtre spéculaire. Ce rideau ne souvre pas. Il ne souvrira jamais. Il fait valoir que la peinture est essentiellement la représentation offerte à notre regard, à notre imagination non seulement de formes, mais aussi dun univers dont elle raconte un fragment dhistoire. Cest la peinture qui se donne en spectacle. Quon me comprenne bien : je ne parle pas dun narcissisme exacerbé de lart en train de se réaliser, ni encore dun ultime renversement de la pyramide esthétique de Hegel. Elle affirme avec assurance et une relative jubilation ses prérogatives anciennes et surtout ses prérogatives modernes, parmi lesquelles celle douvrir un champ visuel, qui se dédouble aussitôt : on distingue en effet celui qui est à la mesure de la vision et celui que la construction du dispositif plastique suggère. Cest dans la dynamique du concret et du suggéré que réside la force de ces toiles. Telle duplicité ne fait dailleurs quenrichir les interprétations quon peut extrapoler de la contemplation de ces oeuvres : limage du sexe féminin, celui du théâtre dont on espère lavènement après quon ait frappé les trois coups, nest-ce pas toujours la métaphore dun art quil faut pénétrer avant de sen pénétrer ? Giampiero Podestá a cette faculté rare, précieuse, de rester fidèle aux grands principes dune recherche rigoureuse, sinon austère, alors quil y insinue des clauses moins sérieuses ou, quoiquil en soit, beaucoup plus subjectives. Il sest contenté dinsinuer le soupçon subtil et insidieux qui suggère que lart pictural peut et doit mettre en cause lorgane de la vue, mais aussi les autres sens (le toucher est sans doute le plus prégnant après la vue car les surfaces quil a cogitées appellent le frôlement de la main et, plus généralement, lexpérience tactile). Mais il y a dans la matière quil emploie une telle générosité quelle pourrait provoquer le péché de gourmandise). Et ces constructions de lesprit devenues tangibles ne sont pas muettes. Elles évoquent des élans luxurieux et des rêveries souterraines, elles parlent à linconscient autant quelles touchent la conscience de lamateur. Quand lartiste suspend aux murs ses grosses pelotes dune laine métaphysique chacune trempée dans le bain dune teinture éclatante, que veut-il nous dire à loreille ? Que sa peinture est un noeud gordien ? Quelle est lécheveau des terribles Parques qui tissent, tirent et coupent le fil de lexistence des hommes? Que lart est un acte amoureux qui transiterait par le chas de la rétine par lintermédiaire de médiums colorés ? Que Platon avait tort et que la fiction de lart est plus fort que la philosophie ? Ce qui ne serait pas si absurde que ça puisque la philosophie, au sein plein du terme est morte, alors que lart, en dépit de tout ce quon a pu affirmer, est encore vivant et que la peinture, sa fille perdue, au terme dune énième métamorphose, à toujours le loisir de défier ses contempteurs Gérard-Georges Lemaire
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